À l’occasion d’une rétrospective au musée Zadkine à Paris de la sculptrice Chana Orloff, grande figure artistique de l’école de Montparnasse, notre autrice Olga Medvedkova consacre un article émouvant à cette portraitiste remarquable, née à la fin du XIXe siècle dans une famille juive des terres de l’Ukraine actuelle. L’œuvre de Chana Orloff, dont la vie a été marquée par l’occupation nazie en France, puis un lien intime avec Israël, peut se lire aujourd’hui comme un formidable appel à résister face à la haine de l’Autre.
L’exposition de Chana Orloff (1888-1968) à Paris, au musée Zadkine, est un véritable cadeau, une fête pour nous tous. Elle sera ouverte jusqu’au 15 mars : tous ceux qui s’intéressent à la culture issue de l’émancipation juive, venue de cet Est de l’Europe, née dans ces terres de l’Ukraine actuelle et faisant partie de l’Empire russe à l’époque, de ce mélange des racines et des cultures, doivent absolument aller la voir. L’exposition n’est pas grande, elle occupe seulement quelques salles de ce petit musée-atelier de l’ancien camarade de Chana, Ossip Zadkine, mais elle est riche, puissante, et demande une visite au ralenti.
Les œuvres de Chana sont d’une originalité, d’une indépendance et d’une vitalité à couper le souffle. Elle est surtout portraitiste. Les gens qu’elle sculpte semblent être là, tout comme elle-même semble être là, présente : son art communique une énergie rare, propage une forme de magie blanche. Ces portraits, souvent en buste, ressemblent à des reliquaires de la Renaissance italienne, ils ressemblent à des sculptures africaines. Ils sont archaïques et puissamment modernes. Parfois, ce sont presque des caricatures. Ils n’appartiennent à aucun style, aucun mouvement. Ils ressemblent surtout, on le sent très fort, à ceux que furent jadis, de leur vivant, ces gens, ces poètes, artistes, habitants de Montparnasse des années 1920-1930. Par la quantité et par la qualité de vie qu’ils recèlent, ces bustes sont uniques. Abrégés, condensés, serrés, ils sont plus vrais que nature. Chacun est un monde, aucun ne ressemble à son voisin, et les moyens que Chana déploie pour les sculpter sont aussi uniques qu’unique est chaque être.
Dans l’interview filmée que l’on peut voir à l’exposition, elle raconte comment ses camarades, les artistes de l’École de Paris, venaient la voir pour lui expliquer : il faut se joindre à l’un des mouvements modernes, à l’un des « ismes » : on ne peut pas faire de l’art en solitaire. Mais elle s’en moquait. « Je voulais juste faire l’époque », disait-elle. Qu’est-ce que cela voulait dire dans sa bouche, dans son français toujours un peu vague, comme doublé et même triplé d’autres langues ? Sans doute voulait-elle juste sculpter ses contemporains, ses voisins, artistes, écrivains venus à Paris du monde entier. Mais elle a aussi « fait époque », c’est évident : en tant qu’artiste et en tant que femme, en tant que Juive et en tant que cosmopolite, en tant que vivante et que survivante. En voyant ses œuvres et ses photos, nous répétons ces mots de Vladimir Jankélévitch : « Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. » Avoir été : c’est si difficile et si évident, si secret et si rassurant !
Huitième des neuf enfants d’une famille juive, fille de Raphaël Orloff et Rachel Lipschitz, Chana est née à Konstantinovka, un petit village appartenant alors au gouvernement d’Ekaterinoslav et maintenant à la région de Donetsk dans l’Ukraine contemporaine. Nous en avons entendu parler récemment, quand, le 13 mai 2023, les Russes y ont détruit le musée. En 1905, de terribles pogroms organisés par la réaction russe ont eu lieu dans cette région. La famille Orloff quitte alors Konstantinovka, se rend à Odessa pour s’installer finalement, en 1906, en Palestine faisant alors partie de l’Empire ottoman. Ils vivent à Petah Tikvah : ils ont une ferme, Chana apprend la couture. En 1908, elle a vingt ans, elle part seule pour Tel Aviv, y travaille comme couturière, tout en suivant des cours de russe, d’hébreu et d’études bibliques.
