Sergueï Lebedev : « Les Russes doivent s’interroger sur le retour du Goulag »

Le romancier russe Sergueï Lebedev — auteur de La Limite de l’oubli, L’Année de la comète, Les Hommes d’août et Le Débutant — s’intéresse au traumatisme laissé par le passé soviétique. Au centre de ses romans gît le cadavre totalitaire, recouvert à la hâte mais pas enseveli à proprement parler, qui continue de dégager des miasmes mortifères. Dans un entretien accordé à Radio Svoboda, il affirme qu’il faut amener la société russe à s’interroger véritablement non seulement sur la mémoire, mais aussi sur l’origine et la généalogie du mal, établir la responsabilité des criminels et de ceux qui les ont laissé faire, au lieu « d’inverser la pyramide éthique ».

Propos recueillis par Andreï Arkhanguelski.

Selon vous, quelle est aujourd’hui la mission de l’écrivain russe ? Peut-il continuer à écrire des livres comme avant ? Et s’il écrit, sur quoi ?

La réponse est à la fois facile et pas si simple. En Russie, le pouvoir (c’est-à-dire ceux qui ont déclenché cette guerre) souhaiterait beaucoup que nous gardions le silence. C’est évident, et ces gens-là s’y emploient avec énergie. Mais quand on vous bâillonne, la première réaction que vous avez, c’est de ne pas l’accepter. Non pas que nos paroles changeront quoi que ce soit, il ne faut pas se faire d’illusions. Mais, même si c’est banal à dire, ne pas se taire aujourd’hui c’est déjà ne pas accepter. Pour un romancier, la question qui s’impose actuellement, c’est celle de la valeur du mot — du mot prononcé ou, au contraire, du mot caché, du mot que l’on a tu. Ma première réaction est de dire : « Non, voyez-vous. On ne peut pas se taire. Il faut écrire, maintenant. »

Ceux qui sont partis ont, en ce sens, un grand avantage : ils peuvent rester à visage découvert. Ils peuvent parler ouvertement et hardiment. Il faut bien comprendre que pouvoir parler librement est un privilège, et que ne pas en profiter est, en fait, criminel. La question se pose alors de savoir ce qu’il faut écrire, sur quel sujet. On peut bien sûr choisir des stratégies mi-chèvre mi-chou, comme Hans Fallada dans l’Allemagne des années trente : on continue d’écrire, mais on garde sous le coude des pages contestataires. On joue un jeu ambigu avec le ministère de la Propagande en faisant comme si on avait écrit un roman social alors qu’en fait on lance des clins d’œil à la ronde. Mais il me semble que, pour nous, cette étape des clins d’œil appartient dorénavant au passé. Personnellement, j’ai décidé que les sujets simplement littéraires n’étaient plus la voie à suivre. Je n’écrirai rien sur ce qui n’est pas en lien direct avec cette guerre, avec ce crime qui se commet sous nos yeux. La littérature sur la vie, les sentiments, la préservation de soi — d’accord, c’est un genre qui, en fin de compte, garde sa raison d’être. Mais pas pour moi. Qu’un autre s’en occupe s’il trouve ça indispensable. Ce n’est pas mon monde. Du reste, je n’ai pas eu grand mal à prendre cette décision, parce que j’écrivais déjà sur les crimes soviétiques et post-soviétiques.

Il arrive souvent aussi que la décision de coller à l’actualité soit pour un auteur une catastrophe, car elle porte atteinte à la nature même de l’art d’écrire, qui se distingue de l’art de l’affiche. Comment concilier l’inspiration et l’actualité ?

Je ne peux m’appuyer que sur mon expérience personnelle, laquelle n’est pas nécessairement universelle. Mais il me semble que, d’habitude, on ne choisit pas ; ce sont les livres qui choisissent. Si l’on se place correctement vis-à-vis des sources profondes et obscures de son œuvre, alors les livres viennent d’eux-mêmes et se présentent comme un impératif. Ils arrivent tout d’un coup, comme un événement du destin. J’ose penser qu’il en est ainsi dans ma vie. Je crois qu’il y a quelque chose qui agit sur notre destinée, pas au sens de destinée littéraire, mais sur notre destinée humaine, précisément. On prend un risque, on accepte une responsabilité qui, en fin de compte, s’avère au-dessus de nos forces, mais c’est comme un défi qu’on a relevé. Et on cherche à aller au cœur même de ce qui se passe.

