Politologue, expert du Centre pour les libertés civiles (Ukraine), Mikhaïl Savva plaide pour la réforme du droit international humanitaire face au comportement fallacieux et mensonger des autorités russes. Selon lui, les dispositifs existants ne suffisent pas pour forcer la Russie à respecter les conventions internationales qu’elle avait pourtant elle-même signées. En janvier 2023, il a participé à un groupe de travail sur ces questions, réunissant des représentants de la société civile d’Ukraine, de Russie et de France.
La tragédie de la seconde guerre mondiale a amené la plupart des États à créer un système de droit international humanitaire pour soumettre les guerres à des règles minimales. L’objectif était simple : réduire les souffrances humaines. Les Conventions de Genève et leurs Protocoles ont rempli cet objectif pendant plusieurs décennies, même si la situation n’a cessé de se dégrader. La guerre en Syrie a été le premier signal clair de l’échec du droit international humanitaire, et l’agression de la Russie contre l’Ukraine a montré que ce système ne fonctionnait pas.
Le 3 mars 2022, j’ai vu, à quelque 500 mètres de moi, un véhicule de combat d’infanterie russe tirer sur deux automobiles qui circulaient sur l’autoroute de Jitomir, non loin de Kyïv. Du point de vue militaire, rien n’obligeait à tuer les passagers de ces voitures, que les obus de calibre 30 millimètres ont déchiquetés. J’ai alors su ce qu’il fallait faire. Le jour de l’invasion, les membres du Conseil d’experts de l’Organisation ukrainienne de défense des droits de l’Homme et du Centre pour les libertés civiles s’étaient réunis en ligne avec la présidente de l’Organisation, Mme Oleksandra Matviïtchouk, et avaient décidé de mettre en place une vaste plateforme d’information sur les crimes de guerre. Le Centre des libertés civiles avait déjà l’expérience de ces questions puisqu’il s’en occupait depuis 2014.
Après le passage du convoi militaire russe sur l’autoroute, nous avons pu prendre des photos de ce qui était arrivé et avons relevé les plaques d’immatriculation des voitures. Ce n’est qu’en voyant les jambes des passagers restés dans les voitures qu’il nous est apparu clairement que trois personnes étaient mortes dans chacune : un enfant, une femme et un homme. Les traces en ont été dispersées par le convoi militaire suivant. C’était la première fois que je rassemblais des preuves de crime de guerre. Après le 3 mars, je l’ai fait presque quotidiennement. Lorsque les combats ont fait rage dans la région de Kyïv, j’ai enquêté sur les bombardements d’immeubles d’habitation, de lignes électriques et d’infrastructures civiles. Après la libération de la région de Kyïv, j’ai interrogé des personnes qui avaient été victimes de crimes de guerre pendant l’occupation.
L’agression russe contre l’Ukraine, qui a débuté en 2014, a donné lieu à de nombreuses violations du droit international humanitaire. Les Russes tuent et laissent mourir les prisonniers de guerre et les civils en détention. Ils pratiquent la torture, capturent des non-combattants et les emprisonnent illégalement. L’agression qui a été lancée en février 2022 a considérablement augmenté l’ampleur de ces violations. Les organisations et autorités ukrainiennes de défense des droits de l’Homme ont d’ores et déjà enregistré quelque 80 000 cas de violations du droit international humanitaire. La plupart d’entre eux seront qualifiés de crimes de guerre après enquête.
Cette nouvelle étape de l’agression a mis en évidence un certain nombre de problèmes.
