Comment le gardon est devenu un symbole anti-guerre en Russie

Comme à l’époque soviétique, le pouvoir russe ne tolère pas l’humour si celui-ci n’est pas conforme à l’idéologie du Kremlin. En s’appuyant sur des lois liberticides, la plus récente ciblant toute « discréditation de l’armée », le régime de Poutine étouffe tout ce qui s’écarte du discours officiel, même s’il s’agit d’ironie. Entre un comédien banni à vie et des citoyens ordinaires poursuivis pour avoir raconté une blague, les Russes vivent dans un régime de plus en plus orwellien.

Le concours pour la meilleure blague politique est ouvert : le premier prix sera dix ans de prison, cinq ans pour le deuxième et trois ans pour le troisième.

Cette blague datant de l’époque brejnévienne a repris une certaine actualité dans la Russie de Poutine.

En 2018, l’activiste Edouard Nikitine, membre du mouvement « Solidarnost » et militant pour les droits de la communauté LGBT, fut le premier, depuis la fin de l’époque soviétique, à subir un procès pour une blague. Il était poursuivi en vertu de l’article 282 du code pénal1 pour deux publications sur sa page VKontakte. La première contenait la blague suivante :

Un enfant demande à son père : « Papa, les choses vont-elles changer après les élections ?
— Je ne crois pas.
— Pourquoi ?
— Si tu mets deux cerises sur un caca, celui-ci ne devient pas un gâteau »

La deuxième était une critique des forces prorusses en Ukraine. Pourtant Nikitine s’était contenté de reposter une image publiée par un autre internaute, qui disait « Un bon patriote (vatnik) est un patriote mort ».

Dans les deux cas, l’expertise du tribunal menée par deux philologues et un psychologue avait confirmé la thèse de « l’incitation à la haine ». Si la première blague exprimait « un manque de confiance à l’égard de toute personne élue », dans le deuxième cas il s’agissait de « haine ethnique », selon le tribunal, car la notion de patriote fait référence au « peuple russe ». La logique est totalitaire : on ne peut pas être Russe sans être « patriote », c’est-à-dire sans soutenir le régime.

Nikitine n’a pas été condamné : en décembre 2018, Poutine signait un paquet de lois dépénalisant la responsabilité pour les « reposts » et les « likes ». Une mesure qualifiée de «cosmétique » par l’opposition, qui dénonçait la création d’un contexte d’incertitude et de peur, conduisant à l’autocensure. Loin de protéger réellement les groupes discriminés, la loi était un instrument de répression de la liberté d’expression des dissidents. En effet, en 2021 l’activiste Mikhaïl Chendakov a été condamné à trois ans de prison avec sursis pour avoir raconté dans une vidéo la blague suivante :

Un membre de la Rosgvardiïa [la Garde Nationale Russe] se réveille après une anesthésie.
Le docteur lui dit : « L’opération est finie, je t’ai coupé les couilles ».
« Pourquoi les couilles, docteur ? Je vous avais dit que c’était une appendicite. »
« Moi aussi, je t’avais dit que j’allais chez moi et pas à la manifestation. »

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« Un bon vatnik est un vatnik mort » : image reproduite dans le dossier d’instruction d’Edouard Nikitine // Zapretno.info

Idrak Mirzalizadé, le comédien « ennemi du peuple russe »

Les purges anti-humour touchent aussi les professionnels du rire.

En 2020, le comédien Alexandre Dolgopolov a quitté la Russie quand la police a commencé à enquêter sur lui sous prétexte que certaines de ses blagues auraient « offensé des croyants ». Vu la proximité entre l’Église et l’État en Russie, on peut se poser la question : la loi veut-elle protéger les croyants ou faire taire les opposants ? L’article « anti-blasphème» a été ajouté au code pénal après le flash-mob du groupe de rock Pussy Riot dans une église de Moscou en 2012, où les performeuses demandaient à la Vierge Marie de « chasser Poutine ». Dans ses spectacles, Dolgopolov accusait Poutine d’être un tueur et critiquait le soutien aveugle dont il bénéficiait au sein de la population. « Les gens dans notre pays se divisent littéralement en deux groupes : ceux qui soutiennent Poutine, et ceux qui savent lire, écrire, bref, tirer des conclusions logiques… ».