Quant au canevas extérieur, et au fond historique de ce qui se passe aujourd’hui, ils sont malheureusement clairs et évidents. On assiste à une guerre d’agression, et ça constitue un crime énorme. Notre responsabilité à tous a été considérable, et très concrète. On peut la résumer très simplement en disant : « Nous n’avons rien vu venir ». Je me souviens comment, quelques jours encore avant l’invasion, d’éminents experts russes nous répétaient : « Arrêtez ce délire, il n’attaquera pas. » Et trois ou quatre jours plus tard, ils nous disaient : « On s’est trompés. » Il arrive qu’après des erreurs semblables, des officiers du renseignement militaire se suicident. En tout cas, dire aujourd’hui qu’on s’est trompé est insuffisant. Non seulement on s’est trompé, mais on a commis une erreur fatale et fondamentale. Il y a quelque chose de très grave qu’on n’a pas vu venir au cours des dernières décennies. On avait les yeux grand ouverts, mais on ne regardait pas où il fallait, on n’a pas compris, on n’a pas saisi la généalogie du mal. On a fait comme si ce n’était après tout pas si grave. Et c’est justement ça que je veux dire dans mes écrits. J’essaie de comprendre comment le mal — du fait de la complaisance et de la sottise de ceux qui auraient dû être les premiers à crier « au loup » — est né et a pris de la force. Bien sûr, les écrivains non plus « n’ont rien vu venir ». Eux aussi ont négligé quelque chose d’important.

Comment cette « cécité » peut-elle être formulée sur la plan historique ? Quelle bifurcation avons-nous ratée ?

Vous souvenez-vous comment, dans notre petit milieu, par exemple, il était convenu de considérer Anna Politkovskaïa ? Anna était bien sûr remarquable, mais quand même elle en rajoutait, etc., etc. L’impression que nous avions, c’était qu’il n’était pas nécessaire de se montrer si radical, d’être à ce point schizo-démocrate. Et c’est là qu’on s’est fait piéger. Pour avoir refusé, comme le disait le poète Goumilev, « de regarder les monstres dans les yeux ». Pour avoir considéré qu’on n’avait pas affaire à de vrais monstres, mais à de petits malfaisants incapables d’un mal à l’échelle de celui qu’on avait connu au XXe siècle. Cette projection, comme nous le voyons maintenant, était parfaitement erronée.

Ça ne sert plus guère de le savoir maintenant, mais il faut au moins tenir compte des erreurs commises. Or je ne constate pas qu’on revient aujourd’hui sur les conceptions erronées qu’on avait eues. Les experts européens ont, comme par le passé, des capacités de compréhension limitées. Elles se résument de manière générale à parler de « régime poutinien » et de « peuple opprimé par le régime ». Personnellement, il me semble qu’il faut examiner l’existence de ce mal dans une plus longue durée. Entre le XIXe, le XXe et le XXIe siècles, bien que l’État ait changé de forme, la violence a été une constante. Elle a porté des vêtements politiques différents, et l’on pourrait ici discuter des termes à employer, mais ce serait s’éloigner de l’essentiel. Dans cette situation, l’écrivain, qui n’est pas limité par les règles de l’histoire scientifique, a parfois plus de facilités pour voir et deviner des choses.

Et que voyez-vous ?

Il y a un village du nom de Kharp. C’est là que se trouve le camp « Loup polaire » où Navalny a été tué. J’ai séjourné dans ces régions. Pour mon travail. Il faut se souvenir que c’est le pays des camps. La terre amnésique. Un sol bourré de cadavres. La voie ferrée qui « dessert » ce camp devait ensuite traverser le fleuve Ob, de Labytnangi à Salekhard. C’est des environs de Salekhard que part la sinistre « route 501 », dite « route de la mort ». C’est le dernier projet stalinien, un méga-chantier sur des ossements. De l’embranchement vers le  Ienisseï, il ne reste aujourd’hui que quelques centaines de kilomètres de remblais. Peut-être avez-vous vu ces photos de locomotives rouillées abandonnées dans la toundra. C’est le cœur du pays des ténèbres, au nord de l’Oural et au-delà de l’Oural. Un pays de meurtriers où gisent leurs victimes. Navalny est donc mort au Goulag. Sur le plan symbolique, cette mort signifie que le Goulag continue d’exister. Et qu’il a dévoré une victime de plus. Le mort a dévoré le vivant. Il est symbolique également que, comme vous vous en souvenez, après le 16 février, il n’y avait nulle part où déposer des fleurs sinon au pied du monument aux victimes des répressions staliniennes. Tout se rejoint. Quelles questions devons-nous dès lors nous poser ? La plus importante est : comment se fait-il que le Goulag soit de retour ? Et comment se fait-il que l’homme qui, aux yeux de beaucoup, symbolisait l’espoir et l’avenir ait été tué précisément là-bas ?

