Parler du mensonge, avec Václav Havel

L’historienne de l’art et Ă©crivaine Olga Medvedkova livre ici le septième volet de sa « petite bibliothèque de l’antifascisme Â», une sĂ©rie qui aide Ă  comprendre l’actualitĂ© russe et ukrainienne grâce aux enseignements du passĂ©. Dans ce texte, elle nous montre, en relisant Václav Havel, qu’au fondement de toute sociĂ©tĂ© totalitaire se trouve le mensonge.

Le 23 juin 2016, les spectateurs de la chaĂ®ne russe indĂ©pendante Dojd ont assistĂ© Ă  un dĂ©bat entre AlexeĂŻ Navalny et Vladimir Pozner. Ce dernier Ă©tait Ă  l’époque l’un des journalistes les plus importants et cĂ©lèbres de la tĂ©lĂ©vision russe officielle. Le dĂ©bat portait sur le mensonge par le biais du non-dit. Navalny accusait Pozner de ne pas dire la vĂ©ritĂ©, c’est-Ă -dire de ne pas dire toute la vĂ©ritĂ© ; de passer sous silence la vĂ©ritĂ© jugĂ©e inconvenante. Pozner se dĂ©fendait comme un maĂ®tre ès mensonges et manipulations. Ce personnage aussi brillant qu’ambigu naquit Ă  Paris en 1934 dans la famille d’un Ă©migrĂ© russe et d’une Française, il Ă©tudia aux États-Unis avant que sa famille ne rentre en URSS en 1952, son père ayant au prĂ©alable rendu des services obscurs Ă  ce pays. L’histoire de sa famille et de sa propre vie est digne d’un roman d’espionnage. Je me souviens de son apparition Ă  la tĂ©lĂ©vision russo-amĂ©ricaine au dĂ©but de la PerestroĂŻka : il tranchait nettement avec le commun des mortels soviĂ©tiques par son allure de playboy Ă©clairĂ©. Je l’ai rencontrĂ© plus tard Ă  Paris et j’ai Ă©tĂ© frappĂ©e par son Ă©lĂ©gance, son Ă©ducation, sa culture internationale et son intelligence. Ă€ partir des annĂ©es 2000, il est devenu l’un des propagandistes « doux Â», par omission, du rĂ©gime poutinien. Navalny de quarante-deux ans son cadet, demandait donc Ă  Pozner pourquoi il mentait. Voici une transcription approximative de quelques-uns de leurs Ă©changes :

AN : Vous ĂŞtes un homme respectĂ©, vous ĂŞtes un maillon important de ce système… Vladimir Vladimirovitch [Pozner], il faut que vous abandonniez ce système, il faut sortir de ce rĂ©gime de censure et de mensonge, vous ne devez pas en faire partie !

VP : Je vais continuer Ă  faire mon travail, malgrĂ© les restrictions, jusqu’au dernier moment. HĂ©las, certaines choses ne peuvent pas ĂŞtre faites, car c’est ainsi (tak obstoĂŻt delo) et pas seulement en Russie, je l’ai vĂ©cu hĂ©las ailleurs. On est conduit, partout, Ă  travailler comme on peut (prikhoditsa rabotat tak kak mojno).

AN : Il y a donc une liste des gens que vous ne pouvez pas inviter dans votre Ă©mission ?

VP : Non, ce n’est pas une liste. Mais si je vous invite, par exemple, on me dira non.

AN : En Russie, pourtant, il y a une loi qui interdit toute censure.

VP : Ce n’est pas de la censure qu’il s’agit. J’ai connu l’époque soviĂ©tique, lĂ  c’était une vraie censure. Aujourd’hui ce n’est pas cela, c’est Ă  chaque fois une dĂ©cision personnelle qui s’explique par toutes sortes de raisons. Ce n’est pas une vraie censure. C’est la restriction. Je suis attentif aux mots.

AN : Vous ĂŞtes un professionnel de niveau international, mais il me semble que cela ne vous empĂŞche pas de mentir, que c’est mĂŞme votre intention de mentir.

