Comprendre le déracinement : avec Charlotte Beradt

L’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova livre le deuxième volet de sa « petite bibliothèque de l’antifascisme » pour nous parler du sort des « déracinés ». Non seulement des émigrés, mais aussi de ceux qui restent dans leur patrie envahie par le Mal — qu’il s’agisse de l’Allemagne hitlérienne ou de la Russie poutinienne — sans adhérer aux thèses dominantes.

Aujourd’hui, parmi les citoyens russes qui parlent et écrivent publiquement, il y a deux catégories : ceux qui ont quitté la Russie et ceux qui y sont restés. Leurs itinéraires individuels peuvent être divers et variés, mais un thème constant émerge de leurs discours, non seulement chez ceux qui sont restés mais aussi chez ceux qui sont partis (notamment par peur de la mobilisation et qui se sentent coupables vis-à-vis de ceux qui sont restés). Chez les uns comme chez les autres, le mot-clé est déracinement. On entend souvent : « les Russes ne peuvent vivre qu’en Russie », « partir c’est trahir », « être russe, c’est souffrir avec son peuple ». Le fait que ceux qui sont partis sont vus par ceux qui sont restés comme des traîtres n’est pas étonnant. La figure de l’émigré a été progressivement transformée par la propagande du régime actuel en l’une des sous-espèces du bouc émissaire. Les historiens de service se sont largement employés à, sinon blâmer les émigrés de toutes les vagues, du moins décrire leur malheur, leurs souffrances là-bas, dans ces pays lointains. Ils seraient mal accueillis par l’Occident riche et froid, hypocrite et hautain, et dont l’esprit bourgeois est incompatible avec l’âme russe. Et en effet ! Même la phrase la plus courante prononcée par les uns et les autres, par ceux qui sont partis et par ceux qui sont restés — Ia tam nikomu ne noujen — ne se traduit pas facilement en français : « Là-bas, je ne suis d’aucune utilité », « Là-bas, personne n’a besoin de moi ». En fait, il ne s’agit pas du désir de ces gens de servir ou d’aider les gens, d’être utile (noujen) dans leurs pays d’accueil, ce n’est pas cette utilité dont ils seraient privés. Il s’agit plutôt de l’absence d’intérêt de la part des gens dans ces pays pour les nouveaux venus. En fait, la phrase Ia tam nikomu ne noujen devrait être traduite ainsi : « Personne ne s’y intéresse à moi. » Cette absence d’intérêt, aussi bien positif que négatif (surveillance, punition, et même emprisonnement sont ressentis parfois comme des formes d’intérêt), est vécue souvent par ceux qui s’échappent des régimes totalitaires comme une forme d’oubli et d’abandon. D’où, au bout d’un moment, le retour à la maison d’un grand nombre de ceux qui sont partis surtout au début de la guerre, même de ceux qui, à la maison, ont été persécutés et risquent de l’être à nouveau. « Là-bas, je n’avais pas de place », disent-ils de leur brève expérience d’exilés. Telle Kachtanka, cette pauvre chienne de la nouvelle de Tchékhov, qui revient chez son maître qui la torture, ils rentrent chez eux, dans leur patrie, quitte à nourrir avec leur compétence, travail ou silence la machine totalitaire meurtrière. C’est toujours mieux que d’être déraciné. « Là-bas, personne ne parle aucune langue (c’est-à-dire le russe). » « Là-bas, personne ne connaît notre grand écrivain Bounine » (qui a par ailleurs écrit ses plus belles œuvres en France). « Là-bas, personne ne m’aime, ne me hait, ne me surveille, ne me dit pas ce que je dois faire, dire et penser. »

Des bibliothèques entières sont écrites à ce sujet : le déracinement. On le pense souvent sur un mode nostalgique, mélancolique, et pourtant c’est l’un des fondements de tous les nationalismes. Ce concept a fait rage au XXe siècle, au sein des dictatures (fascisme, nazisme et communisme compris), héritières des nationalismes italiens, allemands et russes du XIXe siècle. « L’homme ne peut s’épanouir qu’enraciné dans son sol. L’artiste déraciné ne peut produire rien de valable. » C’est un vieux mantra, une vieille chanson. À l’époque stalinienne en Russie, cela s’appelait bezrodnyïé kosmopolity : « les cosmopolites bâtards ». Tant de gens, penseurs et artistes exilés, ont prouvé le contraire : certains pratiquement, par leur vie et leur œuvre, d’autres théoriquement, dans leurs écrits. L’un des plus convaincants de ces textes est dû à Charlotte Beradt et s’intitule Rêver sous le IIIe Reich1. Il est paru en première édition en allemand en 1966, a été traduit en anglais en 1968 et en français seulement en 2002. La traduction russe de ce livre n’existe pas.

