Il existe une dimension de l’agression russe contre l’Ukraine qui échappe aux Occidentaux. Cette agression est la conséquence de la négation, de l’annulation de l’identité ukrainienne et donc de l’Ukraine elle-même. Beaucoup plus qu’une agression, il s’agit d’annuler l’Autre, explique le magistrat français Bruno Cathala, qui analyse la problématique très épineuse de la future juridiction capable de juger ce crime. Selon lui, le droit et la justice sont par ailleurs mis au défi de faire face à la dimension apocalyptique de cette guerre qui revêt au moins un double aspect : nucléaire et/ou écologique.
« Vouloir la paix, est ce vouloir la justice ? » Tel a été le sujet sur lequel les élèves français de la dernière classe des études secondaires devaient rendre un devoir de philosophie en quatre heures le 14 juin 2023 sans l’aide d’aucune documentation.
Le sujet n’était pas facile à traiter. Nous souhaitons tous qu’il existe un lien entre ces deux concepts tant les guerres paraissent injustes pour les agressés, spécialement pour les populations civiles1. Mais de quelle justice parle-t-on ?
La justice, ce n’est pas agiter un totem de manière incantatoire. Vouloir la justice, comme l’a exprimé le gouvernement ukrainien avec la plus grande détermination depuis le début de cette guerre, c’est attendre des décisions effectives qui relèvent les défis de son temps, c’est rencontrer des institutions à la bonne échelle qui répondent à ses attentes ; en bref, vouloir la justice est à la fois un espoir et une exigence.
Cette exigence est d’abord celle que l’on a vis-à-vis de l’action des juridictions internationales, spécialement de ses procureurs, pour qu’elles tiennent, dès à présent, les promesses inscrites dans leurs Statuts, mais elle s’adresse aussi à la communauté des juristes pour qu’elle imagine d’ores et déjà ce que sera le droit de demain et qu’elle invente une justice efficace devant laquelle les criminels devront rendre des comptes. C’est à cette injonction de créativité que nous voudrions ici essayer de répondre.
Le défi de la justice pénale internationale largo sensu consiste, à la fois, à jouer le rôle qui lui est dévolu dans un monde territorialisé — à savoir régler les conflits entre les nations —, et à saisir la dimension que l’on pourrait qualifier d’apocalyptique du conflit en cours en raison des dégâts, parfois quasi-éternels, qu’il engendre sur les écosystèmes.
I. Juger le crime d’agression : un enjeu politique ou juridique ?
Le premier défi relève du monde ancien : donner enfin une réalité à la répression du crime d’agression. Ce dernier est la conséquence d’une vision westphalienne du monde, c’est-à-dire qui se réfère à un ordre territorialisé, fondé sur les principes d’intangibilité et d’inviolabilité des frontières. Le rêve était de passer directement à l’universel. Force est de constater que ce rêve n’a pas (pour l’instant ?) abouti.
Dès le début de la guerre, Volodymyr Zelensky estime que Vladimir Poutine, et plus généralement les dirigeants de la Fédération de Russie, doivent être jugés pour avoir ordonné et organisé l’envahissement de son pays. À ses yeux, cette agression est le crime des crimes, « le crime international suprême, ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu’il les contient tous »2. Sans crime d’agression pas de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide3.
Les Occidentaux ne lui ont pas immédiatement emboité le pas car il existe une dimension de cette guerre qui leur échappe. Pour eux, la situation est simple : le sort des armes rapatriera peut-être l’Ukraine dans le giron russe ou l’en séparera définitivement. Ce n’est pourtant pas comme cela que le conçoivent les Ukrainiens. Pour eux, l’agression est la conséquence de la négation, de l’annulation de l’identité ukrainienne et donc de l’Ukraine elle-même. Beaucoup plus qu’une agression, il s’agit d’annuler l’Autre, de faire de tout un peuple des petits Russes, c’est-à-dire des sous-Russes.