VP : Oui, je m’adapte, je fais des compromis, c’est ce qui me permet de faire bien d’autres choses. Car telle est la situation en Russie.

AN : Qu’est-ce que la « situation Â» ? Ce sont les gens qui l’acceptent, n’est-ce pas ?

VP : Nous vivons dans un pays oĂą ce genre de choses arrive tout le temps.

AN : Ce pays se compose de nous !

Il me semble que, lors de cette discussion qui a eu lieu il y a plus de six ans, bien des choses ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dites. Le modèle du mensonge a Ă©tĂ© formulĂ© par Pozner : bien qu’exprimĂ© avec talent et enveloppĂ© de couches verbales abondantes, ce modèle se lit facilement. Il se fonde sur ce que les psychologues nomment le double bind (la double contrainte). Ce procĂ©dĂ© soumet le rĂ©cepteur Ă  deux pressions ou conditions contradictoires, dans le but de le manipuler. C’est exactement ce que fait Pozner. Son premier Ă©noncĂ© est : le mensonge est partout (pas seulement en Russie), c’est pourquoi il faut l’accepter. Et le deuxième: la Russie n’est pas un pays comme les autres, le mensonge y est partout, il faut donc l’accepter pour pouvoir travailler ou, plus exactement, « faire au moins quelque chose Â». Cette dernière proposition est un grand classique du conformisme.

Depuis 2016, l’annĂ©e oĂą ce dĂ©bat a eu lieu, ce « pays qui est ainsi Â», malgrĂ© tous les efforts de gens comme Navalny, a plongĂ© dans le mensonge et la censure Ă  un niveau qui dĂ©passe mĂŞme le mensonge et la censure de l’époque brejnĂ©vienne et se rapproche du mensonge total de l’époque stalinienne. On met en prison des enfants qui ont dit ou dessinĂ© quelque chose de vaguement libre. On juge « terroristes Â» tous ceux qui ne veulent pas aller tuer ou mourir dans cette guerre paranoĂŻaque que mène Poutine. Au mĂŞme moment, le nombre de slogans-mantras comportant le mot « vĂ©ritĂ© Â» augmente proportionnellement. « La vĂ©ritĂ© est de notre cĂ´tĂ©, or la vĂ©ritĂ© est une force Â», proclame Poutine. « La force est dans la vĂ©ritĂ©, or la vĂ©ritĂ© est Ă  nous Â», expliquent les panneaux d’affichage apparus dans les rues de Moscou le 23 fĂ©vrier de cette annĂ©e, le surlendemain du « grand discours Â» de Poutine dĂ©diĂ© Ă  l’anniversaire de cette guerre. Un autre panneau avertit : « Les frontières de la Russie ne s’arrĂŞtent nulle part Â». Le mensonge aime le mot « vĂ©ritĂ© Â» (pravda) ; il aime les constructions alambiquĂ©es ayant comme sujet des notions abstraites.

Le journaliste Vladimir Pozner lors d’un débat télévisé, le 23 juin 2016.
Le journaliste Vladimir Pozner lors d’un débat télévisé, le 23 juin 2016. // Dojd, capture d’écran

Sur ce fond, nombre de gens vous expliquent que, contrairement à l’époque soviétique, la Russie d’aujourd’hui n’a pas d’idéologie. Que ce mensonge dans lequel les Russes vivent n’en est pas une. Que, pour idéologiser, il en faut plus que cela, qu’il faut une idée quelconque.

