Le philosophe politique russe analyse le phénomène des files d’attente en Russie d’aujourd’hui : celle pour aller donner sa signature à Nadejdine, candidat pseudo-libéral ; celle pour déposer des fleurs sur la tombe de Navalny ; enfin, celle qui s’est formée le 17 mars devant de nombreux bureaux de vote en réponse aux appels de l’opposition. Toutes les trois étaient, pour le public russe, un moyen d’exprimer son désaccord avec la politique de Poutine. Cela fut-il efficace ? Pour l’auteur, ces moyens dérisoires sont désormais dépassés : la dictature de Poutine ne peut être renversée que par la force.
L’élection présidentielle de 2024 a confirmé une vérité immuable : en Russie, la principale forme d’organisation sociale est la file d’attente. Aucune autre nation n’est aussi douée pour constituer habilement et rapidement une file d’attente, s’y tenir docilement pendant des heures, s’enregistrer, échanger des services, faire connaissance, boire et même faire l’amour, comme dans le roman éponyme de Vladimir Sorokine. C’est parce que l’État russe sait mieux que quiconque créer rapidement une pénurie à partir de n’importe quelle ressource et construire des interactions sociales autour d’elle — car à l’origine de la file d’attente se trouve toujours l’État avec son guichet de distribution, qui régule l’attribution des avantages en fonction de son idée de la justice sociale.
On se souviendra des élections de 2024 pour trois files d’attente. La première, comique, était la file d’attente pour Nadejdine, lorsque les marionnettistes du Kremlin, qui aiment bien tester des « technologies » électorales, ont lancé au public anti-Poutine un appât appelé « candidat anti-guerre » — un politicien bien rôdé du système, ancien député de la Douma d’État et candidat actuel du parti non parlementaire Initiative civile, Boris Nadejdine, qui a pris soin de s’exprimer contre la soi-disant « opération militaire spéciale » et la verticale du pouvoir poutinien. Sa candidature a soudainement suscité un élan d’enthousiasme civique et, afin qu’il puisse recueillir les 100 000 signatures requises pour l’investiture, des milliers de personnes ont fait la queue dans les villes de Russie et de l’étranger — à Yakoutsk, les gens sont restés debout dehors par -45° C. Craignant que l’expérience ne soit allée trop loin, la Commission électorale centrale a refusé de l’enregistrer, estimant que 15 % de ces signatures n’étaient pas valides.
Une deuxième file d’attente, tragique, s’est formée devant la tombe d’Alexeï Navalny au cimetière Borissovski de Moscou. En même temps, dans des centaines de villes russes, les gens ont courageusement porté des fleurs aux monuments des victimes de la terreur stalinienne, en mémoire de l’homme politique assassiné (l’anthropologue Alexandra Arkhipova a dénombré au moins 500 de ces monuments dans toute la Russie). Ces files d’attente devant la tombe de Navalny et devant des mémoriaux improvisés étaient une véritable manifestation de protestation civile — non autorisée, risquée, défiant l’État. Lorsque les gens s’y sont rendus avec des fleurs, ils savaient ce qu’ils faisaient et portaient avec eux non seulement des pièces d’identité, mais des vêtements chauds, des livres épais et des provisions au cas où ils seraient détenus — certains ont même confié leurs enfants et leurs animaux de compagnie à leurs proches et rédigé des procurations. Pour la première fois depuis des années, face à une détermination aussi désespérée, l’État a reculé. Certes, il y a eu des dizaines de détentions et d’affaires administratives, et il est probable que beaucoup de ceux qui sont venus honorer la mémoire de Navalny ont été photographiés et inscrits sur des listes de personnes non fiables, mais il est clair que la machine répressive échoue face à des citoyens qui ont surmonté la peur — Alexeï Navalny, même après sa mort, est parvenu à vaincre les autorités.