En mars 2021, le comédien Idrak Mirzalizadé, originaire d’Azerbaïdjan, a été accusé d’« incitation à la haine envers les Russes », et il a passé dix jours en prison, avant d’être interdit à vie du territoire de la Russie. Ironie du sort, son sketch ciblait justement la xénophobie des Russes et soulignait les difficultés que les non-Slaves rencontrent dans la vie de tous les jours en Russie, en particulier pour louer un logement. Mirzalizadé racontait sa propre expérience d’immigré : « Quand je parle au téléphone avec un propriétaire, j’ai toute une stratégie. Pour qu’il me donne au moins la possibilité de visiter l’appartement, je le baratine avant de prononcer mon nom [azéri] ». Quand le comique a finalement réussi à louer un appartement, le matelas était souillé et, ironise-t-il, « les précédents locataires étaient des Russes ! C’est comme si ces Russes se recouvraient de merde avant d’aller se coucher ».

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Izrak Mirzalizade // Son compte Instagram, capture d’écran

Cette phrase, passée inaperçue pendant plusieurs semaines, a ensuite été citée hors contexte par un certain nombre de chaînes nationalistes et par le maître de la propagande Vladimir Soloviov, qui a publiquement attaqué Mirzalizadé. Le comédien a reçu des menaces. Dans la ville de Penza, un homme a brandi dans la rue une pancarte montrant la photo d’Idrak Mirzalizadé et les mots « ennemi du peuple russe ». Le comédien a été agressé physiquement à Moscou en juillet 2021, avant d’être expulsé du pays.

« Ils ont érigé un monument à Orwell » : la répression depuis le 24 février

En se servant de nombreuses lois liberticides, l’administration russe étouffe toute forme de protestation contre « l’opération militaire spéciale »2. Après un an de guerre, selon l’ONG Ovd-Info [qualifiée d’« agent de l’étranger »], environ 20 000 Russes ont été interrogés pour leurs prises de position anti-guerre. 5 846 ont été condamnés en vertu du nouvel article sur la « discréditation de l’armée », dont 447 pénalement. Il y a eu des cas d’acharnement absurde, comme ces procès contre une personne ayant écouté des chansons ukrainiennes, ou une autre ayant raconté un rêve sur Zelenski.

En octobre 2022, dans la ville sibérienne de Tioumen, une femme appelée Alissa Klimentova a écrit sur l’asphalte de la place centrale «Нет в***е» (non à la g****e). Elle a été convoquée devant le juge et accusée d’avoir discrédité l’armée. Elle s’est défendue de façon très ironique : elle ne voulait pas s’exprimer, a-t-elle dit, contre la guerre (voïna en russe) mais plutôt contre le gardon (vobla en russe), un poisson d’eau douce séché qui est consommé en Russie pour accompagner la bière, et envers lequel Alissa « ressentait de la gêne ».

Après avoir été acquittée une première fois, Alissa a ensuite été convoquée une deuxième fois et condamnée à payer une amende de 30 000 roubles.

Cet épisode a fait le tour de la Russie et le poisson est devenu symbole d’un mouvement de protestation ironique. En effet, le gardon était déjà le protagoniste d’une blague anticommuniste : « Qu’est-ce qu’un gardon ? C’est une baleine qui a nagé jusqu’aux rivages communistes ».

Ce petit poisson, vétéran de la protestation, réapparaît aujourd’hui dans d’innombrables mèmes, dans une collection de mode, et le comédien Slepakov lui a dédié une chansonnette dissidente où le gardon (lire : « la guerre ») est à l’origine de tous les maux de la Russie.

Dernier cas : en mars 2023, une enquête a été ouverte contre un certain Vassili Bolchakov, pour la publication sur sa page VKontakte d’une blague imaginant un dialogue entre Poutine et son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou :

Il risque jusqu’à trois ans de prison.

« Sergueï, mais pourquoi quittons-nous Kherson ?
— Volodia, mais c’était pourtant toi qui voulais libérer l’Ukraine des fascistes et nazis. »

Pourtant, rien ne vaut une vieille blague dissidente pour décrire ce qui se passe sous Poutine :

« Tu sais, en Russie, ils ont érigé un monument à George Orwell.
— Où ?
— Pratiquement partout. »

Analyste free-lance de la Russie et de l’espace post-soviétique, Raimondo Lanza est actuellement doctorant à l’école doctorale de Géographie de Paris 1 sur le rôle de l’humour dans la création et la diffusion des stéréotypes nationaux en Russie.

Notes

  1. L’article vise à punir « l’incitation à la haine ou à l’hostilité ou au dénigrement d’un groupe ou d’un individu ».
  2. Le dernier instrument est l’article 207.3 du Code pénal, modifié pour punir la « diffusion délibérée de fausses informations apparaissant comme des messages véridiques contenant des données sur l’utilisation des forces armées de la Fédération de Russie ».

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