Pour leur rĂ©pondre, il me semble utile de relire Václav Havel, cet expert incontestable en matière de totalitarismes. Il s’agit de son texte intitulĂ© Le Pouvoir des sans-pouvoir. Havel y rappelle que le cĹ“ur de tout rĂ©gime totalitaire est composĂ© de mensonges. Qu’il n’y a pas besoin d’autre idĂ©e : le mensonge suffit absolument. Voici ce qu’il est urgent de comprendre. Que c’est par ce mensonge omniprĂ©sent, par cette implication de chacun dans le mensonge, par cette participation au mensonge que la sociĂ©tĂ© russe a Ă©tĂ© et est toujours soudĂ©e. Ă€ l’époque soviĂ©tique c’était ce marchand de lĂ©gumes qui, dans sa boutique, entre les oignons et les carottes, accrochait le slogan « ProlĂ©taires de tous les pays, unissez-vous ! Â». Que signifiait ce geste ? demande Václav Havel. Quel est le sens de ce slogan, entre carottes et oignons ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce vrai que notre marchand de lĂ©gumes a Ă©tĂ© soudainement saisi par l’idĂ©e de la rĂ©unification des prolĂ©taires, et si fortement saisi qu’il n’a pas pu rĂ©sister, dans un endroit aussi inadaptĂ© et absurde, et en a informĂ© ses clients ? Non. Cela est peu vraisemblable. Il est davantage probable que ce geste est un mensonge. Notre marchand de lĂ©gumes l’a sans doute fait machinalement parce qu’il le fait depuis longtemps, « parce qu’il faut le faire si on veut rĂ©ussir dans la vie Â» ; que c’est une de ces « petites choses Â» qui lui garantissent une vie relativement tranquille « en harmonie avec la sociĂ©tĂ© Â». En harmonie avec « ce pays qui est comme ça Â». Une sociĂ©tĂ© totalitaire est basĂ©e sur ce consensus. Sur ce mensonge total qui concerne la personne dans son rapport au monde. Par ce mensonge-lĂ , la sociĂ©tĂ© est cadrĂ©e, par ce mensonge elle devient système. Car ce mensonge exige que les gens s’y conforment, il appelle le conformisme, comme partie intĂ©grante. Toute parole qui tombe dedans peut signifier ce qu’elle signifie, mais aussi son contraire. C’est cela, la base des rĂ©gimes totalitaires. C’est ainsi bâtis qu’ils se montrent durables. Car une fois ce système fondĂ©, il est très difficile, voire impossible, d’y changer quoi que ce soit. Ce système avale le changement, se restructure et se rĂ©tablit. Les sociologues, les psychologues le savent.

Après 1991, ce simple fait, nous avons commencĂ© Ă  l’oublier : que le totalitarisme repose sur le mensonge dont certains sont producteurs et d’autres consommateurs ; sur le mensonge auquel, finalement, tout le monde adhère afin de pouvoir « faire certaines choses Â». Le rĂ©gime soviĂ©tique, comme le rĂ©gime de l’Allemagne nazie et d’autres rĂ©gimes fascistes du XXe siècle, reposait sur le mensonge. Nombre de gens n’y croyaient pas, mais ils s’y adaptaient. Dire que cela n’affectait pas les gens, que les gens qui ont vĂ©cu sous ces rĂ©gimes « n’y croyaient pas Â», que tout n’était pas si effrayant et pouvait mĂŞme ĂŞtre bon, que chez soi, dans sa cuisine, on Ă©tait libre, signifie maintenir ce mĂŞme mensonge. C’est ce qu’ont fait et font toujours de nombreux intellectuels russes, et pas seulement russes. Beaucoup d’entre eux sont considĂ©rĂ©s comme les garants moraux de la jeunesse. C’est ce que font aussi les jeunes Russes — pas tous, certes, mais ils sont quand mĂŞme nombreux et souvent pas idiots — pris d’une sorte de nostalgie fantasque pour ce qu’ils n’ont jamais vĂ©cu.

Le premier acte de rĂ©sistance, Ă©crit Havel, l’acte qui donne la force Ă  ceux qui n’en ont pas est la dĂ©cision de vivre selon la vĂ©ritĂ©. Une telle dĂ©cision rend la personne Ă  elle-mĂŞme (c’est-Ă -dire que cette dĂ©cision a une signification existentielle). Qui plus est, cette dĂ©cision est contagieuse. Dans le contexte du mensonge total, vivre selon la vĂ©ritĂ© devient non seulement une force, mais une force politique. Dans un système totalitaire, poursuit Havel, la vĂ©ritĂ© joue un rĂ´le particulier : c’est un facteur politique, facteur de force et de pouvoir. La vĂ©ritĂ© soumise Ă  la pression devient une force de rĂ©sistance Ă  la terreur, c’est-Ă -dire Ă  l’arbitraire, Ă  la violence.