Comment donc comprendre cela, dans le cadre du débat plus large sur la responsabilité ?

La responsabilité historique se divise en deux parties : la mémoire et la reddition de comptes. Ces trente dernières années, nous ne nous sommes concentrés que sur la première. Presque personne chez nous ne s’est risqué à soulever la question de la justice et des comptes à rendre.

Bien plus : cette question a toujours été considérée comme un quasi tabou, comme contraire à l’éthique. Parce que, comme on nous le disait quand la question se posait, « chez nous, l’histoire est comme ça. Dans un pays comme le nôtre, les victimes et les bourreaux ont été mêlés. Et d’ailleurs, qui a le droit de juger ? Qui sont les juges ? » Le piège, on le voit, est intéressant : au nom d’une morale supérieure, on renonce à la subjectivité éthique. On renonce à pouvoir faire des distinctions éthiques et à juger.

Or, comme nous le voyons, ce monstre continue aujourd’hui à tuer. Ce qui signifie que nous devons passer au deuxième terme de la formule. Le passé et le présent ne sont-ils pas littéralement reliés par un cordon ombilical ? Prenez par exemple, l’affaire Dmitriev…

Dmitriev avec qui vous étiez lié et avec lequel vous avez conversé…

Oui, les tchékistes actuels ont persécuté Dmitriev avec une fureur et une ardeur telles qu’on aurait dit qu’il avait fait la lumière sur un crime qu’ils avaient commis il y a quelques années seulement. Et non pas 80 ans en arrière, et par un autre État, mort et enterré. On aurait pu penser qu’il y avait prescription et que les auteurs de ces crimes n’étaient plus de ce monde depuis longtemps. Mais l’affaire criminelle montée contre Dmitriev a montré paradoxalement que les crimes staliniens n’avaient rien perdu de leur actualité. Comme s’ils continuaient d’être commis ou, autrement dit, comme s’ils se prolongeaient dans le temps.

Depuis 2014, depuis l’annexion de la Crimée, le camp de Sandarmokh en Carélie a pris une dimension toute nouvelle. Parmi les personnes qui y ont été exécutées dans les années 1930 figurent des représentants de la « Renaissance fusillée » ukrainienne [entre 1934 et 1938, Staline élimina toute une génération littéraire et artistique qui avait fleuri à la faveur de la politique de promotion des cultures nationales, particulièrement dynamique en Ukraine, NDLR]. Leur liste compte des centaines de noms, dont ceux d’écrivains, de poètes et de dramaturges ukrainiens dorénavant connus du monde entier. Ils reposent maintenant dans la terre de Carélie. Ces noms portent un témoignage indiscutable sur la généalogie des crimes. On aperçoit là une dimension historique terrible de l’agression actuelle. Et on en revient à la question — essentielle — de la responsabilité.

Chez nous, la responsabilité a toujours été un impératif flou. De plus, on sait que la question a désormais un caractère strictement théorique. Et le point pratique final de ces réflexions — à savoir des procès en justice aboutissant à des peines — est aujourd’hui impensable. Mais le fait même de poser la question, de la conceptualiser, n’en est pas moins très important. Il faut en tout cas comprendre ce à quoi nous devons nous préparer à l’avenir.

Même dans les milieux d’opposition, on n’en a pas encore l’idée ?