Les violations du droit international humanitaire par la Fédération de Russie ont un caractère massif. Elles sont flagrantes et systémiques. Il ne s’agit pas d’excès commis par des exécutants qui auraient perdu leur sang-froid. Lorsque j’ai interrogé des victimes de crimes de guerre à Boutcha, j’en suis venu à me demander pourquoi, dès les premiers moments de l’invasion, des militaires russes avaient été prêts à tuer des civils. La violence en temps de guerre a un effet cumulatif. Elle s’impose progressivement à la suite des événements. Or ce n’est pas ce qui s’est passé. Il suffisait qu’un homme sorte dans la rue pour qu’il tombe sous une rafale de balles. À Boutcha, dans la rue Iabloneva, les cadavres gisaient sur les trottoirs et sur la route. Des habitants ont pris le risque de demander à un gradé russe de faire enterrer les morts. Les cadavres ont été jetés dans la benne d’une pelleteuse et transportés dans le cimetière local… La seule explication possible est que le personnel russe a été formé à la brutalité massive par la propagande d’État, qui incite délibérément à haïr les Ukrainiens.
Les crimes sont, pour la Fédération de Russie, un moyen de faire la guerre et de tenir en main la population des territoires occupés. Il s’agit de crimes de guerre, et d’une politique de l’État… Sergueï Lyoubytch transportait de l’eau de Boutcha à Gostomel en mars dernier. Ses voisins lui avaient demandé d’en apporter, car ils n’en avaient pas. Sergueï a été arrêté par une patrouille russe ; on lui a mis un sac sur la tête et on l’a emmené en Russie via le Bélarus. Il est toujours dans un centre de détention. Pourquoi ? Selon les autorités russes, les gens comme lui sont dangereux. Ils se montrent prêts à venir en aide à autrui, sont actifs et peuvent constituer un noyau de résistance contre l’occupant. Les Russes, pour une raison ou une autre, pensent qu’ils détruiront le potentiel de résistance en éliminant tous ceux qui se montrent actifs. En Russie, le régime de Poutine applique la même stratégie : les citoyens actifs sont emprisonnés ou poussés à quitter le pays.
L’État agresseur prétend respecter le droit international humanitaire, tout en le violant de manière flagrante et en niant les allégations de violation. Lorsque deux fosses communes ont été découvertes dans la cour d’une église après la libération de Boutcha, la camarilla qui dirige la Russie a déclaré qu’il s’agissait d’un « bobard ». Les crimes à Boutcha et dans d’autres villes et villages de la région de Kyïv ont été commis par des membres de la 64e brigade motorisée de la Fédération de Russie. En avril 2022, Poutine a décerné à cette unité le titre de « Brigade de la Garde ». C’était apporter une réponse démonstrative à des faits constitutifs de crimes de guerre. Il n’y a là rien de surprenant. Les dirigeants du régime russe mentent toujours. Par exemple, ils ont prétendu à plusieurs reprises qu’ils avaient retiré leurs troupes de la région de Kyïv en geste « de bonne volonté ». Mais, lorsqu’ils ont quitté Boutcha, les soldats russes disaient aux habitants : « On s’en va parce qu’on n’a plus de balles. La direction n’a plus de munitions à nous livrer. »
Le Centre pour les libertés civiles enregistre des crimes de guerre de toutes sortes. Y compris des crimes commis par du personnel non militaire. J’analyse des entretiens réalisés avec des Ukrainiens revenus de captivité. Ce sont des prisonniers de guerre ou, parfois, des prisonniers civils. Si les prisonniers de guerre font l’objet d’échanges et que 2 500 environ sont déjà rentrés en Ukraine, aucune procédure n’est prévue pour libérer les prisonniers civils. La Russie refuse tout simplement de les libérer, violant ainsi les normes du droit international humanitaire. La plupart du temps, l’enquête fait apparaître que ces gens sont systématiquement torturés lors des interrogatoires par les agents du Service fédéral de sécurité et battus par les agents des unités spéciales du Service pénitentiaire fédéral.