C’est prĂ©cisĂ©ment cette attitude, cette intention, celle de « vivre selon la vĂ©ritĂ© Â» qu’incarnent AlexeĂŻ Navalny et les gens de son Ă©quipe, tels que Maria Pevtchikh (nĂ©e en 1987). Depuis quelque temps, je regarde sur YouTube ses enquĂŞtes et j’admire cette jeune femme, politologue et Ă©conomiste brillamment Ă©duquĂ©e. Elle tĂ©moigne d’une urgente et consciente dĂ©cision : vivre selon la vĂ©ritĂ©. Tout un chacun peut les visionner et je vous invite Ă  le faire car, Ă  la diffĂ©rence de la plupart des films et reportages russes en ligne, celles-ci sont toujours sous-titrĂ©es.

Voici son enquĂŞte Ă  propos de l’ex-femme de Poutine, Lioudmila, comment et combien Poutine l’a recompensĂ©e de son silence après leur divorse ; cette autre Ă  propos de la maĂ®tresse de Poutine et mère de ses enfants, la gymnaste Alina Kabaeva qui vit comme une tsarine avec ses sĹ“urs et ses copines, ou encore celle-lĂ , Ă  propos de la vie dĂ©lirante des Ă©lites poutiniennes, de leurs festivitĂ©s en pleine guerre. Vous pouvez, sans hĂ©siter, visionner toutes les enquĂŞtes du site Navalny.ru. MalgrĂ© la fausse proximitĂ©, toute apparente, avec la presse Ă  scandale, ces enquĂŞtes solides et fondĂ©es Ă  propos des biens volĂ©s, de la corruption et du mode de vie des occupants actuels du Kremlin et de ses alentours, vous apprendront la toute simple vĂ©ritĂ© : il n’y a pas chez eux de considĂ©ration morale, mĂŞme fausse, il n’y a la moindre idĂ©e politique ou spirituelle, mĂŞme la plus absurde. Non, ne les idĂ©alisons pas, ne les romantisons pas, nous explique calmement Maria Pevtchikh. Les gens du Kremplin ne sont pas des « mages Â». Ce ne sont pas leurs idĂ©es, mais le vol et la corruption la plus crasse, accompagnĂ©s, certes, de goĂ»ts douteux (leurs sièges d’aisance en or), qui tiennent ces gens ensemble. C’est l’absolu mensonge qu’ils servent Ă  leur peuple afin de le tenir en esclavage. Et c’est le conformisme qu’ils exigent des Ă©lites culturelles qui se trouvent en servile dĂ©pendance de leurs « largesses Â» pots-de-vin : on paye bien, de mieux en mieux, ces journalistes, ces propagandistes, ces artistes, ces enseignants qui sont si utiles. Car plus les gens meurent inutilement, plus ils s’enfoncent dans la misère, et plus grand est le besoin de leur mentir.

Le mensonge règne en maĂ®tre en Russie. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Je dirais plutĂ´t qu’elle est mauvaise. Car les idĂ©es peuvent changer, mais le rĂ©gime du mensonge qui entoure et protège une mafia risque de durer jusqu’à ce que cette mafia elle-mĂŞme tombe. Qui plus est, le mensonge Ă  propos de la guerre se rĂ©vèle d’une belle efficacitĂ©. Mentir Ă  propos de l’ennemi, Ă  propos de la victoire, Ă  propos des morts — il n’y a pas mieux. C’est ce mensonge au goĂ»t du sang sur les lèvres qui — mieux que toute idĂ©e, que toute politique, que toute religion — fait durer ce pouvoir criminel et diffère son châtiment.

medvedkova

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.

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