Témoignage de la Russie profonde, gangrenée par la corruption et la violence

Lecture de : Russie, mon pays bien-aimé, d’Elena Kostioutchenko, traduit du russe par Emma Lavigne et Anne-Marie Tatsis-Botton, Noir sur Blanc, 400 p.

La parenté entre l’homo sovieticus et l’homo poutinicus a fait couler beaucoup d’encre. Plus rares sont les réflexions sur leurs différences, car différences il y a, et elles sont importantes. Russie, mon pays bien-aimé, d’Elena Kostioutchenko, aide à y voir plus clair.

Née en 1987 à Iaroslavl, une ville à 270 km au nord-est de Moscou, elle est bien placée pour en parler. D’abord, parce qu’elle appartient à la génération qui a grandi dans les années 1990, période qui a suivi la chute du régime soviétique, où l’effondrement économique se conjuguait avec des turbulences politiques. Ensuite, parce qu’elle vient de la périphérie et qu’elle connaît ce pays profond qu’on a tant de mal à appréhender. Enfin, parce qu’elle a longtemps exercé le métier de journaliste au célèbre hebdomadaire Novaïa Gazeta, principal journal d’opposition en Russie, fondé en 1993 et liquidé par le pouvoir en 2022.

Le fil conducteur du livre est autobiographique : la curiosité d’une enfant de 9 ans, qui essaie de comprendre qui est ce « Eltsine » dont parlent avec dégoût les adultes, puis ce « Poutine » qu’on a l’air d’apprécier, et pourquoi ce qu’on entend à la télé est si différent de ce qu’on lit dans un journal comme Novaïa Gazeta… En grandissant, Elena y voit de plus en plus clair ; elle décide alors de suivre les traces de son idole, Anna Politkovskaïa, la journaliste assassinée en 2006, comme cinq autres collaborateurs de l’hebdomadaire l’ont été entre 2000 et 2009.

À travers les reportages qui amplifient le récit proprement autobiographique, le lecteur découvre le pays profond, gangrené par la corruption et la violence. Il s’agit des années 2010, celles de la présidence de Medvedev, puis de Poutine. La corruption est endémique, la violence aussi ; la presse en parle lorsqu’un grand scandale éclate ou qu’un grand crime est commis — Kostioutchenko, elle, raconte les drames des petites gens : la misère, le trafic, la prostitution, la drogue… N’ayant plus la conviction d’antan que le Parti communiste et l’État ont « toujours raison », ils se sentent victimes d’une injustice endémique, ce qui, entre autres, favorise le culte de Poutine, ce « bon tsar », qui les protégerait des malfrats « si seulement il savait ». Mais le « tsar » est loin…

Le chapitre intitulé « Moscou n’est pas la Russie » décrit les réactions de ceux qui habitent le long du trajet du Sapsan, le TGV russe, qui relie Saint-Pétersbourg et Moscou. Dans une rage impuissante, la Russie miséreuse voit passer, plusieurs fois par jour, la Russie arrogante et repue : les passagers, qui sirotent leur café, « ne regardent même pas par la fenêtre » ! Cela fait irrésistiblement penser au Voyage de Pétersbourg à Moscou, d’Alexandre Radichtchev (1749-1802), qui à l’époque avait fait le même trajet et dont le livre, une violente dénonciation du servage et de la misère parue en 1790, avait valu à son auteur une condamnation à dix ans de bagne. C’était sous le règne de Catherine II, « l’amie des Lumières ».

La faillite de l’État dans la plupart des domaines, la confusion qui règne dans les esprits, efficacement entretenue par la propagande, ont des conséquences désastreuses même au niveau de la famille, cette cellule de base censée être la plus stable et la plus protectrice. C’est à nouveau l’autobiographie qui en offre l’illustration : les rapports entre la journaliste et sa mère se dégradent depuis l’annexion de la Crimée par la Russie et l’invasion de l’Ukraine. À travers ces déchirures familiales, la guerre a déjà embrasé le sol russe. 

Entre-temps, Elena Kostioutchenko a dû quitter le pays — à cause de ses reportages sur la guerre et aussi en tant que militante pour les droits LGBT. Certes, son livre n’a ni la belle architecture, ni la puissance stylistique des ouvrages dénonciateurs d’une Svetlana Alexiévitch, il n’empêche : la Russie qu’elle décrit, bien qu’elle ait plusieurs traits communs avec l’URSS, est un pays différent, plus fracturé, sans la cohérence jadis assurée par l’idéologie, ce qui en fait une proie encore d’autant plus facile pour les Poutines. Un témoignage précieux à présenter devant le Tribunal de l’Histoire.

Spécialiste des littératures scandinaves et russe, traductrice, essayiste, critique littéraire et écrivaine

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