C’est cette incompréhension qui a freiné le soutien des alliés de l’Ukraine dans la création d’une juridiction spéciale pour juger du crime d’agression. Par ailleurs, l’absence d’une juridiction internationale compétente pour juger ce crime4 explique également les tergiversations de la communauté internationale. Après la campagne de conviction ukrainienne, sont apparues de nombreuses initiatives, parfois sans cohérence entre elles. Allant du simple recueil de témoignages au lancement d’enquêtes en passant par des mesures provisoires ordonnées par des juges, elles émanent de juridictions internationales, régionales (l’Union européenne, la Cour européenne des droits de l’Homme) et nationales (européennes comme les États baltes, la Pologne, la France, l’Allemagne, l’Espagne, le Royaume-Uni, etc… mais également américaines : le Canada, les USA).
Le dernier développement est la création, à La Haye, en mars 2023 d’un Centre international chargé des poursuites pour le crime d’agression contre l’Ukraine (CIPA), lié à l’équipe commune d’enquête d’Eurojust déjà existante. Cet organisme, qui réunit des procureurs de certains pays européens, est chargé de conserver les éléments de preuve dans un lieu sécurisé et de préparer leur analyse pour les poursuites en vue de futurs procès devant des juridictions, nationales ou internationales pas encore identifiées.
Mais la création d’un tribunal spécial pour l’Ukraine (TSPU) continue de rencontrer les réticences, voire l’opposition, des pays alliés, des organisations internationales et de la Cour pénale internationale (CPI).
Le procureur de la CPI n’a en effet pas caché son opposition à cette idée, car il pense que cette création risque, d’abord, d’affaiblir la CPI et, ensuite, de diminuer les ressources allouées à la Cour généralement et à son bureau plus particulièrement.
Pour les tenants de l’ordre de 1945, l’émergence du TPSU soulignerait la paralysie existante du système international de sécurité fondé principalement sur l’ONU et plus spécialement sur son Conseil de sécurité (CSNU), incapable de se mettre d’accord, surtout lorsque l’un de ses membres les plus importants, un « P5 », est impliqué.
Il faut rappeler que, dans le système issu de la seconde guerre mondiale, il est de la responsabilité du Conseil de sécurité, conformément à l’article 39 de la Charte des Nations Unies, de constater l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et de décider quelles mesures seront prises pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.
L’Assemblée générale de l’ONU5 avait proposé une définition du crime d’agression6 recommandant au CSNU de s’en servir pour déterminer l’existence d’un acte d’agression7, pierre angulaire de l’architecture de sécurité internationale.
Dès lors, la paralysie du CSNU, que l’on constate, met en danger la stabilité du monde. La création du TPSU pose la question de savoir si c’est toujours aux États, par l’intermédiaire de leurs diplomates behind the curtains, de qualifier d’agression l’acte commis par un État ou si, dans le monde du XXIe siècle, cette détermination devrait appartenir à des juges indépendants, au terme d’un débat judiciaire et donc d’une procédure transparente.
Cette question du crime d’agression empoisonne les rapports à la CPI entre les États d’une part, et entre les États et les ONG d’autre part, et ce depuis le début des négociations ayant mené à l’adoption du Statut à Rome en 1998. À tel point que même si, en définitive, le crime d’agression apparaissait, après de rudes batailles en coulisse, parmi les quatre crimes relevant de la compétence de la Cour, il avait été décidé de ne pas le définir et de renvoyer sa définition à plus tard. Cela est aujourd’hui chose faite8 mais sa mise en œuvre est en réalité très dépendante du CSNU et, on le constate dans le conflit en cours, très difficile à poursuivre.
Dès lors, en juillet 2023, non seulement ni le CSNU ni la CPI, pour des raisons diverses, ne sont en mesure de statuer sur le crime d’agression, mais encore ne souhaitent confier à d’autres ce soin. Ce blocage ne peut subsister au risque de créer un désordre mondial incontrôlable.
La solution ne serait-elle pas à rechercher dans une évolution de la configuration de l’architecture de sécurité internationale ?
II. La justice et l’évolution de la configuration de l’architecture de sécurité internationale
Le système de sécurité international était traditionnellement bâti sur deux pôles : le politique et ses diplomates ; les militaires et leurs capacités à se garantir contre la guerre, à la préparer et à la gagner. On a cru, dans un moment post seconde guerre mondiale, que l’économie pourrait également jouer un rôle. La guerre en Ukraine a démontré que, même si l’économie peut être utilisée pour sanctionner des belligérants, l’imbrication des systèmes économiques ne prévenait pas pour autant la guerre et ne pouvait l’arrêter.
