Le 3 avril, Alexandre Skobov, 66 ans, ancien prisonnier politique soviétique, a été arrêté à Saint-Pétersbourg. Accusé d’ « apologie du terrorisme », il encourt jusqu’à 7 ans de prison. Condamnant la guerre impérialiste russe, Skobov s’est notamment prononcé en faveur de la destruction du pont de Crimée, de la flotte de la mer Noire, des aérodromes militaires, etc. Desk Russie publie l’un des derniers entretiens de Skobov avant son arrestation, précédé d’une notice biographique de cette figure emblématique de la résistance intellectuelle russe.
Qui est Alexandre Skobov ?
Jeune militant de gauche, Skobov a été arrêté pour la première fois en 1978, pour avoir diffusé des tracts appelant à « renverser la tyrannie des fonctionnaires soviétiques et à lutter pour un socialisme authentique et humain ». Ces appels lui ont valu un séjour de trois ans dans un hôpital psychiatrique, suivi d’un autre séjour plus court, quatre ans plus tard. En 1988, Skobov adhère au premier parti d’opposition, l’Union démocratique (fondé par Valeria Novodvorskaïa).
Dans la période post-soviétique, Skobov a été professeur d’histoire dans une école et a écrit un manuel scolaire. Il a activement protesté contre les deux guerres de Tchétchénie et a participé à des rassemblements anti-Poutine.
En 2014, il a été attaqué près de son immeuble, frappé à la tête et poignardé à plusieurs reprises. Depuis l’annexion de la Crimée, il a régulièrement plaidé en faveur d’une réponse forte à l’agresseur. Dans des articles publiés notamment sur les sites web Grani.ru et Kasparov.ru, il a appelé au « démantèlement de la Russie nazie ».
Malgré les menaces pesant sur lui, il a refusé de quitter la Russie. Voici comment il expliquait sa position : « Pourquoi est-ce que je pense qu’il est juste de ne pas partir, m’exposant ainsi clairement au risque de répression, d’arrestation ? Je cherche à ce que ma voix rejoigne la voix collective de l’émigration politique russe, qui convainc l’opinion publique occidentale, les élites, de la nécessité d’augmenter l’aide militaire à l’Ukraine. Le fait que je reste en Russie donne un peu plus de poids à mes paroles. […] Et si je suis arrêté, cela donnera encore plus de poids à mes paroles. »
Skobov est membre du Free Russia Forum, une conférence bisannuelle organisée par et pour l’opposition russe. Elle se tient deux fois par an à Vilnius. Il est également auteur de Desk Russie.
Entretien
Comment la répression actuelle se compare-t-elle à votre expérience de la psychiatrie punitive soviétique ?
Dans les années 1970 et plus tard, on n’utilisait plus systématiquement des médicaments psychotropes pour « soigner » les dissidents. Moi, j’ai eu de la chance. La plupart des médecins que j’ai rencontrés ont essayé d’éviter de jouer le rôle de bourreaux. Lorsque j’étais à l’hôpital, le régime soviétique était déjà fatigué et paresseux. Les bourreaux actuels sont beaucoup plus actifs. Le régime ne peut évoluer que dans une seule direction : vers de plus en plus d’atrocités. Et il adopte allègrement les pratiques soviétiques.
En restant en Russie, n’avez-vous pas peur de participer aux travaux du Free Russia Forum, qui a été déclaré organisation « indésirable » ?
