Dans cet essai écrit en mars 2022 au début de la guerre d’agression russe en Ukraine, et publié par la revue en ligne Eurozine, Victoria Amelina, jeune écrivaine ukrainienne tuée récemment par un tir de missile à Kramatorsk, se penche sur la « Renaissance fusillée ». L’expression désigne la génération d’écrivains et d’artistes ukrainiens assassinés par le régime soviétique dans les années 1930, et la riche culture qui a été détruite ou qui n’a jamais eu l’occasion de voir le jour. Il est aussi question ici du rôle et de la place de la culture russe aujourd’hui, tandis que tant de représentants de la culture ukrainienne périssent sous les bombes. Un texte aux accents prophétiques.
Alors que le peuple ukrainien défend depuis un mois son pays contre une superpuissance nucléaire, la communauté culturelle occidentale discute de l’opportunité de rompre les liens avec la Russie. Les intellectuels occidentaux cherchent de bons Russes à « sauver » de la mauvaise Russie, peut-être parce qu’il est beaucoup plus difficile de « sauver » les artistes ukrainiens.
Bien que Wikipédia indique que je suis une « romancière ukrainienne primée », je passe désormais mes journées à faire du bénévolat dans un entrepôt d’aide humanitaire à Lviv. Et je ne peux m’empêcher de pointer l’ironie de ces « opérations de sauvetage ». Par exemple, après avoir dansé pendant des années pour l’élite russe meurtrière, la ballerine russe Olga Smirnova a soudainement dénoncé la guerre et quitté la Russie pour danser avec le Ballet national néerlandais. Tandis que Artem Datsyshyne, star du ballet ukrainien, est mort après un bombardement de Kyïv par les Russes. Vous ne le verrez plus sur scène.
Après avoir produit pendant des années de fausses nouvelles défendant l’agression russe, la propagandiste russe Marina Ovsiannikova est soudainement apparue à l’écran l’espace de quelques secondes avec une affiche disant « Non à la guerre » et a gagné [en Europe] des millions de sympathisants. La journaliste ukrainienne Oleksandra Kouvchinova est morte lorsque des tirs russes ont touché son véhicule dans la banlieue de Kyïv, où elle risquait sa vie pour rapporter la vérité au monde. Vous ne verrez plus Oleksandra à l’écran.
Après avoir écrit des livres remplis de sentiments impériaux qui ont blanchi l’histoire de la Russie et inspiré un nouveau massacre d’Ukrainiens, les auteurs russes aimeraient être considérés comme appartenant à une « autre Russie » et obtenir le soutien du monde. Mais des auteurs comme Boris Akounine1 sont-ils prêts à cesser de promouvoir une vision de l’histoire de l’Europe orientale centrée sur la Russie et à reconnaître que la Crimée appartient indiscutablement à l’Ukraine et à son peuple, les Tatars de Crimée, qui font partie de la nation politique ukrainienne ?
En revanche, le réalisateur et ancien prisonnier politique Oleh Sentsov, lui-même originaire de Crimée2, ainsi que les romanciers Artem Tchekh et Artem Chapeye risquent actuellement leur vie en servant dans les forces armées ukrainiennes. Le poète Serhiy Jadan reste dans la ville assiégée de Kharkiv pour soutenir ses concitoyens. De nombreux autres écrivains ukrainiens ont entrepris le long et dangereux voyage vers l’ouest du pays après avoir passé des semaines dans des caves et des abris anti-atomiques avec leurs enfants. Ils ont tous été témoins de quelque chose qu’ils ne peuvent ni décrire ni même se rappeler clairement ; ils sont encore trop désorientés par les scènes apocalyptiques remplies des cadavres de leurs voisins.
Et pourtant, nous recevons régulièrement des invitations à participer à des discussions russo-ukrainiennes sur la paix. Nous devons non seulement assister au massacre et à la destruction de notre patrimoine ukrainien, mais aussi, en marge, au débat sur la question de savoir si le monde devrait couper les liens culturels avec la Russie.
Je n’ai rien à ajouter à ce débat russo-centré ; je veux simplement qu’il cesse.
La question du boycott de la culture russe n’est pas ce qui devrait préoccuper les milieux artistiques et intellectuels occidentaux aujourd’hui. Du moins, pas s’ils ont quelque chose à voir avec l’Europe et ses valeurs de droits humains, de dignité et de solidarité.
En effet, alors que le monde débat de l’opportunité d’annuler ou d’accueillir les artistes et les écrivains qui ont soudainement envie de quitter la Russie en raison de son effondrement économique, il néglige la question cruciale suivante : la Russie parviendra-t-elle à exécuter une fois de plus la culture ukrainienne ?
Avant l’invasion à grande échelle, alors que la menace était déjà dans l’air, je n’ai cessé de penser à l’annihilation de la Renaissance ukrainienne3. Dans les années 1930, le régime russo-soviétique a assassiné la majorité des écrivains et intellectuels ukrainiens. Les quelques survivants avaient peur et n’étaient pas libres. Bien entendu, ce n’était pas la première fois que l’élite ukrainienne était effacée ou forcée de s’assimiler à la culture impériale russe.
Les purges et les siècles de pression inimaginable expliquent pourquoi on n’entend pas souvent parler de la grande littérature, du théâtre et de l’art ukrainiens. Quand on regarde la carte de l’Europe, on voit Dante ici et Shakespeare là, mais il n’y a qu’un vaste vide là où la culture ukrainienne aurait dû se trouver pour que l’Europe soit entière et sûre.