En 1910, elle arrive à Paris afin de s’initier à la haute couture. Elle travaille d’abord pendant deux ans pour la maison de couture de Jeanne Paquin, mais en 1911, elle est admise à l’École des arts décoratifs. Elle s’y forme au dessin et à la sculpture, elle commence à fréquenter les milieux artistiques, se lie d’amitié avec Soutine, Zadkine, Modigliani, Chagall, d’autres habitants de Montparnasse, de la Ruche. En 1914, elle commence à exposer et rencontre le poète polonais Ary Justman qu’elle épouse deux ans plus tard ; ils ont un fils Elie surnommé Didi. Ils habitent rue d’Assas, dans le VIe arrondissement, mais en 1919, Ary meurt de la grippe espagnole. À l’âge de 31 ans, Chana se retrouve seule avec un petit enfant.
« Autrefois, on avait honte de gagner de l’argent avec son art. On n’en parlait jamais, on cachait quand on vendait quelque chose. Et on plaignait beaucoup l’acheteur ! » disait Chana Orloff. Comme c’est loin des standards d’aujourd’hui, des artistes qui veulent à tout prix du succès ! Et pourtant l’art devient à Paris, dans les années 1920, un bon moyen de gagner sa vie. C’est l’âge d’or de l’École de Paris. Les collectionneurs payent et les galeristes proposent aux artistes des contrats. Son art à elle, comme on dirait maintenant, « marche ». Ses portraits sont à la mode. En 1926, elle obtient la nationalité française et se construit, comme certains de ses amis, une villa-atelier, sur les dessins de l’architecte Auguste Perret. Elle existe toujours, cette maison, rue Villa Seurat dans le 14e arrondissement, dans le quartier du Petit-Montrouge, non loin du parc Montsouris. C’est là qu’elle vit avec son fils, reçoit la bohème parisienne et travaille sur ses portraits.
Mais ce bonheur est provisoire. La France est occupée ; le 3 octobre 1940, le « statut des Juifs » est promulgué par le régime de Vichy. Décidé par Pétain et ses ministres, il répond, certes, à l’ordonnance allemande, mais est beaucoup plus draconien. Le 4 juillet 1942, le régime décide que les enfants juifs seront déportés eux aussi. Chana tente de partir aux États-Unis, mais en vain. Elle échappe par miracle à la rafle du Vél’ d’Hiv’, le 17 juillet 1942, et se réfugie à Grenoble ; mais l’occupation de la zone libre l’oblige à fuir encore, en Suisse cette fois. Son ami de l’époque s’y suicide en apprenant le destin de sa famille.
Elle ne rentre à Paris qu’en mai 1945 : son atelier a été pillé et saccagé, les 139 œuvres qui s’y trouvaient sont volées. L’une de ces œuvres, L’Enfant Didi, réapparaît en 2008 dans une vente à New York. C’est l’une des quatre seules sculptures de Chana spoliées en 1943-1945 et qui seront retrouvées dans des contextes très variés. À l’issue de quinze ans de négociation, la sculpture est restituée aux petits-enfants de l’artiste qui habitent toujours l’atelier de Chana, rue Villa Seurat. Aujourd’hui, cet atelier, reconnu maison des illustres, s’ouvre au public. Quant à L’Enfant Didi, l’on peut le voir au musée parisien d’Art et d’Histoire du Judaïsme jusqu’au 29 septembre 2024. Un autre Enfant Didi de Chana Orloff est visible la place des Droits-de-l’Enfant, non loin de sa villa. Cette œuvre, dont l’original date de 1927, commémore la déportation des enfants juifs.
