Sandarmokh, symbole de la responsabilité historique de la Russie dans la violence coloniale contre l’Ukraine

C’est à Sandarmokh en Carélie que furent fusillés, en 1937, les intellectuels et créateurs ukrainiens qui œuvraient à la promotion de la langue et de la culture ukrainiennes. Selon l’écrivain Sergueï Lebedev, Poutine ne fait que reprendre la destruction de l’identité ukrainienne commencée par Staline. L’intelligentsia russe, même quand elle est opposée à la guerre en Ukraine, en rejette la responsabilité sur le régime. En réalité, sa responsabilité morale est lourde, car elle n’a ni perçu ni rejeté le passé tsariste et soviétique. Cet article est le quatrième volet du projet du Centre pour l’intégrité démocratique (Vienne), « Russia’s Project “Anti-Ukraine” », dont Desk Russie est le partenaire francophone.

De Sandarmokh à Boutcha

Après le 24 février 2022, il n’est possible de parler de l’avenir de la Russie qu’en faisant un lien indissociable avec sa responsabilité — politique, juridique, morale — dans son agression contre l’Ukraine. L’attaque armée de la Russie contre l’Ukraine n’est pas un excès causé par la folie personnelle de son commandant en chef, Vladimir Poutine. Il s’agit plutôt d’une rechute dans la politique impérialiste que la Russie poursuit depuis des siècles à l’égard de l’Ukraine et d’autres nations assujetties. Cette politique est implicitement ancrée même dans la haute culture russe, bien qu’elle semble traditionnellement opposée à l’État — ancrée sous la forme d’un complexe caché ou explicite de supériorité, d’une arrogance linguistique, d’une ignorance de l’histoire et de la culture des peuples voisins, qui génère une idée « naturelle » de leur insignifiance, de leur caractère secondaire et de leur appartenance automatique au destin historique de la Russie.

Si nous examinons de ce point de vue le paysage culturel russe qui, lui aussi, s’est formé au fil des siècles, il sera extrêmement difficile de trouver un indice, un point de départ, un symbole sur lequel construire le concept de responsabilité à l’égard de l’Ukraine. Bien sûr, l’agression armée qui a commencé en 2014, l’annexion des territoires ukrainiens et les nombreux et graves crimes de guerre commis par l’armée russe appellent en soi une responsabilité ; le sang ukrainien versé ne peut être ni pardonné ni oublié. Mais il est important — avant tout pour les citoyens russes eux-mêmes — d’établir la continuité de la politique criminelle, de reconnaître sa dimension historique, son lourd héritage transmis de génération en génération, qui crée aujourd’hui un terreau mental fertile pour les sentiments génocidaires aggravés diffusés par la propagande.

Malheureusement, l’histoire russe (telle qu’elle est enseignée dans la plupart des établissements d’enseignement), qui présente généralement un récit de « conquête pacifique des terres » ou d’unification volontaire des peuples sous l’égide de l’État russe, sert exactement l’objectif inverse. La culture russe, à de rares exceptions près, à l’instar du court roman Hadji-Mourat de Léon Tolstoï, ignore ou exploite sans esprit critique l’aspect colonial de l’expansion russe, glorifiant la mission éclairante des colonisateurs apportant le progrès aux régions « arriérées ». Par exemple, il existe en Russie des milliers de rues portant le nom de villes ukrainiennes, des centaines de structures architecturales (gares, ponts, bâtiments) dont les noms imposent l’idée de la dépendance de l’Ukraine et de l’unité sans conflit des nations russe et ukrainienne.

Et il n’y a sans doute que deux signes culturels en Russie qui évoquent le conflit et symbolisent les crimes passés de la Russie contre l’Ukraine.

Le premier est une croix située dans le cimetière de Levachovo, un terrain d’exécution à l’époque stalinienne près de Saint-Pétersbourg, devenu un site commémoratif. Cette croix fut érigée en 2001 à l’initiative des institutions civiles ukrainiennes de la ville. En février 2023, des inconnus ont scié une partie de la plaque, supprimant les mots « innocents assassinés » mais laissant « la mémoire éternelle aux Ukrainiens » : une amputation littérale de la mémoire et de la responsabilité historiques.

Le second monument, plus important d’un point de vue artistique et historique, se trouve toutefois loin dans le nord de la Russie, hors de vue de la plupart des gens. Cette croix cosaque en pierre calcaire, érigée en 2005 et portant l’inscription « Aux fils assassinés de l’Ukraine », est située dans le district carélien de Sandarmokh, où plus de 6 000 personnes ont été exécutées par le Commissariat du peuple soviétique aux affaires intérieures (le ministère de l’Intérieur soviétique, plus connu sous son acronyme russe NKVD) entre 1937 et 1938.