Je suis membre du conseil du Forum, je m’exprime, je participe à la rédaction de déclarations, d’appels officiels, dont certains que j’ai tout simplement écrits moi-même. Ma participation au Forum est bien réelle et je ne vais pas l’arrêter. Les membres du Forum ont des opinions et des points de vue différents, il ne s’agit pas d’un parti politique unique. Voici pourquoi je chéris mon appartenance au Forum : c’est la seule organisation qui, depuis l’annexion de la Crimée, s’est rangée sans équivoque du côté de l’Ukraine, victime d’une agression. Aujourd’hui, le Forum rejette catégoriquement les appels pseudo-pacifiques à geler le conflit. Je vois dans ces appels une complicité directe avec l’agresseur. Nous sommes pour la victoire de l’Ukraine, la libération de tous les territoires occupés par la Russie, le rétablissement des frontières de 1991, les réparations pour l’agression et le jugement des membres de la direction militaire et politique de la Russie qui ont déclenché la guerre. Nous essayons d’aider l’armée ukrainienne, les formations de volontaires russes qui se battent dans le cadre de l’armée ukrainienne, et nous appelons tout le monde à nous aider.
Est-il effrayant de rester en Russie ?
La vie en général est une chose effrayante. J’ai peur de ce que mon pays fait en Ukraine, de ce que les terroristes islamiques font en Israël. Tout cela est très effrayant. En effet, quiconque n’est pas d’accord avec le régime nazi de Poutine prend un risque s’il reste en Russie. Même s’il fait profil bas. Même s’il ne se montre pas publiquement. Mais comme le régime est devenu totalitaire, il ne se contente pas du silence, mais exige l’approbation de ses crimes. Même la stratégie d’évitement peut être dangereuse.
À votre avis, combien d’opposants à la guerre et à la dictature y a-t-il en Russie ?
Environ 14 à 15 %. Certains d’entre eux ont déjà émigré. Il y en a à peu près autant qui soutiennent activement la dictature et la guerre. Et entre les deux, la masse, qui suit toujours celui qui est le plus fort sur le moment. Les gens peuvent justifier la guerre de différentes manières, et ils n’en sont pas nécessairement heureux. À un moment donné, une partie de cette masse pourrait hésiter, en se demandant simplement si tout cela n’a pas trop duré et si nous n’en payons pas un prix trop élevé. Mais c’est loin d’être le cas pour l’instant. Cette masse n’a pas encore vraiment ressenti la guerre, la guerre ne l’a pas encore mordue de plein fouet.
S’agit-il d’une particularité russe ou tout autre pays se comporterait-il de la même manière dans de telles circonstances ?
Je crois qu’en ce moment, c’est nous qui sommes particulièrement vilains. On pourrait dire la même chose des Allemands pendant la dictature d’Hitler, parce qu’ils ont volontairement abandonné leur conscience. Le fascisme, c’est le désir humain de se débarrasser des limites culturelles et civilisationnelles développées au fil des siècles, et de plonger dans la sauvagerie. Dans une société normale, à partir de la société industrielle, et encore plus dans la société post-industrielle, les gens rejettent la violence et la cruauté, ils ont déjà développé une barrière interne. Ce n’est que dans une société empoisonnée par l’idéologie nazie que la guerre ne soulève aucune question.
Les conditions préalables ont été créées dans les années 1990. Car les réformes ont raté et entraîné une désillusion massive de la société à l’égard des idéaux qui avaient inspiré le mouvement démocratique de la perestroïka. La société s’est sentie trompée. Elle était donc disposée à accepter des idées qui rejettent ces valeurs. Mais si la nouvelle élite poutinienne n’avait pas pris le parti de chauffer ces complexes en infusant progressivement cette idéologie dans la conscience des Russes, on n’en serait pas arrivé là. « Un président fort » n’est qu’une composante de cette idéologie. On partait de l’idée que la loi est une tromperie, que la légalité est une tromperie, que le plus fort a toujours raison, que soit vous êtes le chasseur, soit vous êtes la proie, et que ça suffit que la Russie soit la proie, montrons que nous sommes les plus forts. Tout cela a été progressivement instillé dans la société. Par le biais d’un système très complexe : les médias, la culture, les séries qui cultivent la violence. Tout ce processus a progressivement affaibli l’immunité des gens. En vingt ans, on l’a tuée.
Et quand l’avez-vous compris ?