On recourt notamment aux moyens de torture suivants : décharges électriques, scarifications en forme de Z dans le dos, brûlures sur la peau des personnes tatouées, introduction d’aiguilles sous les ongles, simulation de noyade et enfermement dans une armoire métallique exiguë. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 91 % des non-combattants ukrainiens rapatriés ont subi des tortures. Les Ukrainiens subissent aussi des sévices dans les centres de détention russes. La forme la plus douce consiste à forcer les gens à chanter l’hymne russe et des chants « patriotiques ». S’ils refusent, ils sont battus.
Lors de l’agression russe contre l’Ukraine, le droit international humanitaire a cessé de fonctionner comme frein contre les crimes de guerre. Le principal ressort en la matière est la bonne foi des États qui se sont engagés à respecter leurs engagements. Or ce qui caractérise le régime russe, c’est qu’il est doublement violateur. Il ne respecte pas plus ses engagements vis-à-vis du peuple russe qu’en matière de politique étrangère. Ce régime n’est pas le seul de ce genre sur la planète. Avec le développement rapide des technologies de l’information et l’émergence de nouvelles possibilités d’abuser massivement de groupes sociaux entiers, de plus en plus de régimes non démocratiques recourront à de semblables simulacres en matière d’application des normes du droit international humanitaire, tant dans les conflits internationaux que nationaux. Le cas de la Fédération de Russie, qui n’a pas été arrêtée par le droit international humanitaire dans sa guerre contre l’Ukraine, constitue une forte motivation pour ces régimes.
Les organisations internationales sont contraintes de traiter le régime russe comme s’il était normal, car elles n’ont pas le choix : leurs politiques et procédures ont été conçues pour des partenaires normaux. Mais le régime poutinien n’est pas normal. Il a déjà outrepassé les limites de la moralité. Par exemple, un homme d’État ne doit pas mentir ouvertement. Et s’il est pris en flagrant délit de mensonge, il s’excuse et rectifie la situation. Les fonctionnaires russes, y compris les plus haut placés, mentent effrontément. Et lorsqu’ils sont pris en flagrant délit de mensonge, ils soutiennent qu’ils ont de toute façon raison.
Evgueni Gourianov a été arrêté chez lui à Boutcha en mars 2022. Il est garagiste, et ses mains, malgré le savon, portaient les marques du cambouis. Il n’en a pas fallu plus pour que les occupants l’arrêtent. Interrogés, les représentants du ministère russe de la Défense ont affirmé qu’il avait été placé en détention « pour avoir résisté à l’opération militaire spéciale ». Les militants ukrainiens des droits humains et ses avocats russes ont insisté qu’Evgueni, en tant que civil, devait être mis en liberté conformément au droit international humanitaire. Puis les réponses officielles russes ont changé : « Nous ne sommes pas sûrs de son statut de civil, c’est au tribunal d’en décider ». Il n’y a pas eu de décision de justice et il n’y en aura pas. Evgueni reste en détention et subit des sévices depuis près d’un an et demi, et il n’est pas le seul non-combattant dans cette situation. On ignore le nombre exact de personnes emprisonnées « pour s’être opposées à l’opération militaire spéciale ». Selon les estimations des experts, on en compterait environ 4 000.
De surcroît, des membres du personnel d’organisations internationales ont tout simplement peur. Certaines de ces organisations font comme si le régime russe restait normal. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a parlé, en référence à ce que font les Russes en Ukraine, « d’internement ». En octobre dernier, dans un communiqué de presse intitulé « Russie-Ukraine : le CICR est prêt à rendre visite à tous les prisonniers de guerre, mais l’accès doit lui être accordé », le CICR indiquait « qu’il ne bénéficie toujours pas d’un accès sans restriction et permanent à tous les prisonniers de guerre dans le cadre de ce conflit international. Et ce, bien que nos équipes demandent avec insistance, depuis près de huit mois, de pouvoir visiter tous les lieux de détention et d’internement. » Mais l’internement est assujetti à une procédure spécifique. La Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre prévoit une procédure régulière d’internement avec droit d’appel des intéressés. La Russie n’a rien prévu en ce sens. Il y a eu déportation forcée de non-combattants, ce qui constitue un crime de guerre. Quelle crainte motive donc la Croix-Rouge, dans les propos qu’elle tient, en présentant l’anormal comme normal ? Sans doute craint-elle que les autorités russes réduisent encore sa capacité, déjà amoindrie, de venir en aide aux prisonniers de guerre et otages civils.