Aujourd’hui plane une menace réelle, qui est que les Russes réussissent à faire disparaître une autre génération de la culture ukrainienne, cette fois à l’aide de missiles et de bombes. Pour moi, cela signifie que la majorité de mes amis pourraient être tués. Pour un Occidental moyen, cela signifierait seulement ne jamais voir leurs peintures, ne jamais les entendre lire leurs poèmes ou ne jamais lire les romans qu’ils n’auront pas encore écrits.
« Les manuscrits ne brûlent pas », dit le diable dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Les manuscrits russes ne brûlent pas, c’est peut-être vrai. Mais les nôtres, si ! Avez-vous déjà lu Les Bécassines (Valdchnepy), de l’écrivain ukrainien Mykola Khvyliovy ? Non ? Moi non plus. Les Russes ont détruit la deuxième partie du manuscrit de Khvyliovy, confisquant tous les exemplaires du magazine ukrainien qui le publiait. Aucun exemplaire n’a jamais été retrouvé4.
Le magazine a été confisqué en 1933, l’année même où Khvyliovy est mort à Kharkiv. À l’époque, le régime avait confisqué toute la nourriture des Ukrainiens de la ville. Des millions de personnes sont mortes lors de l’Holodomor, qui est aujourd’hui reconnu comme un génocide. Le crime « moins grave » consistant à confisquer le magazine et à détruire une autre œuvre de la littérature ukrainienne est passé inaperçu pendant des années. La plupart de ceux qui savaient ont été exécutés.
Les vies, les peintures, les musées, les bibliothèques, les églises et les manuscrits ukrainiens brûlent. Ils brûlent en ce moment même.
Il est donc peut-être temps de déplacer le débat de la question de savoir si le monde doit «pardonner » l’art et la littérature impérialistes russes à celle de savoir comment empêcher l’une des cultures européennes de devenir une autre Renaissance annulée.
Je n’ai jamais été une adepte de la « cancel culture ». En revanche, la culture d’annihilation que les Russes ont pratiquée à plusieurs reprises sur des Ukrainiens libres est quelque chose que le monde devrait arrêter avant qu’il ne soit trop tard.
Traduit de l’anglais par Jean-Marc Adolphe et revu par Desk Russie
Victoria Amelina (1986-2023) est une écrivaine et poétesse ukrainienne, autrice de deux romans et livres pour enfants. Elle étudie la technologie informatique à l'université nationale polytechnique de Lviv et travaille dans l'industrie informatique. En 2015, elle abandonne cette carrière au profit de l'écriture. Victoria Amelina a fondé le festival de littérature de New-York près de Bakhmout. Dès le début de l’invasion russe en 2022, elle a mis de côté ses travaux de fiction pour se concentrer sur la documentation des crimes de guerre. Elle a rejoint l’organisation de défense des droits de l’homme Truth Hounds.
Victoria meurt le 1er juillet 2023 des conséquences d'une frappe de missile russe sur un restaurant de Kramatorsk. Plus de détails.
Notes
- Auteur de nombreux romans policiers historiques et d’une histoire de la Russie, Boris Akounine, né en 1956 en Géorgie, est l’un des plus célèbres écrivains russes contemporains. Critique de la politique de Vladimir Poutine, cet opposant a fui la Russie en 2014, « dégoûté » par l’annexion illégale de la Crimée. Vivant désormais en exil à Londres, il a créé l’an dernier, avec notamment le danseur Mikhaïl Barychnikov et l’économiste Sergueï Gouriev, la fondation True Russia (Vraie Russie), visant à venir en aide aux Russes ayant quitté leur pays. [Toutes les notes sont du traducteur]
- Oleh Sentsov, né en 1976, est un réalisateur, scénariste et producteur ukrainien de cinéma principalement connu pour le film Gámer (2011). Il est arrêté en 2014 par le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB) et accusé de « préparation d’actes terroristes », puis condamné l’année suivante à 20 ans de réclusion aux termes d’un procès contesté en Occident et qualifié de « stalinien » par Amnesty International. Emprisonné dans la colonie pénitentiaire de Labytnangui en Sibérie occidentale, il fait en 2018 une grève de la faim qui dure 145 jours ; sa cause devient mondialement célèbre. Il reçoit en octobre 2018 le prix Sakharov du Parlement européen. Il est libéré le 7 septembre 2019 au cours d’un échange de prisonniers entre l’Ukraine et la Russie. Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, Sentsov rejoint la défense territoriale de Kyïv. Il appelle la communauté cinématographique internationale à boycotter le cinéma russe, et rejoint en juillet 2022 les forces spéciales de l’armée ukrainienne. Il vient d’être blessé au front.
- Le terme « Executed Renaissance » (en anglais) ou « Renaissance fusillée », plus souvent utilisé en français (en ukrainien : Розстріляне відродження, Rozstriliané Vidrodjennia) décrit la génération des écrivains et d’artistes ukrainiens des années 1920 et du début des années 1930 qui faisaient partie de l’élite intellectuelle de la république socialiste soviétique d’Ukraine et qui ont été fusillés ou réprimés par le régime totalitaire de Staline. Le terme a été suggéré pour la première fois par le publiciste polonais Jerzy Giedroyc dans sa lettre au chercheur en littérature ukrainienne Iouri Lavrinenko, qui l’a ensuite utilisé comme titre pour la collection des meilleures œuvres littéraires de cette génération.
- Figure de proue de la « Renaissance fusillée », Mykola Khvyliovy prônait l’indépendance culturelle ukrainienne face à la domination de la culture russe. Persécuté par le régime soviétique, il s’est suicidé à 39 ans, à Kharkiv, le 13 mai 1933. Parmi ces publications en français, notons La Route et l’Hirondelle, Editions du Rocher, 1993.