Pour l’instant, ce sont plutôt d’autres tendances que j’observe. Ce qui domine aujourd’hui dans nos conversations, c’est, selon moi, un souci de thérapie émotionnelle. La tendance à s’apaiser mutuellement. Chez les émigrés, des experts bien connus, conscients de la nécessité de faire des déclarations tranchantes, préfèrent pourtant ne pas en venir à tirer des conclusions radicales. Ils rassurent leur public en disant qu’en fin de compte, nul n’a échappé aux horreurs, au cours de l’histoire. Ils retombent ainsi dans les mêmes cercles vicieux intellectuels où nous étions ces trente dernières années.

La dernière fois que nous avons eu une chance de nous arracher à ces cercles vicieux remonte à peu près aux années 1990, où, comme le montrent les enquêtes, la demande de rétablissement de la justice et de la responsabilité historique par la société a été plus forte que jamais. Mais la réponse intellectuelle à cette demande a tardé, avec un écart monstre. J’essaie d’appliquer cette situation à mon cas. Pendant les répressions staliniennes, ma famille a perdu une quinzaine de personnes : les uns ont été déportés, d’autres ont été fusillés, d’autres encore déportés. Comment ne pas exiger que justice soit faite ?

Dans ces cas-là, on vous répondait que vous vouliez régler vos comptes et qu’il y avait là un risque de guerre civile.

Voilà qui rappelle les débats dans l’Allemagne fraîchement réunifiée des années 1990. Il s’agissait de savoir ce qu’on allait faire des documents de la Stasi. À l’époque, les responsables de l’Allemagne de l’Ouest craignaient beaucoup que les gens ne commencent à régler leurs comptes, comme vous dites. (En réalité, il ne s’est rien passé de tel.) Au reste, à la fin des années 1980, le KGB avait recouru au même argument : « Les gens vont vouloir se venger quand ils connaîtront toute la vérité. » Quand l’argument de l’un (éviter une explosion sociale) coïncide avec celui de son adversaire, il me semble qu’il faut se tenir sur ses gardes ! Bien sûr, la cause véritable était ailleurs. À partir des années 1960, tout le mécanisme de réhabilitation post-stalinienne reposait précisément sur l’idée que les répressions étaient dues à un ensemble d’excès judiciaires individuels, qu’elles n’étaient pas l’expression du caractère criminel de l’État soviétique en tant que tel. Ce thème a été repris dans les années 1980 par les organes du pouvoir. Les premières plaques commémoratives aux victimes de répressions ont parfois été apposées avec la participation d’officiers du KGB. Ils disaient : « Oui, oui, la mémoire, c’est très important. Mais nous sommes maintenant différents ! Nous ne sommes plus comme les anciens services punitifs. Bien plus, nos camarades aussi ont été victimes de répressions… Nous sommes les premières victimes du stalinisme ! »

Maintenant nous comprenons qu’à l’époque, dans les années 1980, il fallait poser la question de la reconnaissance du caractère systémique des fautes et de la culpabilité criminelle de tout le système soviétique. Peut-être que ça n’aurait pas été suivi d’effets, mais on aurait au moins essayé.

À ce propos, il est très important de ne parler que de la période des répressions staliniennes. C’est précisément ce que cherchaient à faire les services de sécurité dans les années 1980. Certes, dans la période 1960-1980, les crimes n’étaient plus sur la même échelle. Mais ceux qui y avaient pris part étaient encore vivants. Le groupe de médias « Mediamost » de Goussinski, par exemple, a longtemps employé le général du KGB Filip Bobkov, ancien chef de la 5e Section, ainsi que plusieurs dizaines de ses anciens subordonnés. Un homme directement responsable de meurtres politiques. Un homme qui s’occupait de ce qu’on appelait à la Stasi la Zersetzung, la « décomposition » de l’histoire personnelle des gens et de leurs repères. Goussinski employait alors nombre de gens bien ; ils auraient dû être les premiers à refuser de travailler avec un monstre. En fait, ils ont cohabité avec lui.

L’étrange capacité à ne pas respecter les règles éthiques, à s’adapter au mal, est un de nos traits caractéristiques. Il me semble qu’aujourd’hui encore nous n’avons pas compris à quel point cette aptitude à nous adapter au mal est devenue chez nous surpuissante, une sur-fluidité éthique. Cette capacité d’adaptation au mal obstrue notamment les issues par lesquelles nous pourrions nous échapper et ne plus tourner en rond.