Parallèlement, comme nous venons de le souligner, la dimension diplomatique, au sein de laquelle le CSNU jouait un rôle majeur, a été grandement fragilisée. Le droit de veto utilisé par la Fédération de Russie, le fait que cet État puisse présider le CSNU alors même qu’il a agressé un des pays membre de l’Organisation, a au moins relativisé voire totalement anéanti l’autorité du CNSU, certes déjà entamée depuis de nombreuses années. Comment, en effet, demain le CSNU pourra-t-il qualifier l’agression d’un pays contre un autre alors qu’il n’a pas été capable de le faire lorsque l’un de ses membres permanents était l’agresseur ?
L’apparition, depuis plusieurs décennies, du nouvel acteur qu’est le juge va évidemment modifier encore cet équilibre instable. Certes, d’une part, il existait déjà la Cour internationale de justice qui était chargée de régler les différends entre États relatifs à la définition de leurs frontières et, d’autre part, le XXe siècle comme le début du XXIe siècle avaient vu se créer Nuremberg, Tokyo, les tribunaux ad hoc, et quelques autres juridictions. Mais la justice n’avait jamais été utilisée par des États en guerre et elle n’était pas apparue comme un acteur plein et entier de ce nouvel ordre mondial. Or les juges internationaux, parce qu’ils sont indépendants des États, paraissent aujourd’hui dans la situation de pouvoir le devenir en étant ceux qui qualifient le crime d’agression et qui décident qui en sont les responsables.
À cela s’ajoute que la réalité internationale a profondément changé. De nombreux regroupements d’États ont fait leurs apparitions. Il n’existe plus seulement le « club » des «grandes puissances », essentiellement occidentales, qui imposeraient leurs vues aux autres pays qui ne pourraient que les subir. À côté ont surgi progressivement, depuis les années 1950, les pays émergents qui veulent jouer un rôle dans la définition de cette architecture de sécurité. En plus des BRICS, il faut surtout souligner les regroupements de pays par régions géographiques (UA, UE, OEA, ASEAN, ACP…), regroupements qui paraissent rencontrer de plus en plus de succès car ces États font face à des défis comparables et ont des intérêts qui souvent se ressemblent. La guerre en Ukraine n’a par exemple pas les mêmes conséquences pour ces entités géographiques. S’agissant de l’Europe, beaucoup estiment que «l’invasion russe de l’Ukraine constitue un défi existentiel pour l’Europe, perçue dans de larges parties du monde comme un continent en déclin et dont la crédibilité stratégique est faible […] »9. Les pays africains se préoccupent davantage de ses conséquences sur leurs importations de céréales ou sur l’énergie. Les pays asiatiques paraissent encore plus absents même si la Chine, dans sa stratégie mondiale, joue un rôle indéniable. Les pays d’Amérique du sud sont peu présents. On constate ces écarts notamment lors de votes de résolutions par l’Assemblée générale de l’ONU.
On ressent ces différences également dans leurs visions souvent différentes de la justice internationale. Les pays africains reprochent depuis longtemps à la CPI de focaliser son activité sur eux et d’ignorer les crimes définis par le Statut de Rome qui seraient commis par les pays occidentaux. Ils dénoncent le « deux poids, deux mesures » qu’ils estiment caractériser la politique des procureurs de la CPI en prenant pour exemple l’absence de poursuites en Afghanistan, en Irak ou en Israël.
Face à ce constat ne serait-il pas envisageable de penser un système mondial non pas fondé sur les grandes puissances mais sur l’articulation et le dialogue entre ces systèmes régionaux ? Dans cette optique, que pourrait-on imaginer pour la justice internationale ?
À ce titre, créer le TPSU comme une juridiction pénale européenne aurait du sens. Cela pourrait avoir un effet d’entraînement, chacune des régions du monde instaurant un système pénal régional avec pour objectif de protéger leurs peuples et la paix entre les pays de la région. La CPI demeurerait, dans un tel schéma, soit une juridiction chargée d’assurer la cohérence des jurisprudences de ces différentes juridictions régionales, soit une juridiction pouvant juger dans deux cas : absence d’un système régional ; impossibilité pour la juridiction régionale de juger (par exemple en cas de crainte pour l’impartialité des juges). Une telle juridiction régionale inaugurerait le troisième temps de l’histoire de la justice pénale internationale, après Nuremberg, les tribunaux ad hoc et la CPI.