Environ 200 d’entre eux étaient des personnalités culturelles ukrainiennes — écrivains, dramaturges, scientifiques — arrêtées dans les années 1930 par la police secrète soviétique (le NKVD à cette époque), accusées de nationalisme ukrainien et envoyées au camp de prisonniers de Solovki pour y purger leur peine, avant d’être à nouveau condamnées par les troïkas du NKVD et exécutées en 1937.

Sandarmokh est le théâtre d’un crime — soviétique dans sa forme (exécution de masse), mais impérial dans son contenu : la destruction de l’élite culturelle du peuple soumis, porteuse de l’idée d’indépendance culturelle et d’émancipation.

« Éradiquer toutes les manifestations de l’identité, de la vie nationale et de la culture ukrainiennes, liquider les cadres éducatifs et scientifiques » : c’est ainsi que le dissident, écrivain et critique ukrainien Ivan Dziouba décrivit les missions de la campagne anti-ukrainienne de Staline dans son célèbre livre Internationalisme ou russification écrit en 1965 et circulant sous le manteau, pour lequel il fut persécuté par le Comité soviétique pour la sécurité de l’État (mieux connu sous son acronyme russe KGB).

Ce n’est pas une coïncidence si le langage de la propagande militaire russe d’aujourd’hui est pratiquement identique à celui des exécutions sommaires des années 1930 : à l’époque de Staline, l’expression « nationaliste ukrainien » était en soi un stigmate et un crime, et aujourd’hui, les chaînes de télévision russes, mais aussi des personnalités politiques, parlent de « l’extermination des nationalistes ukrainiens » avec la même impudence explicite : si c’est un nationaliste, c’est qu’il mérite de mourir.

Le cas de Iouri Dmitriev

En tant que lieu de mémoire, Sandarmokh est devenu célèbre en Russie et à l’étranger en raison d’une série d’événements inquiétants ayant commencé après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine en 2014.

Les années précédentes, d’importantes délégations ukrainiennes étaient toujours présentes à la commémoration du 5 août (le jour où les exécutions ont commencé en 1937) — les observateurs pouvaient voir des diplomates et des drapeaux ukrainiens jaunes et bleus, et entendre des discours ukrainiens.

Cependant, dans le contexte de la guerre, le monument ukrainien à Sandarmokh et l’histoire ukrainienne de Sandarmokh se sont transformés en preuves de la nature persistante et systémique des politiques répressives de la Russie à l’encontre de l’Ukraine, bref, des témoins de l’accusation.

En 2015, en présence de personnalités officielles, Iouri Dmitriev, chercheur sur les camps de travail forcé soviétiques (mieux connus sous leur acronyme russe Goulag) et directeur de la branche de Carélie de Mémorial, a parlé de la guerre dans l’est de l’Ukraine — une guerre que la Russie n’a pas reconnue et qu’elle a menée en secret. Dmitriev a également parlé des victimes de cette guerre, dont les noms seraient un jour rendus publics — comme à Sandarmokh — bien que leurs assassins espèrent que l’oubli sera éternel. Il a parlé à haute voix : « Mes chers frères et sœurs, il faut faire quelque chose avec ce régime. »

C’est apparemment en 2015 que les services de sécurité ont commencé à travailler sur l’affaire Dmitriev. Il avait franchi la ligne rouge : il avait souligné la continuité monstrueuse des crimes.

En juillet 2016, deux historiens de Petrozavodsk, Iouri Kiline et Sergueï Veriguine, ont émis de manière inattendue une hypothèse farfelue selon laquelle ce n’étaient pas des prisonniers du Goulag qui avaient été enterrés à Sandarmokh, mais des prisonniers de guerre soviétiques abattus par l’armée finlandaise pendant la Seconde Guerre mondiale. La même année, les responsables russes ont ignoré la journée de commémoration du 5 août, pour la première fois depuis que le cimetière commémoratif a été créé.

En décembre 2016, Dmitriev a été arrêté. Les chefs d’accusation — production de matériel pédopornographique et, plus tard, inconduite sexuelle à l’égard d’un mineur — ont été choisis précisément pour non seulement envoyer Dmitriev en prison pour une longue période, mais aussi pour noircir irrévocablement son nom, compromettre autant que possible Sandarmokh en tant que lieu de mémoire, et repousser le public.