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Sergueï Lebedev // RFE/RL

Après les masses d’informations qui sont tombées sur la société à l’époque de la perestroïka, il semblait qu’il nous était impossible de ne pas changer. C’est le thème que vous abordez dans votre premier roman, La Limite de l’oubli, dont le héros est un adolescent qui apprend que son grand-père a été bourreau dans un camp. Pardonner n’est pas oublier ; or nous voyons que, dans sa majorité, la population post-soviétique a finalement préféré se détourner des informations gênantes. Aurait-on pu, d’une façon ou d’une autre, faire en sorte que cet oubli général, cette indifférence, n’aient pas cours ?

Une fois de plus, je citerai un exemple de l’Allemagne de l’Est. Les dissidents de la RDA ont carrément déclaré, au moment critique, qu’ils voulaient voir leur dossier. Ils voulaient voir les archives de la Stasi. Quand ce fut possible, les gens se sont mis à occuper les locaux de la Stasi dans différentes villes. C’est justement ce à quoi Poutine a assisté à Dresde à la fin de l’automne 1989. Les accès au bâtiment ont été bloqués et, au bout de trois jours, les manifestants ont obligé la Stasi à libérer les prisonniers politiques et à conserver les archives telles quelles. Comme le montre Evgenia Lezina dans son livre XXth Century : Working through the Past, ce moment extrêmement important d’action solidaire a permis par la suite d’engager des poursuites judiciaires. Chez nous, lorsqu’une situation semblable s’est présentée, il n’y a rien eu de tel. Bien plus : on a considéré que présenter la question sous cet angle était du radicalisme.

À mon sens, on a été à ce moment à une croisée des chemins. Il ne s’agissait pas seulement d’obtenir l’ouverture des archives de l’époque stalinienne. Ce qui était tout aussi important, c’était d’obtenir l’accès aux dossiers d’enquêtes judiciaires des années 1970-1980. Sur cette base, on pouvait prendre des décisions. De type judiciaire. Ou, au moins, des mesures de lustration politique. Ouvrir toutes ces archives sans exception en 1991 aurait eu une signification symbolique : elles seraient devenues la propriété de la société et non plus des services spéciaux. Or ce n’est pas ce qui s’est passé. Il y a eu là, à mon avis, une faute majeure. Certes, après 1991, certaines archives ont été entrouvertes pour un temps, des petits groupes de personnes de confiance ont pu y avoir accès, il en est sorti un petit quelque chose, mais très vite cette lucarne a été refermée. L’ouverture des archives en 1991 aurait eu des conséquences tout autres, elle aurait ouvert la voie à la justice historique. La responsabilité pour les crimes soviétiques dans leur ensemble a été la principale question politique de la période de transition post-soviétique. Or elle n’a même pas été complètement posée.

Avant 2014, ce que les adversaires du régime poutinien auraient dû exiger avec le plus d’insistance, c’est que soit posée la question de la responsabilité quant aux deux guerres de Tchétchénie. Non pas la corruption, non pas les élections truquées, mais : « Vous avez du sang sur les mains ! » La différence est énorme. Nous connaissons l’ampleur des crimes commis en Tchétchénie. Et cette façon incessante d’inverser la pyramide éthique, de mettre en avant les données économiques, les faits de corruption, les questions de procédure, tout cela a permis d’empêcher que soit abordée la question première et fondamentale, celle de la culpabilité et de la responsabilité.

Les dissidents est-allemands ont préféré commencer par rétablir la justice. En d’autres termes, ils ont commencé par la reddition de comptes. Ils ont donc fait de l’ouverture des archives la condition d’un accord de réunification de l’Allemagne. On peut discuter de la façon dont ça s’est fait ; mais quoi qu’il en ait été, une fois prises les décisions judiciaires, un ancien lieutenant-colonel de la Stasi ne pouvait tout simplement pas se présenter à une élection quelconque. Nous autres, c’est quelque chose que nous n’avons même pas envisagé.

On peut qualifier d’action sociale passive la stratégie de la mémoire, à la différence de la stratégie de reddition de comptes, comme vous dites.