Cette juridiction pénale européenne pourrait a priori s’appuyer soit sur l’Union européenne (UE) soit sur le Conseil de l’Europe.
L’UE a certes créé le CIPA (Centre international chargé des poursuites pour le crime d’agression contre l’Ukraine)10. Est-ce pour autant l’embryon d’un tribunal ? S’il s’agit certainement d’une avancée puisqu’elle devrait permettre que des procureurs européens préparent les poursuites pour juger du crime d’agression commis par la Fédération de Russie, elle n’augure en rien de la création d’une structure pour juger de ce crime. En effet le TPSU pourrait-il être considéré comme impartial au regard des déclarations et des décisions arrêtées par l’UE depuis le début de la guerre ?
Le Conseil de l’Europe pourrait alors apparaître comme la structure capable d’accueillir cette juridiction11. Il est déjà doté d’une juridiction (CEDH) et, par ailleurs, il regroupe la plupart des pays européens même s’il en a exclu la Russie en 2022. Le 9 mai 2023, lors de la réunion des États membres de la coalition sur la création d’un tribunal spécial sur le crime d’agression contre l’Ukraine, sa secrétaire générale a déclaré que son organisation appuyait les efforts internationaux visant à la mise en place de cette juridiction.
III. La dimension apocalyptique du conflit et la nécessité d’étendre le bras de la justice
Il existe dans cette guerre une dimension particulière que l’on pourrait qualifier d’apocalyptique. Pourrait-il en être autrement quand le dirigeant du pays agresseur a placé cette guerre sous le signe de la défense, et même la sauvegarde, d’une identité qui serait attaquée et niée par un Occident qui voudrait une fois pour toutes la fin de la Russie12, qui se prétend donc dans une quête quasiment existentielle13 ?
Le droit et la justice sont mis au défi de faire face à la dimension apocalyptique de cette guerre qui revêt au moins un double aspect : nucléaire et/ou écologique.
1. La justice et le nucléaire
Très vite, durant cette guerre, la Russie a sous-entendu la possibilité d’utiliser l’arme nucléaire, stratégique ou tactique.
Nous laisserons aux spécialistes des relations internationales et des questions militaires le soin de débattre de la question très sensible de la plausibilité14 de cette hypothèse mais, comme le soulignent Florent Parmentier et Cyrille Bret15, « ce qui est certain, c’est que la période actuelle est celle de la « vulnérabilité nucléaire », une notion qui permet de prendre en compte la dimension matérielle du risque nucléaire (il n’y a pas de protection contre des explosions nucléaires, délibérées ou accidentelles), mais également du rôle de la chance, trop souvent occulté par la croyance dans la sûreté et la contrôlabilité parfaite de ces systèmes d’armes (en dépit des risques d’accident et de manipulation à distance) ». En tout cas, nombre de ces experts soulignent la difficulté à contenir l’escalade une fois la première explosion survenue16. Cette hypothèse ne pouvant donc pas être écartée, il est de la responsabilité des juristes d’y réfléchir et de proposer des solutions.
Nous n’avons pas de précédent. En effet, lorsque les bombes nucléaires ont été lâchées en 1945 sur des villes japonaises, le droit international n’était pas aussi constitué qu’aujourd’hui.
La Cour internationale de justice a apporté des éléments juridiques sur la licéité de l’emploi de l’arme nucléaire lorsqu’elle a rendu le 8 juillet 199617 un avis consultatif à l’Assemblée générale de l’ONU. Elle a estimé que :
- Ni le droit international coutumier ni le droit international conventionnel n’autorisent spécifiquement la menace ou l’emploi d’armes nucléaires ;
- Ni le droit international coutumier ni le droit international conventionnel ne comportent d’interdiction complète et universelle de la menace ou de l’emploi des armes nucléaires en tant que telles ;
- Est illicite la menace ou l’emploi de la force au moyen d’armes nucléaires qui serait contraire à l’article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies [recours à la force] et qui ne satisferait pas à toutes les prescriptions de son article 51 [le droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, en cas d’agression armée] ;
- La menace ou l’emploi d’armes nucléaires devrait aussi être compatible avec les exigences du droit international applicable dans les conflits armés, spécialement celles des principes et règles du droit international humanitaire, ainsi qu’avec les obligations particulières en vertu des traités et autres engagements qui ont expressément trait aux armes nucléaires ;
- Il ressort des exigences susmentionnées que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire ;
- Au vu de l’état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d’un État serait en cause.