Écrit par une exilée, ce livre est une réponse à l’état d’exilé. Beradt est née le 7 décembre 1901 et morte en 1986 ; en 2021 nous avons fêté son 120e anniversaire. Issue d’une famille juive aisée, elle a grandi à Berlin, où, épouse d’abord de l’écrivain et journaliste Heinz Pol, elle a travaillé comme éditrice, traductrice de l’anglais, photographe et journaliste (notamment pour le journal Weltbühne). En 1938, elle a épousé l’avocat et écrivain Martin Beradt, de vingt ans son aîné et dont elle était depuis longtemps secrétaire littéraire. Avec lui, elle a quitté l’Allemagne en 1939. Ils sont passés par Londres et se sont finalement installés à New York, où Charlotte, pour que sa famille puisse survivre, a ouvert un salon de coiffure dans leur appartement. Bella Chagall était l’une de ses clientes. Hannah Arendt est devenue l’une de ses amies les plus proches. Charlotte deviendra plus tard sa traductrice et son exécutrice testamentaire2. En 1949, Martin Beradt décède ; elle s’occupe de ses archives et manuscrits inédits, comme elle s’occupe des archives de quelques autres écrivains allemands en exil. D’après de nombreux témoignages, elle ne parle jamais d’elle-même et ne se plaint pas de sa vie d’émigrée. Au début des années 1960, les réparations allemandes arrivent, enfin. Elle peut souffler, fermer son salon de coiffure et travailler à nouveau comme journaliste à la radio. Elle traduit et publie alors Rosa Luxemburg et Paul Levi (en repensant avec eux son rêve communiste et en lui faisant ses adieux). En 1966, elle publie, enfin, le livre qui la rendrait célèbre, cet étonnant livre de songes, si moderne et si ancien en même temps.

À partir de 1933, Charlotte, en membre de la bohème berlinoise rompue à la psychanalyse (en 1933, les livres de Freud sont brûlés par les nazis), met par écrit les rêves des gens qu’elle fréquente, des gens de tout état et profession, qui subissent la pression du régime hitlérien. Son onirothèque compte environ 300 rêves. Elle les cache dans des livres, chez des amis. Elle les envoie à toutes sortes d’adresses, on les lui renvoie en exil. Tant bien que mal, elle les récupère à New York et publie d’abord une petite portion dans le journal Free World. Au début des années 1960, l’écrivain antifasciste exilé en Suisse Karl Otten en prend connaissance ; c’est sur son conseil qu’elle est invitée, en 1963, à produire une émission, « Rêves de Terreur », à la radio ouest-allemande. Trois ans plus tard, le livre paraît et fait date. Son ton est étonnant : confiant, léger et prodigieusement intelligent.

Le livre s’ouvre par ce récit personnel : Charlotte Beradt raconte comment l’idée de collecter les rêves lui est venue. Tout commence par ce rêve que lui raconte un homme d’affaire de gauche ; il le fait le troisième jour après la prise du pouvoir par Hitler. Dans ce rêve, cet homme de grande envergure et dignité est brisé, écrit Charlotte, tout en restant intact physiquement. Tout y est déjà, tous les attributs d’une torture et d’une défaite morale, bien plus profonde que la souffrance physique. L’homme rêve que Goebbels visite son usine. Devant lui et devant tous ses employés, notre homme doit produire un salut hitlérien. Il n’y arrive pas. Il le fait quand même, très lentement, millimètre par millimètre. Tout le monde le regarde et attend. Quand, enfin, son bras est malgré tout levé, Goebbels se tourne vers lui et prononce ces cinq mots : « Votre salut, je le refuse ! »