Enfin, il y eu une troisième file d’attente, épique, pour l’élection présidentielle dans les consulats russes à l’étranger. Alors que le régime criminalise toute activité d’opposition, tue son principal opposant en prison et détruit complètement l’intrigue des élections, les transformant en un plébiscite de type soviétique, la stratégie sournoise des « quatre Poutine » — dont Vladislav Davankov, tel un diable sorti de sa boîte — a été proposée par le régime comme manœuvre de diversion. Et — ô miracle ! — des dizaines de milliers de Russes de l’étranger, soutenus par les leaders de l’opposition en exil, ont afflué vers les consulats russes pour voter. À Tbilissi et à Erevan, à Antalya et à Athènes, à Berlin et à Berne, à Prague, à Londres, à Washington et sur l’île de Phuket, les électeurs ont fait la queue pendant des heures (parfois jusqu’à 7-8 heures) pour voter pour la tête vide de Davankov ou pour gâcher leur bulletin de vote.
On peut comprendre ce qui a motivé les gens : face à la frustration, à la désunion et au désespoir (un sentiment qui s’est accentué depuis la mort de Navalny), ils ont utilisé un moyen sûr et apparemment légal de protester, sur l’appel des ténors de l’opposition. Ce n’était pas tant politique que thérapeutique : les gens soignaient leur propre traumatisme, sans se rendre compte du piège : car ils légitimaient en même temps un régime criminel, l’usurpation du pouvoir par un homme qui a remplacé la Constitution, et l’annexion des quatre régions occupées de l’Ukraine et de la République de Crimée. Selon le scénario élaboré par des technologues politiques du Kremlin, ils ont donné aux élections un signe de légitimité : l’image des files d’attente devant les bureaux de vote est devenue virale dans les médias du monde entier, gagnant la gratitude de Maria Zakharova. On dit que dans les files d’attente formées le 17 mars à midi, les gens se reconnaissaient et s’assuraient qu’ils n’étaient pas seuls, car ils participaient à une action collective. Tout cela est peut-être vrai, mais qu’est-ce qui les empêchait de faire la même chose sans entrer dans l’ambassade ? Le jour même des élections, au lieu de participer à la procédure honteuse, ils auraient pu organiser un rassemblement devant l’ambassade, dresser un piquet de grève, accrocher des drapeaux ukrainiens et monter une tente afin de récolter des fonds pour les forces armées ukrainiennes. Quelque chose de similaire a été fait à Prague : le jour des élections, un rassemblement « Prague contre Poutine » a été organisé dans le centre-ville. Cependant, 300 personnes au maximum sont venues au rassemblement, alors que cinq fois plus, soit 1 650 personnes, ont fait la queue à l’ambassade.
Les gens ont préféré se prosterner devant le Léviathan pour déclarer leur désaccord avec lui. Cela témoigne d’un syndrome inné des Russes, qui n’a pas disparu, y compris dans l’émigration et l’opposition : le syndrome de la fascination pour l’État. Ce syndrome a été nourri par des siècles de violence du pouvoir qui a privé l’individu de ses biens, de ses droits civiques et de sa dignité. En Russie, l’État n’est pas seulement une institution de coercition, mais un état de conscience, une vision du monde particulière qui, en Russie même, pousse une personne à répondre à l’appel à la mobilisation, sans même essayer de se cacher, de se sauver ou de payer un pot-de-vin et, dans l’émigration, à se rendre docilement au bureau de vote d’un consulat toxique. Le citoyen est hypnotisé par le pouvoir comme un lapin par un boa constrictor, incapable de sortir du paradigme de l’État, même criminel, illégitime et juridiquement insignifiant : la raison d’État, la parole et l’acte du souverain !
En attendant, l’année 2024 — avec l’assassinat d’Alexeï Navalny et le cannibalisme des 87 % aux élections — a marqué un tournant, la transition finale de la Russie de l’autoritarisme au totalitarisme. Navalny était le dernier homme à avoir achevé (au sens le plus littéral) le parcours de la lutte politique légale, et « Midi Contre Poutine » était son testament, la dernière flambée d’une époque révolue. L’ère de la politique d’opposition en Russie est derrière nous ; la dictature bien ancrée ne laisse aucune chance à la lutte politique légale et ne peut désormais être renversée que par des moyens violents et révolutionnaires (cette violence viendra probablement de l’intérieur de l’État lui-même, de ses propres structures administratives ou de sécurité, à l’instar de la rébellion ratée de Prigojine). Quant à l’opposition, elle devra attendre la prochaine file d’attente — la traditionnelle file d’attente russe pour faire ses adieux au corps de Poutine dans la Salle des colonnes de la Maison des syndicats à Moscou. Et cette attente durera probablement des années.
Traduit du russe par Desk Russie
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Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).