Oui, et ça s’explique très bien. La stratégie de la mémoire permet d’éviter d’entrer en conflit ouvert avec l’État. Imaginez une peuplade qui aurait à subir les raids systématiques de pillards. À intervalles réguliers entre dans le village une troupe armée qui l’emporte tellement en puissance sur les habitants qu’elle met le feu aux masures et tue vos proches. Et vous savez qu’on ne peut rien y faire. Tout ce que l’on peut faire, c’est enterrer les morts, refaire les semailles et attendre qu’ils reviennent. Et évoquer les victimes le jour anniversaire de l’incursion. Mais on n’a même pas l’idée d’opposer une vraie résistance.

Je vais vous donner un exemple tiré de ma propre vie. C’est avec une grande honte que je me rappelle la fin des années 1990. J’avais l’âge de partir à l’armée ; tout le monde sait qu’à cette époque, un bon tiers des appelés de Moscou se cachaient pour échapper à la conscription. C’était un comportement parfaitement admis. Pendant les périodes de conscription, au printemps et à l’automne, nous nous faisions des signes de reconnaissance dans le métro — un regard, une façon d’être, pour signaler l’approche d’une patrouille de la milice. Nous nous aidions. On passait la nuit chez l’un ou chez l’autre, etc. Mais l’idée de nous unir n’est venue à aucun d’entre nous. Personne n’a jamais pensé qu’il fallait s’unir, protester contre la guerre en Tchétchénie, contre l’armée de conscription. Nous étions bien d’accord pour penser que, dans la configuration sociale où nous nous trouvions, notre seul rôle était de servir de gibier. Certes, on pouvait être un gibier stupide, incapable, grotesque, condamné d’avance. On pouvait, à l’inverse, être un gibier intelligent, débrouillard, malin; qui avait cinq coups d’avance sur le chasseur et était finalement plus rusé que lui. Mais le gibier n’en reste pas moins gibier. Et, dans notre histoire, je ne parviens pas à voir les prémisses d’un passage de la stratégie de faux-fuyants à la stratégie de résistance massive et solidaire. Où est-il, ce chaînon qui peut tout changer ?

En un sens, nous estimions que la Russie était notre pays. Mais, quand on devient un gibier ou une proie, on se dit inconsciemment que ce pays n’est pas le sien. Quant à moi, la question ultime que je me pose, et que je pose à tous ceux qui estiment appartenir à l’opposition, est celle-ci : voulons-nous réellement « défendre » la Russie ? Voulons-nous véritablement nous battre pour elle ? Lui sommes-nous en fait tellement attachés ? Ou sommes-nous tout simplement heureux d’avoir une fois de plus échappé au chasseur ? Nous disons qu’il faut sauver la Russie, mais, en fait, qu’est-ce qui nous incite vraiment au fond de nous-mêmes à nous battre pour elle ? Parce que de telles incitations viennent d’une autre source. C’est là la différence fondamentale entre la société russe et la société ukrainienne issue de Maïdan. Une société qui s’oppose à l’agresseur.

Normalement, tout un pan de la littérature qui n’a pas été écrite dans les années 1990 aurait sans doute dû consister en romans basés sur l’ouverture des archives. Quand on s’étonne que, dans les années 1990, en un temps de liberté inouïe, la littérature russe n’a accouché que d’une souris, il semblerait que la réponse soit précisément ceci : elle n’a pas pris les choses par le bon bout. Dans vos romans Le Débutant et Le Titan vous abordez justement la question de cet archipel de papier invisible et pourtant gigantesque, semblable à un inconscient collectif…

Quand on lit attentivement tous ces documents d’archives, on comprend qu’on est face à un métatexte énorme, d’un volume inconcevable, avec des millions de cas. C’est, au sens propre, un texte sur l’histoire de la Russie et de l’URSS au XXe siècle. Il est d’ailleurs conçu en conformité avec les canons littéraires. Ce n’est en rien un document aride. Les protocoles des interrogatoires, c’est de la dramaturgie pure ! Il s’agit d’amener le héros/la victime de l’état zéro à la catharsis de l’aveu, de lui faire admettre qu’il était un espion polonais, japonais ou anglais. On dirait que ces pièces de théâtre, écrites par les enquêteurs, s’adressent à un Lecteur Suprême imaginaire. Les aveux falsifiés ont été arrachés au personnage pendant les mois ou les jours qui ont précédé sa mort. Or ce métatexte, cette somme de monotonie meurtrière, nous ne l’avons même pas encore lu, ni n’en avons pris conscience. Ce texte est aussi le fruit d’une bureaucratie totalitaire et, à sa façon, complexe. On ne se contentait pas de fusiller les gens dans des ravins. Non : il y avait toute une structure qui œuvrait pour donner à tout ça ne serait-ce qu’une apparence de légalité. Même si les choses pouvaient aller très vite, on a toujours suivi des procédures. Pour que les exécutants se sentent protégés, et qu’ils comprennent que la décision prise n’était pas la leur mais celle du système.