Cette réponse peut aujourd’hui être complétée. L’utilisation des armes nucléaires pourrait en effet constituer deux types de crimes au regard du Statut de la CPI. D’abord des crimes de guerre (article 8) puisque ceux-ci consistent à « diriger intentionnellement des attaques contre la population civile en tant que telle ou contre des civils qui ne participent pas directement aux hostilités », ou à causer « incidemment des pertes de vies humaines dans la population civile […] ». Ce peut également être « tous bombardements par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiment qui ne sont défendus et qui ne sont pas des objectifs militaires ». Ces bombardements pourraient aussi être considérés comme des crimes contre l’humanité (article 7) s’ils sont commis dans le cadre « d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile ».
Pourtant il demeure une hypothèse nucléaire qui ne pourra pas être incluse dans une telle prévention. C’est le cas où l’une des parties ferait exploser une centrale nucléaire, dans le cas du conflit ukrainien, la centrale de Zaporijjia.
Il nous semble que l’on pourrait considérer cette hypothèse comme une catastrophe écologique au même titre, ou presque, que la destruction du barrage de Kakhovka.
2. La justice et les catastrophes écologiques
Il ne s’agit pas ici de s’interroger sur les guerres qui pourraient, dans le futur, avoir des causes écologiques mais plutôt de se préoccuper d’une question qui, jusque-là, paraît relativement ignorée : la caractérisation possible d’atteintes, définitives ou non, aux écosystèmes, c’est-à-dire qui touchent le patrimoine de l’humanité.
En effet, ce qui différencie les crimes habituellement identifiés par le droit international et les crimes pouvant être commis en Ukraine, ce sont leurs conséquences qui ne se « limitent » pas aux pays belligérants, ou même à leurs voisins immédiats. Ils entraîneront des conséquences pour l’ensemble de la planète, spécialement pour les populations et les écosystèmes des États qui sont géographiquement les plus proches du conflit, c’est-à-dire tous les pays européens, les pays d’Asie centrale ou encore ceux qui bordent la mer Noire et la Méditerranée.
Certes, cela n’est pas complètement nouveau. Yves Lacoste18 avait déjà attiré notre attention dès la fin des années 1970 sur le fait que la géographie est un savoir stratégique de tous les temps : « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre ».
La question est de savoir ce que peuvent le droit et la justice face à deux catastrophes : l’une qui est déjà arrivée, le dynamitage du barrage de Kakhovka, l’autre aujourd’hui envisagée par les analystes : la possible explosion volontaire de la centrale nucléaire de Zaporijjia.
2.1. La catastrophe écologique du barrage de Kakhovka
Le 6 juin, des explosions ont détruit le barrage hydroélectrique de Kakhovka situé sur le Dniepr, dans la province de Kherson avec notamment pour conséquence que l’eau du réservoir de Kakhovka (2 155 km2) s’est déversée dans le fleuve et sur ses rives.
Cela a d’abord obligé près de 10 000 d’habitants à fuir avec ce qu’ils ont pu sauver de leurs cheptels, les récoltes étant évidemment réduites à néant et sans doute pour un temps relativement long. Cette attaque n’est pas sans rappeler les bombardements américains sur les digues vietnamiennes notamment en 1972, bombardements dont l’intention délibérée et les conséquences avaient été dénoncées19 : « au minimum, une partie des rizières se trouve inondée, et la subsistance de six cent mille personnes compromise ».
En Ukraine, par ailleurs, les autorités ont informé les populations que le flot créé par cette ouverture dans le barrage charriait « des eaux usées, du pétrole, des produits chimiques » et peut-être même des matières toxiques provenant « d’au moins deux sites d’enfouissement de cadavres d’animaux morts de fièvre charbonneuse ». Les Ukrainiens estiment que c’est la « pire catastrophe écologique en Ukraine depuis Tchernobyl ».