Ce qu’il faut, c’est que des ajustements soient apportés au droit international humanitaire pour en préciser les normes et renforcer son droit de regard sur les parties belligérantes. Les risques et préjudices pour ceux qui violent le droit international humanitaire devraient être aggravés. Sinon, les règles de la guerre seront de plus en plus souvent violées, avec des conséquences extrêmement graves. Les moyens de guerre deviennent en effet de plus en plus destructeurs.
L’idée de faire campagne pour promouvoir l’idée de réforme du droit international humanitaire et pénal est née des nombreux problèmes spécifiques rencontrés par les défenseurs ukrainiens et russes des droits humains qui s’occupent des prisonniers de guerre et des civils dans cette agression russe. La proposition de créer un groupe de travail sur la réforme du droit international humanitaire a été formulée pour la première fois par les participants au débat international des défenseurs des droits humains dans le cadre des Solidarity Talks, le 16 novembre 2022. Ces débats en ligne sont organisés par le Centre pour les libertés civiles (Ukraine) et l’Association internationale d’Helsinki. En janvier 2023 un groupe de travail a été créé pour préparer les grandes lignes d’une réforme du droit international compte tenu des leçons de l’agression russe. Il rassemblait des représentants de la société civile d’Ukraine, de Russie et de France. Presque tous les participants russes vivaient déjà en exil à ce moment-là.
Nous élaborons des propositions pour modifier les normes du droit international humanitaire. Il existe un mécanisme pour apporter pareils ajustements. Il est prévu à l’article 97 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève du 12 août 1949 sur la protection des victimes des conflits armés internationaux, qui statue que « Toute Haute Partie contractante pourra proposer des amendements au présent Protocole. Le texte de tout amendement sera communiqué au dépositaire qui, après consultation de l’ensemble des Hautes Parties contractantes et du Comité international de la Croix-Rouge, décidera s’il convient de convoquer une conférence pour examiner le ou les amendements proposés. »
Le Protocole I concerne toutes les Conventions de Genève relatives aux prisonniers, aux naufragés, aux prisonniers de guerre et à la protection des personnes civiles. Par conséquent, les amendements au Protocole peuvent porter sur toutes ces questions. L’Ukraine, seule ou avec d’autres pays, peut proposer des amendements au Protocole I. C’est le Conseil fédéral suisse qui est dépositaire des Conventions de Genève. Il se montre très prudent à l’égard des propositions de modification du droit international humanitaire : « Le Département fédéral des affaires étrangères (Eidgenössisches Departement fûr auswärtige Angelegenheiten – EDA) part du principe que, dans la plupart des cas, aucune modification spécifique du droit international humanitaire n’est nécessaire. Toutefois, il arrive qu’il faille clarifier les déclarations afin d’adapter les principes d’application à des réalités nouvelles. » L’agression de la Russie contre l’Ukraine a créé une effrayante réalité nouvelle.
Mais pour que nos idées de modification du droit international humanitaire deviennent la règle, il faut que cette réforme bénéficie d’un large soutien. Ni le Centre pour les libertés civiles ni aucune autre organisation de défense des droits humains ne peut lancer une réforme du droit international humanitaire. Seuls les États en ont le droit. Cela signifie que les électeurs des différents pays doivent savoir et comprendre ce qui se passe, et doivent exercer une influence sur les membres élus des Parlements nationaux.
Traduit du russe par Bernard Marchadier
Mikhaïl Savva est docteur en sciences politiques, membre du conseil des experts au Centre pour les libertés civiles, ONG ukrainienne lauréate du prix Nobel de la paix 2022.