Cette fabrique de chimères va en partie au-delà des courants littéraires à la mode et de la littérature de l’absurde. Par exemple, quand on lit les rapports de surveillance du KGB. Ces interminables rapports de surveillance extérieure où l’on ne trouve pas la moindre trace d’une quelconque sédition, même selon les critères du pouvoir. Untel et untel vont à la boulangerie, les gens s’y rencontrent, ils font ceci, ils font cela, mais il faut quand même que l’appareil d’État le note. On dépense des ressources considérables tout simplement parce qu’un type a été choisi comme cible. Sur le plan du vocabulaire, « cible » ou « objectif » sont des mots essentiels pour comprendre le type psychologique auquel appartiennent les gens de la sécurité d’État. Pour eux, nul n’est « sujet ». Il n’y a pas de vie subjective. Le métatexte pourrait en dire beaucoup plus sur ces gens-là que toute fiction artistique. Et plus on s’enfonce dans la lecture, plus on sent les plages vides qui restent dans notre histoire. Par exemple, sur la soi-disant religiosité orthodoxe contemporaine : d’où est-elle venue dans un pays entièrement athée, et qu’est-ce que c’est que cette religiosité ? Ou encore, la question de la responsabilité coloniale de la Russie. C’est à la fois délirant et ridicule de voir nos libéraux s’offusquer de l’actuelle « pouchkinophobie » en Ukraine. J’ai envie de leur dire : « Mais enfin, les gars, c’est dans les années 1992-1994 qu’il aurait fallu aborder ces questions ! » Or, comme on le constate, le niveau intellectuel de ce débat en est resté à trente ans en arrière, au lendemain de la chute de l’URSS. Les deux guerres de Tchétchénie auraient dû nous amener à réexaminer de fond en comble l’histoire coloniale de la Russie. Dans ces cas-là, je demande où est le corpus de textes sur les deux guerres de la Russie contre la Tchétchénie. « Il faut attendre », me répond-on d’habitude. Cette réponse, je l’entends depuis 15 ans, 10 ans, cinq ans. Il y aura 30 ans en décembre de cette année qu’a commencé la première guerre de Tchétchénie. Alors je pose la question : combien de temps faut-il encore attendre ?

Certes, nous avons un peu avancé sur la question de la répression de l’homosexualité, par exemple ; mais il y a des blocages liés à ce même colonialisme, auxquels personne jusqu’à ce jour n’a sérieusement touché. Les enquêtes particulières ne comptent pas tant que les mentalités n’auront pas changé dans la société. À quoi s’est occupé le monde intellectuel pendant toutes ces années ? En somme, pour interpréter la tragédie actuelle, nous n’avons même pas les instruments conceptuels qu’il faudrait. Sans parler du reste.

Traduit du russe par Bernard Marchadier. Lire la version originale.

À lire également : Sandarmokh, symbole de la responsabilité historique de la Russie dans la violence coloniale contre l’Ukraine

Andreï Arkhanguelski est journaliste russe. Il a été chef du service culturel du magazine Ogoniok. Il a travaillé à Moscou pour de nombreux médias dont Kommersant, Colta et Republic. Ces dernières années, il écrit surtout sur le naufrage moral de la société et de la culture russes. Il fait une série d'entretiens avec d'autres intellectuels pour Radio Svoboda (service russe de Radio Liberty).

Né en 1981 à Moscou, Sergueï Lebedev a travaillé sept ans comme géologue et a participé à des expéditions dans le nord de la Russie et en Asie centrale. Poète, romancier et essayiste, il a consacré plusieurs ouvrages aux secrets de l’histoire soviétique, à la violence du stalinisme et à ses impacts dans la Russie d’aujourd’hui. Ses livres sont traduits en 17 langues. En français, il a publié aux Éditions Verdier La Limite de l’oubli  (2014), L’Année de la comète  (2016) et Les Hommes d’août (2019).

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