Il m’est apparu clairement que Poutine était un monstre dès 1999, lorsqu’il fut nommé premier ministre. Quand il parlait de la deuxième guerre de Tchétchénie, il y avait un message spécifique : « Les gars, nous ne sommes pas venus pour négocier. Nous sommes venus vous dicter notre volonté, nous sommes vos maîtres, pas vos partenaires. » Ces notes étaient totalement transparentes dans ses discours. Tout le monde se souvient de sa phrase emblématique « buter les terroristes jusque dans les chiottes », mais il a fait d’autres déclarations dans cet esprit-là. Et j’ai compris qu’un ennemi mortel des principes du droit et de l’humanisme était arrivé au pouvoir.
Le fascisme en Russie aujourd’hui, j’en vois tous les signes. La formation de mécanismes de mobilisation politique de masse, le contrôle total du système éducatif et de la culture, la transformation de tout cela en instrument d’éducation idéologique et d’apprentissage de la loyauté. Ce sont les signes d’un État totalitaire.
Quel est, selon vous, l’objectif ultime de Poutine en matière de politique étrangère ?
Poutine et son entourage n’étaient peut-être pas comme ça au début, mais ils sont devenus de véritables maniaques de cette idée : écraser l’Occident comme une sorte de malentendu historique, le jeter hors du navire de la modernité, en finir avec les « idées fausses » de l’humanisme et du libéralisme. Ils ont déjà accéléré leur machine pour qu’elle ne puisse plus s’arrêter.
Est-il possible d’écraser l’Occident ?
Pourquoi serait-ce impossible ? Les barbares ont écrasé Rome, n’est-ce pas ? Si l’Occident continue de se comporter avec autant de lâcheté, de couardise et de myopie, il y parviendra. Malgré les déclarations de Macron [sur la possibilité d’envoyer des troupes en Ukraine], l’Occident ne montre aucune volonté de passer des mots aux actes. Et Poutine, tel un grand gangster de Saint-Pétersbourg des années 1990, fait passer le message : tant que vous ne les aurez pas prouvées par des actes, je me moquerai de vos paroles. Tôt ou tard, si l’Occident veut simplement survivre sur le plan civilisationnel, il devra démontrer qu’il est prêt à confronter la Russie de Poutine avec sa force. Je pense qu’une frappe nucléaire tactique de la part de la Russie est tout à fait possible. Et Poutine observera s’il obtient une réaction ou non. Si la réaction est robuste, je ne pense pas qu’il se lancera dans une guerre nucléaire totale qui détruirait l’ensemble de l’hémisphère nord.
Êtes-vous optimiste quant à l’avenir ?
Je crois au progrès. C’est ma religion. Je ne crois pas en Dieu, en aucun dieu. J’adhère à cette idéologie, qui s’appelle la religion de la raison et du progrès, qui s’est formée pendant le siècle des Lumières. Je ne peux pas dire quand cette victoire sera atteinte. Pour que cela change, il faut que le régime de Poutine soit renversé. C’est une condition absolument nécessaire. La deuxième condition est que la structure de l’État doit être complètement réformée. L’empire russe doit être détruit, ses parties doivent devenir plus indépendantes. Je ne préjuge pas des formes que cela prendra. Peut-être s’agira-t-il simplement d’un éclatement en plusieurs dizaines d’entités politiques indépendantes. Peut-être la plupart des sujets actuels de la Fédération conserveront-ils une unité entre eux. Peut-être y aura-t-il deux ou trois grandes entités. Il est impossible de prédire quoi que ce soit. Mais l’essence impériale de l’État russe doit être brisée. L’identité impériale, ce sentiment d’appartenir à un immense État plus fort que tous les autres, doit disparaître. Ce n’est pas nous qui ferons s’effondrer l’empire, mais les élites dirigeantes locales. Lorsqu’elles le feront, une nouvelle identité commencera à se former au sein de la population. En revanche, si le subconscient impérial persiste, il continuera à reproduire des régimes autoritaires agressifs.
Traduit du russe par Desk Russie. Lire la version originale.