De quoi parle ce rêve, se demande Charlotte Beradt ? Et elle répond sur le champ : ce rêve parle du déracinement. Mais de quel déracinement ? De ce déracinement qui découle de l’humiliation que l’homme subit dans son rêve. Car cette humiliation le déracine de sa vie, de ses valeurs, de son entourage, c’est-à-dire de lui-même, de sa propre identité. L’homme devient étranger à lui-même. C’est cette aliénation de sa propre personne, c’est ce déracinement de soi-même qui est la chose la plus grave que l’on puisse faire subir à quelqu’un. C’est l’affront le plus violent que l’on peut infliger à un être humain. La personne déracinée de soi-même ne sait plus qui elle est, comment elle est ; il n’y a plus rien de ferme en elle, il n’y a plus sur quoi s’appuyer. Elle ne tient pas debout, elle change d’avis, d’opinion, de désir toutes les secondes. Elle ne fait confiance ni à elle-même ni aux autres. Elle ne peut rien construire, rien créer. Il n’y a en elle aucune continuité. On peut faire d’elle n’importe quoi. Lui faire faire n’importe quoi. On comprend maintenant, qu’à côté de cela, le déracinement du sol natal n’est qu’une blague. On comprend pourquoi Charlotte Beradt ne s’est jamais plainte de sa vie d’exilée.

Extrêmement consciente de la valeur de sa source, en historienne du temps présent avant la lettre, Charlotte Beradt livre ensuite sa collection de rêves-témoignages à propos du déracinement de soi. Le lecteur russe reconnaîtra ces situations non pas tant dans des rêves, mais en réalité. Ce rêve, par exemple, à propos des murs transparents ou à propos des mots interdits, à propos des pensées interdites qui se font néanmoins connaître par l’action d’une machine électrique. Cet autre rêve à propos des métiers interdits. Et cet autre encore à propos de l’interdiction de dire qu’on est triste. Ce rêve dans lequel l’homme se rend lui-même ridicule.

Les rêves à propos des gens qui se rendent eux-mêmes risibles ou se dénoncent eux-mêmes sont parmi les plus pénibles. Ils font mesurer le poids insupportable du désaccord avec la majorité, avec le sol natal. Cet empressement que manifestent les rêveurs d’accepter en rêve ce qu’ils refusent encore à penser, à dire ou à faire dans la réalité. Ce médecin, par exemple, qui continue en état de veille à résister mais qui, dans son rêve, se voit déjà employé comme médecin dans un camp de concentration. Tous ces rêves, aussi variés soient-ils, obéissent à un seul et même paradigme : sous la torture morale, dans l’atmosphère de mensonge, de violence et d’arbitraire, disparaît la confiance de l’homme en soi ; l’homme se déracine de soi, devient le contraire de soi, se montre détestable pour soi. Lisez le livre de Charlotte Beradt : vous y reconnaîtrez tant de situations.

Aujourd’hui, Daria Serenko, poète et artiste-actionniste née en 1993, auteure du projet « Résistance féministe contre la guerre3 », elle-même en exil, s’inspire de Charlotte Beradt. Elle collectionne les rêves des gens à propos de Poutine4 qu’elle publie régulièrement. Dans l’un de ces rêves, Poutine apparaît sous forme d’un gâteau à la crème. On lui coupe la tête avec un couteau, mais il ne meurt pas. Ces images de rêves se répètent — Poutine sans corps, Poutine sous forme d’une seule tête, ainsi que son immortalité. Elles font penser bien sûr aux contes russes, ceux à propos de Kochtcheï Bessmertnyï (le Squelette Immortel). Face à cette incarnation de la Mort, le rêveur russe actuel reste interdit, flou, plutôt passif. Face à cette mort à la crème, il est comme un enfant, mécontent qu’on lui gâche la fête.

medvedkova

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.

Notes

  1. Charlotte Beradt, Das Dritte Reich des Traums (1966) ; The Third Reich of Dreams (1968) ; Rêver sous le IIIe Reich, traduit de l’allemand par Pierre Saint-Germain, Payot, 2002.
  2. Dans le film Hannah Arendt (2012) de Margarethe von Trotta, le rôle de Charlotte Beradt est joué par Victoria Trauttmansdorff.
  3. Feminist Resistance Against War : Фемини́стское антивое́нное сопротивле́ние (ФАС), https://doxajournal.ru/femagainstwar
  4. L’un des exemples plus proches (cités en relation avec le projet de D. Serenko) est l’ouvrage d’Irine Paperno Stories of the Soviet Experience: Memoirs, Diaries, Dreams, Ithaca, N.Y.: Cornell University Press, 2009 (existe en traduction russe).

Abonnez-vous pour recevoir notre prochaine édition

Deux fois par mois, recevez nos décryptages de l'actualité.