Ces eaux souillées ne s’arrêteront pas à la frontière ukrainienne. De toute évidence elles vont se déverser, d’abord à travers le large delta du Dniepr, d’une superficie de 350 km2 comportant de nombreux lacs et îlots ainsi qu’une grande diversité animalière, avant de se jeter dans la mer Noire, déjà considérée comme la mer la plus polluée du monde.
Par ailleurs il demeure des inquiétudes pour la centrale nucléaire de Zaporijjia, localisée sur le réservoir de Kakhovka qui permet le refroidissement des réacteurs. Pour l’instant l’IRSN20 estime qu’il n’y a pas de risque à court terme pour la centrale. Qu’en sera-t-il demain ?
2.2. La possible attaque contre la centrale nucléaire de Zaporijjia
L’Ukraine possède quatre centrales nucléaires dont la centrale de Zaporijjia, la plus puissante d’Europe, qui est pourvue de six réacteurs nucléaires. Elle peut produire près de 6 000 mégawatts, soit assez d’énergie pour alimenter près de quatre millions de foyers en électricité.
Le 22 juin 2023, le président Zelensky a accusé Moscou de se préparer à la faire exploser et d’avoir déjà miné quatre de ses six réacteurs.
Le scénario du pire consisterait en un accident ou un attentat, avec rejet radioactif. L’Ukraine s’y prépare et des exercices ont lieu. Pourtant ces mesures, déjà difficiles à prendre en temps de paix, sont très difficiles, voire impossibles à exécuter en temps de guerre dans les zones de combat.
Par ailleurs, ces conséquences ne seraient pas confinées en Ukraine. De nombreux pays européens seraient touchés à un titre ou à un autre en fonction notamment de la direction des vents, de la pluie, et de leur proximité géographique avec l’Ukraine.
2.3. Conséquences judiciaires de ces attaques
« La tactique de la Russie, c’est l’écocide », a déclaré le chef de l’administration présidentielle, Andriy Yermak : « Ils cherchent à transformer les territoires ukrainiens en une zone de catastrophe écologique »21.
Le crime d’écocide, c’est-à-dire des « actes illicites ou arbitraires commis en connaissance de la réelle probabilité que ces actes causent à l’environnement des dommages graves qui soient étendus ou durables »22, n’est pas reconnu par le droit international. Les juristes pourtant s’y attellent depuis 1947 au sein de la Commission du droit international. Il n’est pas aujourd’hui défini juridiquement par une convention internationale et ne figure pas au nombre des crimes réprimés par la CPI. En revanche, il apparaît dans les codes pénaux russe et ukrainien, ce qui pourrait permettre des poursuites devant les juridictions ukrainiennes.
On comprend bien ce qui serait insatisfaisant dans ce type de poursuites nationales, les victimes de tels crimes, comme nous venons de le souligner, appartenant potentiellement à d’autres nationalités et les dégâts étant causés à toute l’humanité.
On trouve dans les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels des textes qui tentent de prévenir ces attaques contre l’environnement.
L’article 55 du Protocole additionnel I, intitulé « Protection de l’environnement naturel », est particulièrement clair : « La guerre sera conduite en veillant à protéger l’environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves. Cette protection inclut l’interdiction d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre conçus pour causer ou dont on peut attendre qu’ils causent de tels dommages à l’environnement naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la population. […] »
S’agissant des barrages et des centrales nucléaires, l’article 56 de ce même Protocole prohibe les attaques « contre les ouvrages d’art ou installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires de production d’énergie électrique […], même s’ils constituent des objectifs militaires, lorsque de telles attaques peuvent provoquer la libération de ces forces et, en conséquence, causer des pertes sévères dans la population civile. Les autres objectifs militaires situés sur ces ouvrages ou installations ou à proximité ne doivent pas être l’objet d’attaques lorsque de telles attaques peuvent provoquer la libération de forces dangereuses et, en conséquence, causer des pertes sévères dans la population civile. »
La seule limite à cette prohibition est la situation dans laquelle les barrages ne seraient pas « utilisés à des fins autres que leur fonction normale et pour l’appui régulier, important et direct d’opérations militaires, et si de telles attaques sont le seul moyen pratique de faire cesser cet appui » et pour les centrales nucléaires que « si elles fournissent du courant électrique pour l’appui régulier, important et direct d’opérations militaires, et si de telles attaques sont le seul moyen pratique de faire cesser cet appui ».
