Repenser l’histoire de l’art pour dépasser les stéréotypes russocentriques, c’est un autre combat important que mènent les Ukrainiens en Occident pendant que l’agresseur saccage leur patrimoine et cherche à détruire leur identité nationale. L’appropriation de l’héritage culturel ukrainien par l’empire russe est un sujet brûlant qui suscite beaucoup d’émotions. Les auteurs d’un ouvrage, paru en France, consacré aux grands classiques de l’art russe, répondent aux critiques qui leur ont été adressées.
Dans sa tribune publiée dans Le Monde le 16 mars 2023, Olena Havrylchyk, professeure d’économie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, mentionne l’ouvrage collectif Penser l’art russe du XIXe siècle. 30 tableaux vus autrement (Paris, Mare et Martin, 2023) que nous avons dirigé et dont Le Monde a élogieusement rendu compte (26.01.23). Y ont participé 28 auteurs, historiens et historiens de l’art, philosophes et écrivains, poètes et traducteurs, journalistes et conservateurs de musée, américains, français, italiens, russes, parmi les plus connus et brillants dans leur domaine. Sa préface est rédigée par Lioudmila Oulitskaïa.
D’une manière sidérante que nous voulons dénoncer ici, Olena Havrylchyk nous accuse de participer à la propagande russe. Son texte fait suite à une série d’actions qui ont précédé et accompagné la présentation de notre ouvrage au musée d’Orsay, à commencer par une campagne de harcèlement sur les réseaux sociaux, qui ont obligé le musée à mettre en place un service de sécurité, puis par une intervention lors de cette présentation de Madame Havrylchyk elle-même, qui a quitté la salle sans vouloir entendre notre réponse. Enfin, nous avons reçu des menaces rédigées en langue russe, dans le style le plus exécrable, et répétant les mêmes arguments.
Les trente tableaux qui sont analysés dans notre ouvrage sont parmi les plus célèbres en Russie : tout Russe les connaît. Ils se sont transformés en mèmes et éléments de langage. Les opposants russes les emploient aujourd’hui pour communiquer entre eux. Comme nous l’avons rappelé, Zelensky les utilise dans sa série Serviteur du peuple pour exprimer sa relation à l’impérialisme russe. Toute notre démarche de fragmentation et d’échantillonnage, sorte de phénoménologie de la peinture russe, a été inspirée par le désir de déconstruire la narration russe nationaliste et officielle. Faire connaître ces peintures débarrassées de leur habillage idéologique est nécessaire pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
Mais le contenu de l’ouvrage n’intéresse point Madame Havrylchyk. Elle n’a sans doute pas lu l’ouvrage. Son accusation se fonde sur le seul fait que figurent dans cet ouvrage quelques peintres nés sur le territoire actuel de l’Ukraine qui, au XIXe siècle, faisait partie de l’Empire russe. Cela en fait, selon elle, des peintres ukrainiens. Par conséquence, personne ne devrait plus considérer leurs œuvres dans des livres portant sur l’art russe, quelle que soit la manière de les interpréter, sans verser dans la propagande impérialiste russe. L’aberration de ce raisonnement est flagrante.
« Le 10 février 2023, le Metropolitan Museum of Art de New York a reconnu Arkhip Kouïndji et Ilya Répine comme étant des peintres ukrainiens, alors qu’auparavant ils étaient présentés comme peintres russes », écrit Olena Havrylchyk.
Voyons en quoi consiste exactement cette « reconnaissance » offerte par le Metropolitan Museum de New York et prétendument refusée par les musées français. Sur la base de données du musée new yorkais, Répine est dit « Ukrainian. Born Russian Empire ». Cette indication suit une norme de catalogage qui consiste à définir l’appartenance nationale de l’artiste par son lieu de naissance. Le même système est appliqué aux œuvres elles-mêmes : dans cette même base de données du Metropolitan Museum de New York, un buste reliquaire créé à Bruxelles au début du XVIe siècle est indiqué comme « Belgian », ce qui est un anachronisme évident. Mais le même musée définit Marc Chagall comme « French », né à Vitebsk. Le peintre Léon Bakst est identifié dans la même base comme « Russian », sans indication de sa ville de naissance. Si Répine est reconnu dans cet outil comme ukrainien, Chagall et Bakst doivent être qualifiés de bélarusses.
Personne ne conteste le lieu de naissance de Répine, ni de Kouïndji, ni de Malevitch, ni de bien d’autres peintres, sur le territoire actuel de l’Ukraine : ils sont bien nés en Ukraine actuelle, c’est la vérité. Mais est-ce toute la vérité ? L’autre moitié de cette vérité est qu’ils ont très tôt quitté leur lieu de naissance et ont travaillé en tant qu’artistes à Saint-Pétersbourg. Répine, par exemple, a quitté sa ville natale (la forteresse de Tchougouïev où son père était soldat de l’armée russe) à 19 ans, a fait ses études à Saint-Pétersbourg où il a ensuite travaillé, enseigné et exposé. La fin de sa vie s’est déroulée sur le territoire de l’actuelle Finlande. Mais laissons plutôt la parole à Répine lui-même, non seulement peintre mais aussi écrivain, auteur d’une merveilleuse autobiographie, Le Lointain proche, écrite en russe et qui n’a hélas jamais été traduite en français : « Certaines personnes qui écrivent à propos des artistes, m’ont nommé Cosaque : trop d’honneur. Je suis né colon dans une colonie militaire (voiennoe poselenie) en Ukraine. Ce titre est très méprisable — il n’y avait plus bas que les serfsIlya Répine, Le Lointain proche, chapitre « Colonie militaire ».. » Il est à craindre que, le jour où Le Lointain proche sera lu en Ukraine, Répine subisse le même sort que Mikhaïl Boulgakov dont la maison musée à Kyïv risque d’être fermée à la demande des écrivains ukrainiens car, déclarent-ils, il « a noirci l’image de l’Ukraine ». Répine n’est pas non plus très tendre avec les Ukrainiens, pas plus qu’avec les Russes. Ce n’est pas la question nationale qui l’intéresse en premier lieu, mais la question sociale. Ce qu’il dénonce avant tout dans son œuvre picturale et littéraire, c’est la misère, c’est la superstition, où qu’elles se nichent.
Oui, les artistes naissent dans un pays, travaillent dans un autre. Ils enrichissent avec leurs œuvres telle ou telle culture, souvent plusieurs. On ne peut pas écrire l’histoire de l’art russe du XIXe siècle sans Répine, chef de file du groupe des Ambulants. Peut-on, doit-on écrire l’histoire de la peinture française sans parler de l’Espagnol Picasso, du Néerlandais Van Gogh, du Bélarusse Chagall ?
Nombre de nos collègues reçoivent aujourd’hui des oukases de la part des partisans de la décolonisation de la culture ukrainienne, qui se trompent de cible. Des tirages entiers de livres risquent d’être pilonnés si la ville de Kyïv y figure dans son ancienne transcription, Kiev. Nous n’avons pas à prouver notre profonde compassion pour la souffrance du peuple ukrainien ni notre détestation absolue de l’agression russe. C’est d’autant plus important pour nous aujourd’hui de maintenir des positions fermes face à une réécriture de l’histoire qui n’a rien à voir avec la décolonisation : ce dernier processus ne peut être que le fruit d’un travail minutieux, professionnel et transparent, ainsi que d’une réflexion critique, libre et profonde.