En 2018, la Société d’histoire militaire russe (également connue sous son acronyme russe RVIO) a mené des fouilles d’une légalité douteuse à Sandarmokh. La RVIO a été fondée en 2012 avec la participation du ministre russe de la Culture Vladimir Medinski et du président Vladimir Poutine, et agit depuis lors en tant que commissariat d’État dans le domaine de la mémoire historique. Lors des fouilles de 2018 à Sandarmokh, plusieurs corps provenant des fosses communes ont été enlevés et emmenés dans un lieu inconnu. En 2019, le RVIO a annoncé publiquement que les données des fouilles confirmaient la théorie de Kiline et Veriguine.

Au niveau fédéral, les autorités ont utilisé l’affaire contre Dmitriev pour discréditer l’association historique et éducative Mémorial, ainsi que la recherche indépendante sur les crimes soviétiques en tant que tels ; pour jeter une ombre sur Sandarmokh et d’autres sites d’exécution massive, en mettant en doute leur authenticité ; et pour intimider les militants.

Le procès de Dmitriev a duré environ cinq ans ; les juges ont changé, le procès a recommencé, et finalement Dmitriev, initialement acquitté, a été condamné à 15 ans de prison et envoyé en Mordovie, à Doubravlag, une autre région du pays avec une longue et terrible histoire pénale, en fait l’une des « îles » survivantes de l’« Archipel du Goulag » soviétique décrit par Alexandre Soljenitsyne.

Compte tenu de son âge et des conditions sanitaires des colonies pénitentiaires russes, l’emprisonnement de Dmitriev est un meurtre légalisé.

La forêt des peuples exécutés

D’une manière paradoxale et triste, c’est l’arrestation de Dmitriev et la campagne publique pour sa défense qui ont révélé Sandarmokh et son histoire au public libéral russe.

Iouri Dmitriev et ses collègues de l’antenne de Saint-Pétersbourg de Mémorial, Irina Flige et Veniamin Ioffe, ont découvert Sandarmokh en 1997. C’est l’un des rares cas où ni le KGB ni le Service fédéral de sécurité russe n’ont « sécurisé » ce site spécial pour devancer les chercheurs, mais où les chercheurs eux-mêmes, malgré le régime du secret, ont trouvé leur chemin vers les données d’archives et ont ensuite découverts plusieurs fosses communes sur le terrain. Ce complexe commémoratif a été créé loin des grandes villes, dans la taïga.

Parmi les personnes exécutées à Sandarmokh se trouvaient 1 111 prisonniers du camp de Solovki — ce que l’on appelle le « premier groupe de Solovki », composé de personnes accusées d’activités contre-révolutionnaires pendant leur incarcération.

C’est la recherche de ce « groupe » qui a finalement conduit Dmitriev et ses collègues à Sandarmokh ; c’est là que la plupart des prisonniers ukrainiens figurant sur la « liste de Sandarmokh » compilée par des historiens et des journalistes ukrainiens ont été tués.

Les Ukrainiens assassinés à Sandarmokh — écrivains, scientifiques, artistes, peintres — ont généralement été les victimes du tournant opéré par les autorités soviétiques à la fin des années 1920, passant de la politique de korenizatsia (« indigénisation »), qui encourageait la construction d’une nation [nation socialiste, mais ayant sa propre identité culturelle et linguistique, NDLR], à la criminalisation du nationalisme et à l’agenda impérial chauvin ; un tournant qui coïncidait tactiquement avec la politique soviétique de collectivisation et les opérations menées contre les anciennes élites au service du régime soviétique.

Dès le milieu du XXe siècle, l’historien de la littérature ukrainienne Iouri Lavrinenko a proposé le terme général de « Renaissance fusillée » (en ukrainien : Rozstriliane vidrodjennia) pour désigner tous les membres de la communauté créative ukrainienne qui avaient été exécutés en divers endroits, envoyés dans des camps, réduits au silence sous Staline.

Cependant, l’Ukraine et les Ukrainiens n’ont pas été la seule nation soviétique à souffrir de cette manière. Pratiquement tous les peuples soviétiques, grands ou petits, ont connu leur propre « renaissance fusillée ». Malheureusement, dans la mémoire commune de la Russie, ces atrocités sont très rarement identifiées comme un type particulier de crime génocidaire — des crimes contre des cultures et des langues nationales à un stade vulnérable de leur développement, des crimes contre l’avenir des nations, représentées par leurs leaders culturels, leurs génies de la langue, leurs maîtres de l’art. Il est important de comprendre et d’établir la responsabilité de la culture et de la langue russes, car ces crimes ont été commis de facto en leur faveur, le national étant finalement remplacé par le russe comme quelque chose de supranational, d’universel.

