Au printemps et à l’été 2023, différents représentants de l’opposition russe se sont réunis à Berlin, à Paris, à Bruxelles. Antoine Arjakovsky, historien et codirecteur du pôle « Politique et Religions » au Collège des Bernardins, a participé aux réunions de Paris et de Bruxelles, et il fait le bilan de la dernière rencontre. Tout en saluant ces rassemblements, la rédaction de Desk Russie ne partage pas l’évaluation de l’état de la société russe, exprimée par de nombreux participants et citée par Antoine Arjakovsky.
La conférence « Le Jour d’après » fut historique dans la mesure où c’était la première fois que l’opposition démocratique russe recevait une reconnaissance officielle de la part de l’Union européenne. En effet, non seulement l’événement fut préparé par les quatre groupes majoritaires au Parlement européen (le Parti populaire européen, les Sociaux-Démocrates, Renaissance Europe, et les Verts), mais également par plusieurs représentants de la Commission européenne, à commencer par sa vice-présidente Vera Jourova.
Côté russe, des figures importantes de cette opposition démocratique aujourd’hui réfugiée dans le monde libre ont pu s’exprimer, comme Mikhaïl Khodorkovski, du Comité anti-guerre, Garry Kasparov, du Free Russia Forum (en ligne), Natalia Arno, Evguenia Kara-Murza, et Vladimir Milov de la Free Russia Foundation, Sergueï Gouriev (en ligne), Ivan Tioutrine du Comité d’action russe, etc… Plus de 300 participants dont près de 250 Russes s’étaient déplacés pour l’occasion.
Comme cela fut dit à plusieurs reprises, l’opposition démocratique russe ne dispose pas d’une forte légitimité compte tenu de l’absence de démocratie en Russie.
Pourtant la plupart des observateurs sérieux s’accordent sur le fait que l’opposition au régime actuel est potentiellement majoritaire aujourd’hui en Russie. En témoignent le succès des nouvelles vedettes de la Russie libre sur YouTube (comme Marc Feïguine, Maxime Katz ou Iouri Doud dont les vidéos sont visionnées par des dizaines de millions de personnes en Russie même) ; la présence de plus de deux millions de Russes vivant aujourd’hui à l’étranger (dont plus d’un million sont partis depuis un an) ; le fait enfin que le Kremlin ait été obligé de verrouiller tous les médias, montrant de la sorte qu’il avait perdu la bataille de la popularité, même avec l’appui de ses médias de propagande richement dotés.
Le malheur est que les Russes de l’opposition eux-mêmes n’ont pas conscience de leur poids et de leur force. Et, surtout, ils ne disposent pas des ressources qui leur permettraient de s’unir en dépit de leurs divisions. Trois lignes de fractures les séparent : celle qui oppose le Comité d’action russe avec les réseaux d’Alexeï Navalny, qui ont refusé l’invitation qui leur avait été faite par les parlementaires européens pour des raisons obscures (mais causées principalement par des rancunes anciennes, alimentées par le FSB, et par un manque de confiance réciproque) ; celle qui oppose certains groupes de l’émigration pacifistes et hostiles à la légion « Liberté de la Russie », dont le porte-parole est Ilya Ponomarev, qui lui en revanche aurait été prêt de participer à la conférence, pour tenter de rejoindre les opposants à la cause qu’il défend de libération de la Russie à l’aide de la force armée ; enfin, plus généralement, ceux qui considèrent que les émigrés russes sont déconnectés de la réalité et n’ont plus rien à dire à la Russie « réelle », qui se trouve quelque part entre Moscou et Khabarovsk, et ceux qui considèrent au contraire que le combat en Russie contre le Kremlin avec les armes du Kremlin est d’une trop grande naïveté pour pouvoir être efficace à lui seul.
J’ai eu le privilège de prendre la parole dans la dernière partie de la conférence dédiée à «l’année d’après ». J’ai expliqué que si les opposants russes voulaient avoir une petite chance de se retrouver demain aux commandes de l’État russe, alors ils devraient dès à présent changer radicalement de posture en adoptant des principes œcuméniques et un programme commun. Cela est déjà possible : M. Khodorkovski a expliqué que la plateforme de Berlin (avril 2023) a permis d’unifier un grand nombre d’organisations russes autour de principes fédérateurs : Poutine est illégitime, la guerre illégale doit cesser, l’Ukraine doit retrouver ses frontières de 1991 avec toute la Crimée et le Donbass.
Mais ces consensus doivent être approfondis. Lors de la conférence de Caen, qui s’est tenue en septembre 2022 dans le cadre du Forum Normandie pour la paix avec une dizaine d’opposants russes (dont B. Akounine, I. Tioutrine, Z. Svetova, etc…) et plusieurs experts européens (A. Kubilius, C. Vaissié, J.E. Hutin…), nous étions allés plus loin encore en donnant une explication de l’échec de la transition démocratique eltsinienne, en plaidant pour un régime parlementaire et fédéral, en convenant d’un certain nombre de mesures à prendre et de formations à mettre en place dès l’accession de l’opposition russe au pouvoir (comme par exemple la suppression du FSB, la mise en place d’un procès du poutinisme mais aussi du communisme, la réécriture des manuels d’histoire avec la participation d’historiens européens, l’initiation à l’ecclésiologie œcuménique, l’instruction civique fondée sur les grands textes juridiques, etc…).
Il y a donc un travail énorme à mener encore avec d’une part les parlementaires européens qui devraient selon moi inviter plus d’experts européens indépendants (hors institutions européennes) et d’autre part avec cette opposition démocratique russe. Il conviendrait en particulier de l’aider à prendre conscience d’elle-même, de lui montrer comment se libérer d’un certain nombre d’a priori, de lui apprendre la culture œcuménique de l’art du consensus différencié, ou encore de l’encourager à signer dès à présent des conventions avec toutes les forces qui poursuivent le même but : la transformation de la Russie en État de droit ; la fin de la guerre avec l’Ukraine et avec le monde démocratique ; la redécouverte de ses ressources propres et de l’apport de la pensée occidentale en matière politique, économique, historiographique, théologique, ecclésiologique et juridique. Elle éviterait dès lors de reproduire les erreurs des précédentes vagues de l’émigration russe qui toutes furent incapables de s’unir et qui, en conséquence, laissèrent depuis plus d’un siècle la plaine russe aux barbares.
Note de la rédaction
Nous publions cette tribune de notre ami Antoine Arjakovsky qui parle d’un événement important. Cependant, Desk Russie est en désaccord avec lui sur un point essentiel. Il affirme que « l’opposition au régime actuel est potentiellement majoritaire aujourd’hui en Russie ». Cette affirmation soutenue par une partie de l’opposition russe n’est confirmée par aucune étude sérieuse. Or elle est lourde de conséquences : si une grande partie de la société russe était réellement contre le régime Poutine, cela dégagerait la société de sa responsabilité morale et politique. Nous considérons que c’est, au contraire, le conformisme de la société russe qui a permis le maintien de Poutine au pouvoir pendant vingt-trois ans, avec les conséquences telles que la guerre contre l’Ukraine et la répression à l’intérieur du pays. Nous croyons que seule une reconnaissance de cette responsabilité par les Russes eux-mêmes peut dresser des bases saines pour un changement sociétal radical en Russie.
Antoine Arjakovsky est docteur en histoire, directeur de recherche au Collège des Bernardins et administrateur de l'Institut d'études oecuméniques de Lviv.