En général, « le droit des conflits armés tente de limiter les effets d’un conflit tout en se pliant à la logique de guerre. La distinction entre cibles militaires et biens civils, la nécessité militaire et la proportionnalité sont des principes cardinaux pour évaluer la licéité des actions militaires. »23
Encore faut-il trouver une juridiction pour condamner les responsables de ces possibles crimes. Ne pourrait-on pas utiliser le Statut de Rome pour poursuivre les auteurs de ces crimes et cela sans être obligés de créer de nouvelles incriminations ?
À ce titre, l’article 8.b.iii précise que constitue un crime de guerre « le fait de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causera […] des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel qui seraient excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu ».
On pourrait également envisager des poursuites pour crime contre l’humanité. C’est ce qu’avait d’ailleurs soutenu, pour obtenir un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Al Bashir, le procureur de la CPI dans l’affaire dite du Darfour24. Il avait estimé dans sa requête que l’objectif des Soudanais était de détruire systématiquement les moyens de subsistance — notamment la nourriture, les abris, les cultures, le bétail et, plus particulièrement, les puits et les pompes à eau — des populations civiles Four, Massalit et Zaghawa, afin de « s’assurer que les habitants qui n’auraient pas été tués sur‐le‐champ ne puissent survivre sans assistance ». Il précisait : « Étant donné l’environnement désertique hostile et le manque d’infrastructures, le village a de tout temps été au centre des stratégies de subsistance. Il est difficile de survivre hors du cadre communal. À titre d’exemple, l’accès à l’eau est depuis longtemps une composante essentielle des stratégies de subsistance. Pour faciliter cet accès tant aux hommes qu’aux animaux, de nombreux villageois ont creusé des puits communaux ou entretenu d’autres sources communales d’approvisionnement en eau. Les milices janjaouid et les forces armées n’ont eu de cesse de détruire, de polluer ou d’empoisonner ces puits pour priver les villageois de l’eau dont ils ont besoin pour survivre. Dans un certain nombre de cas, les équipements hydrauliques ont été bombardés. »
La majorité des juges n’a pas retenu l’argumentation du procureur considérant que « bien qu’il y ait des motifs raisonnables de croire que les forces gouvernementales ont parfois contaminé les puits et les pompes à eau des villes et des villages principalement habités par les membres des groupes Four, Massalit et Zaghawa qu’elles attaquaient, il n’y a pas de motifs raisonnables de croire que cette contamination était un élément central de leurs attaques ». Autrement dit, si le procureur avait, avec succès, démontré que la contamination de l’eau était un élément central de l’action de guerre, il n’est pas exclu que les juges aient pu conclure qu’un mandat d’arrêt puisse être délivré pour crime contre l’humanité.
Enfin, rien n’empêche d’imaginer juridiquement que l’on pourrait poursuivre les responsables pour le crime de génocide si la commission des crimes de guerre et/ou des crimes contre l’humanité consistant à détruire, polluer, empoisonner l’eau ou contaminer toutes les récoltes de façon à les rendre impropres à la consommation, biens essentiels dont une population a besoin pour survivre, ne pouvaient s’expliquer autrement que par l’existence d’une intention génocidaire, c’est-à-dire « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux » (art. 6 du Statut de la CPI). L’Ukraine a malheureusement déjà vécu, au début des années 1930, l’Holodomor qualifié par Raphaël Lemkin comme « l’exemple classique du génocide soviétique »25.
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Nous n’avons pas ici d’autres prétentions qu’ouvrir le débat auquel Volodymyr Zelensky assigne la communauté internationale des juristes par la confiance qu’il manifeste dans la justice depuis le début du conflit. Sommes-nous capables de répondre à cette injonction d’imagination : trouver des réponses concrètes et efficaces à un « anormal », jamais pensé auparavant, que produit chaque nouvelle guerre ? Autrement dit, la justice pénale internationale sera-t-elle au rendez-vous de son temps ?
P.-S. Je remercie Antoine Garapon d’avoir partagé avec moi ses nombreuses idées et d’avoir accepté de relire ce texte.
1er greffier de la Cour pénale internationale, membre du think tank Synopia.