Si nous examinons de près la « première » période de répression, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, nous trouverons dans l’histoire de chaque nation — Biélorusses, Ukrainiens, Tatars, Oudmourtes, Caréliens, etc. — une affaire criminelle d’envergure préparée par les organes de sécurité de l’État soviétique selon un seul et même schéma — une affaire concernant un « centre » ou une « organisation » inexistants qui lierait l’intelligentsia nationale à des objectifs contre-révolutionnaires sur la base d’un « nationalisme bourgeois ». Et dans chacun de ces cas presque identiques, l’accusé, qui deviendrait finalement la victime, n’était pas l’élite culturelle prérévolutionnaire, mais la nouvelle élite culturelle soviétique qui avait cru aux premières promesses des bolcheviks d’abandonner le chauvinisme impérial et qui avait commencé à créer les fondements des cultures nationales : ethnographie, dictionnaires et manuels scolaires, réforme linguistique, poésie, prose et théâtre, magazines littéraires, etc. 

Si on lit la liste du « premier groupe de Solovki », on trouve, outre les noms d’Ukrainiens, qui sont remarquablement nombreux, d’autres noms des années 1930. Il y a, par exemple, des noms de personnalités culturelles du Tatarstan, de Bachkirie, de Biélorussie, de Carélie, d’Oudmourtie, de la république des Komis, etc.  Leurs noms et leurs biographies confirment amèrement que l’assassinat massif de personnalités culturelles ukrainiennes à Sandarmokh n’était pas une exception, ni un excès, mais une conséquence directe de la politique systématique des dirigeants soviétiques visant à supprimer le développement national et la conscience de soi des peuples assujettis, qui a donné lieu à des dizaines de processus répressifs similaires et à des dizaines de scènes de crime.

Cependant, à la différence d’autres lieux de mémoire, Sandarmokh a été conçu et développé d’une manière particulière — grâce à Iouri Dmitriev et à ses collègues. C’est une forêt de la mémoire : une forêt de noms individuels sur des plaques et des monuments érigés par des pays et des communautés nationales. Des représentants d’une cinquantaine de nationalités y sont enterrés et, au fil des ans, environ 450 monuments et panneaux commémoratifs ont été érigés, dont la croix cosaque « Aux fils assassinés de l’Ukraine ». C’est ainsi qu’apparaît le caractère colonial et national des crimes soviétiques, qui perpétraient les politiques chauvines de l’Empire russe.

Un symbole de la violence coloniale

Sandarmokh est situé dans le nord de la Russie, près de la ville de Medvejegorsk, en Carélie. C’est à 1 200 kilomètres de la frontière ukrainienne, soit à peu près la distance entre Rome et Bruxelles. La région elle-même est un territoire annexé et colonisé que la Russie et la Suède se sont disputé longtemps. Pendant la guerre civile russe, les Finlandais de Carélie se soulevèrent en masse et furent écrasés par l’Armée rouge soviétique. Ainsi, Sandarmokh est situé sur un territoire où la population indigène finno-ougrienne a été, d’une part, colonisée et, d’autre part, n’a guère partagé les objectifs politiques de répression soviétique (les Caréliens eux-mêmes ont souffert pendant la période de collectivisation).

Paisible district forestier, Sandarmokh a été choisi par l’État soviétique comme lieu maudit de destruction massive et d’exécutions. Telle fut la volonté de l’État arrivé dans la taïga nordique pour y instaurer des camps du Goulag en tant qu’étape supplémentaire du projet colossal de colonisation interne (selon le terme d’Alexandre Etkind) qui était celui de l’Empire russe.

Mais ce n’est pas la taïga locale qui a subi des pertes. La mort d’artistes ukrainiens, d’écrivains tatars, d’ethnographes oudmourtes a dépouillé d’autres terres et les a rendues orphelines. Les monuments nationaux de Sandarmokh sont une sorte de carte, un modèle compact qui devra un jour être déployé à l’échelle nationale. Car jusqu’à aujourd’hui — et la guerre criminelle contre l’Ukraine, ainsi que la négation de la subjectivité historique et culturelle de l’Ukraine en sont la meilleure preuve — la Russie, en particulier la Russie russophone, ne réalise toujours pas à quel point la conscience impériale détermine sa structure politique, à quel point la violence coloniale institutionnalisée y règne à ce jour.