L’une des sculptures de Chana Orloff réalisées après son exil en 1945, porte le nom Le Retour. Un homme est assis, ses coudes appuyés sur ses genoux, les mains croisées sur la poitrine. Sa tête est baissée. Sa chair est en loques. C’est un tas de matière défaite, désordonnée, qui peine à retrouver forme humaine. Chana ne montrera cette sculpture qu’en 1962 ; pendant 18 ans elle restera voilée au fond de son atelier.
Dans les années 1950, après les traumatismes de la guerre, le long chemin de la convalescence passe, pour Chana Orloff comme pour tant d’autres, par Israël. C’est en effet à Tel Aviv qu’elle réside maintenant de longs mois, travaille et expose. C’est là qu’elle obtient d’importantes commandes officielles et c’est là qu’elle mourra, en 1968, en préparant sa grande exposition. C’est là aussi que vivent, ou plutôt que vivaient, ses neveux et ses nièces : trois de ses descendants ont été tués le 7 octobre dernier ; sept autres ont été pris en otage par le Hamas au kibboutz Beeri. Six d’entre eux viennent d’être libérés… Oui, ce qui nous semblait être si loin, derrière nous, en Ukraine, en Russie ou en Israël, revient et l’histoire de l’art redevient brusquement d’une actualité tragique, d’une nécessité brûlante.
« Je suis née dans un village de la Russie tsariste. Tout de suite, il a fallu me frapper très fort, pour que je commence à respirer et à vivre. C’étaient les premiers coups que j’ai reçus et ensuite j’en ai reçu durant toute ma vie. » Ces mots de Chana Orloff semblent décrire une histoire plus générale que la sienne, plus longue que la sienne : une histoire qui nous touche tous et qui est, pour cette raison, notre histoire commune, indépendamment des conditions de notre naissance. Le fait que cette histoire, dans ces aspects les plus inadmissibles, inhumains, tragiques, revienne et redevienne notre présent, profile notre réalité, ce n’est pas une vision ou un discours. C’est une réalité. Nous revenons à ce passé « qui ne passe pas » non pas parce que cela nous plaît, parce que nous en avons le besoin ou l’habitude, non pas parce que nous l’avons choisi, mais parce que les autres l’ont choisi pour nous. Parce que les Russes, notamment, l’ont choisi. Cela a un nom : la réaction. La politique, l’idéologie, l’action réactionnaire. Un réactionnaire, nous informe Larousse, c’est celui qui « se montre partisan d’un conservatisme étroit ou d’un retour vers un état social ou politique antérieur », ajoutons-le, ce passé est souvent un fantasme. Avant c’était mieux. Évidemment ! Car l’ « avant », pour la plupart des gens, est aussi flou que l’ « après » : on peut le peupler de toutes sortes de sapins de Noël, de chocolats, de contes de fées. Et avec ces chocolats, interdire, mettre hors la loi, inciter au crime, à la haine des gens, aux pogroms, aux coups.
La résistance à la réaction politique nous impose aujourd’hui le renouvellement d’une pensée historique active, engagée, d’une pensée anti-réactionnaire. Nous devons la pratiquer franchement, sans faire de pirouettes intellectuelles, sans s’excuser de ce que voilà, encore, nous pensons au passé, nous comparons le présent au passé. Avons-nous le droit de le faire ? Oui, non seulement nous avons ce droit, mais nous le devons, parce que ceux qui prétendent diriger le monde d’aujourd’hui le font : ils nous imposent une vision idyllique du passé totalitaire du XXe siècle, que nous n’acceptons pas, à laquelle nous allons résister par tous les moyens que nous avons. Il serait absurde d’envisager cette résistance sans se munir des armes que le passé nous a léguées. Et parmi ces armes il y a celles, magiques, que Chana Orloff nous a livrées à nous tous, en héritage.
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.