Notes
- D’après Care France, aujourd’hui, 80 % à 90 % des victimes dans les conflits dans le monde sont des civils.
- Tribunal militaire international de Nuremberg, arrêt du 1er octobre 1946, AJIL 1947 p.197.
- Voir également Gordon Brown et Philippe Sands, « Créons un tribunal pénal spécial pour juger le crime d’agression commis contre l’Ukraine », Le Monde, 4 mars 2022 ; Stéphanie Maupas, « L’Ukraine plaide à Paris l’idée d’un tribunal pour juger l’agression russe », Le Monde, 29 novembre 2022.
- Sans rentrer dans le débat juridique, qui a été rappelé dans de nombreux articles juridiques, l’ensemble des juristes s’accordent pour dire que la Cour pénale internationale ne peut poursuivre et juger le crime d’agression qui aurait été commis par la Fédération de Russie.
- Résolution 3314, 14 décembre 1974, A/RES/29/3314.
- « L’agression est l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies […] ».
- On peut simplement rappeler, à titre anecdotique, que l’URSS a joué un rôle très moteur dans l’élaboration de la définition du crime d’agression par l’Assemblée générale des Nations Unies. Ainsi, le 22 septembre 1967, à la vingt-deuxième session de l’Assemblée générale, l’Union des républiques socialistes soviétiques a demandé que soit inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée, en tant que question importante et urgente, un point intitulé « Nécessité d’accélérer l’élaboration d’une définition de l’agression compte tenu de la situation internationale actuelle » (A/6833).
- Nouvel article 8 bis du Statut de la CPI, amendement adopté le 11 juin 2010 à la Conférence de révision du Statut de Rome qui s’est tenue à Kampala. Les amendements ont été diffusés par le Secrétaire général des Nations Unies par la notification dépositaire C.N.651.2010.TREATIES-8 du 29 novembre 2010. Les conditions d’exercice de cette compétence sont définies aux nouveaux articles 15 bis et 15 ter du Statut.
- Yves Bertoncini ,« Comment la guerre en Ukraine change l’Europe et la France », La grande conversation, 20 mars 2023.
- Voir supra.
- Antoine Garapon et Bruno Cathala, « Il faut créer, au sein du Conseil de l’Europe, un tribunal spécial pour l’Ukraine », Le Monde, 1 mars 2023.
- Voir par exemple le discours annuel de Vladimir Poutine à la nation russe, à Moscou : « Les élites de l’Occident ne cachent pas leur objectif : infliger une défaite stratégique à la Russie, c’est-à-dire en finir avec nous une bonne fois pour toutes », Le Monde, 21 février 2023.
- Samuel Charap, Miranda Priebe, Avoiding a Long War, U.S. Policy and the Trajectory of the Russia-Ukraine Conflict, Rand corporation, january 2023.
- Voir Samuel Charap et Miranda Priebe, déjà cité ; Benoît Pelopidas, « Faire face aux vulnérabilités nucléaires », Cogito, 20 février 2023.
- « Ukraine : trois scénarios de rupture », La Conversation, 17 février 2023.
- Benoit Pelopidas, déjà cité.
- C.I.J. Recueil 1996, p. 226.
- 1976 LACOSTE, Yves, Paris, La Découverte.
- Yves Lacoste, « Les bombardements de digues sont délibérés », Le Monde, 16 août 1972 — et on ne parle pas ici de l’agent orange disséminé par les Américains également durant la guerre du Vietnam.
- Communiqué de l’Institut français de radioprotection et de sureté nucléaire, 7 juin 2023.
- Elise Vincent et Faustine Vincent, « Guerre en Ukraine : les attaques contre l’environnement sont devenues des armes à part entière », Le Monde, 22 juin 2023.
- Stop Ecocide Fundation, Independent expert panel for the legal definition of ecocide. Commentary and core text, juin 2021.
- Laurence Boisson de Chazournes, « L’eau en droit international : entre singularité et pluralité », Leçons inaugurales du Collège de France, Librairie Arthème Fayard-Collège de France, 2023, p. 48
- « Le procureur contre Omar Hassan Ahmad Al Bashir », ICC‐02/05‐01/09, 4 mars 2009, §91 et suivants.
- Voir Timothy Snyder, Terre de sang, Folio histoire, Gallimard, 2012, p. 61 à 120.