Les deux guerres contre la Tchétchénie. La guerre contre la Géorgie. La guerre contre l’Ukraine. Ce sont des preuves visibles de la politique agressive, envahissante et revancharde de la Russie. Mais même dans l’esprit des Russes opposants, il s’agit d’épisodes disparates plutôt que des étapes successives d’un même projet : la suppression de l’émancipation nationale à l’intérieur des frontières de l’État russe et le transfert des pratiques répressives vers l’extérieur. De l’« absorption » en douceur et de l’« effacement » de la subjectivité nationale du Bélarus à la tentative de destruction génocidaire de l’Ukraine.

Cependant, les guerres sont reconnues comme des crimes par les citoyens russes ayant un sens de la responsabilité civique. Les pratiques internes russes de suppression institutionnelle des cultures nationales, la routine quotidienne de l’inégalité culturelle qui crée un ton chauvin, un flux de culture russophone qui passe inaperçu par ses porteurs, font l’objet de beaucoup moins d’attention et de questions.

Aujourd’hui, les soldats des républiques nationales autonomes de la Fédération de Russie combattent en Ukraine et, comme le soulignent les experts militaires, leur participation est disproportionnée. De facto, la Russie exploite cyniquement les nations colonisées — Tatars, Bouriates, Kalmouks, Tchétchènes et bien d’autres —, tout comme les empires du passé exploitaient les peuples soumis dans leurs armées (Zouaves français ou Gurkhas britanniques).

Selon la propagande officielle, les soldats de ces républiques nationales de Russie se battent pour la population russophone d’Ukraine, prétendument opprimée et privée de ses droits linguistiques. Or il s’agit d’un exemple classique d’accusation en miroir, car en réalité, ce sont les républiques nationales de la Fédération de Russie qui ont perdu beaucoup en 2018, lorsque le parlement russe a adopté, à la demande de Vladimir Poutine, la loi « relative aux langues indigènes » qui a rendu facultative l’étude des langues nationales dans les écoles des régions respectives (auparavant, elle était obligatoire). Il est évident que cette loi provoque une migration linguistique, le rejet de la langue locale au profit de la langue supranationale et porte gravement atteinte aux autonomies culturelles.

Cependant, la question de l’enseignement des langues nationales n’a pas été inscrite à l’ordre du jour de l’opposition parce que, malheureusement, les problèmes des minorités nationales n’en font pas partie.

Et la situation elle-même rappelle en partie les années 1930 en URSS — une période de réaction impériale après une période de « réveil » national dans les années 1920. En ce sens, Sandarmokh n’est pas seulement un lieu de mémoire, c’est aussi une carte des conflits qui couvent : les questions soulevées par les cultures nationales qui ont été détruites ici sont des questions d’identité nationale, d’autonomie, d’histoire, de droits linguistiques et politiques. Ces questions restent brûlantes et dangereuses aux yeux de l’État russe car elles remettent en cause le système de pouvoir existant, basé sur la domination absolue du centre — non seulement fiscal, culturel et politique, mais aussi linguistique.

Cette logique suggère que tout mouvement national visant à s’émanciper de Moscou, de la Russie, du centre, est intrinsèquement pécheur, intrinsèquement coupable du fascisme ou du nazisme dont il tire sa force et ses idées. « Le sperme noir du fascisme s’est répandu sur Kiev, la mère des villes russes », écrivait en mai 2014 Alexandre Prokhanov, le semeur de haine anti-ukrainien forcené et idéologue du « monde russe ». Et aujourd’hui, la Russie mène une guerre criminelle contre l’Ukraine, déclarant la « dénazification » comme objectif de guerre et accusant les Ukrainiens de nazisme. 

La perception de toute forme de nationalisme comme un péché, comme une menace existentielle pour l’ensemble polysynthétique de la Fédération de Russie assemblé par la violence et la force, imprègne la conscience historique et la culture politique des citoyens russes. Cette perception n’est pas correctement réfléchie, elle n’est pas pleinement comprise, et c’est la raison pour laquelle la propagande de l’État russe est si efficace. Elle fait appel à un réflexe idéologique irrésistible, nourri par des générations de personnes ayant vécu dans un système politique dans lequel l’ « identité » (samost’) déclarée et folklorisée des peuples n’était qu’une façade de la domination impérialiste et des pratiques répressives.

Au début des années 1990, la Russie, les Russes et les russophones ont eu l’occasion de donner un sens à leur double situation : un peuple victime abandonnant ses libertés aux objectifs d’un État autoritaire, et un peuple agresseur, apportant la non-liberté aux autres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Toutefois, craignant la revanche rouge et communiste, les intellectuels russes n’ont pas prêté l’attention à la revanche impérialiste.

Aujourd’hui, alors que les troupes russes ont ouvertement envahi l’Ukraine et que les noms des villes et villages ukrainiens deviennent les noms de nouvelles atrocités, la responsabilité des intellectuels russes est non seulement de condamner le mal incommensurable fait à l’Ukraine et aux Ukrainiens, mais aussi d’examiner et de reconnaître enfin la généalogie de ce mal. Reconnaître enfin que les crimes commis aujourd’hui contre l’Ukraine sont directement et inconditionnellement liés aux crimes du passé : la dékoulakisation de la paysannerie ukrainienne et le Holodomor, la destruction des élites culturelles ukrainiennes, y compris à Sandarmokh, la répression de la résistance armée nationale au régime soviétique, la répression du mouvement dissident national dans les années 1960-1970, etc. 

Reconnaître que non seulement les victimes d’Irpin, de Boutcha et de Marioupol, mais aussi les victimes d’autres époques — toutes celles qui ont été privées de leur culture, de leur langue et de leur vie au nom de l’intégrité de l’État russe — réclament justice.

Le spectre de la désintégration

L’URSS ne pouvait pas renaître à Kyïv, Chișinău ou Tbilissi, mais seulement à Moscou. Car ce n’est qu’en Russie, avec son héritage impérial séculaire, qu’existe cette peur fondamentale et existentielle de la désintégration, cette peur de la séparation. Et l’État autoritaire russe tout entier, dans toutes ses incarnations, est une émanation gelée, bastionnée, enfermée dans une prison, de cette peur.

C’est pourquoi une Ukraine indépendante ne sera jamais neutre pour la conscience conservatrice russe, quel que soit le nombre de pactes de neutralité signés. Elle restera toujours une source de menace et un objet de désir, car son existence même prouve qu’il est possible de vivre sans la Russie, en dehors de la Russie. Cette peur de la désintégration est le sombre démon de l’État russe. Et c’est en elle que réside le destin historique de la Russie, son sort.

C’est la peur de la mauvaise conscience, la peur de la possession illégale et criminelle, la peur du karma. Elle pousse à commettre de nouveaux crimes, faute de quoi il faudrait reconnaître les anciens, réviser l’histoire, la culture et l’identité, assumer la responsabilité de la conquête et de l’asservissement d’autres peuples.

Cette peur a fait de nombreuses victimes au XXe siècle : déportations nationales, expulsions, opérations de nettoyage, répression des mouvements de résistance nationale, russification. Les périodes de désintégration, comme la guerre civile russe ou la Perestroïka, ont été suivies de périodes de revanche, comme après 1945 ou en 2014 ; mais la courageuse résistance de l’Ukraine prouve aujourd’hui que la revanche est impossible — seules la conquête, la destruction et l’occupation sont possibles.

Sans compter avec le passé

Dans les années 1990, la Russie n’a pas réussi à surmonter son passé. Tout d’abord, parce que les élites intellectuelles considéraient le régime totalitaire soviétique comme une déviation, comme une maladie malheureuse, dont l’élimination par l’effondrement, soi-disant sans effusion de sang, semblait garantir un retour à la bonne voie historique.

Déjà la première invasion de la Tchétchénie en décembre 1994, qui reprenait le schéma des guerres coloniales caucasiennes menées par l’Empire russe au XIXe siècle, aurait dû soulever la question de la véritable nature du nouvel État russe. Mais là encore, la guerre lancée par le président Boris Eltsine a été perçue par des intellectuels russes comme un cas isolé, une erreur, et non comme une preuve d’une revanche impériale inévitable.

La Russie post-soviétique, tout en se contentant de proclamer les principes démocratiques et les garanties de l’État de droit et des droits de l’Homme, n’a pas entièrement démantelé le principal instrument de la violence soviétique — le KGB. Ayant conservé une continuité structurelle, hiérarchique et symbolique, les services de sécurité sont devenus la principale force de la réaction anti-démocratique. Après tout, pendant la période soviétique, l’une des principales tâches des agences de sécurité de l’État a été d’étouffer les élans d’émancipation nationale et les mouvements d’indépendance nationale, tant dans les républiques de l’URSS que dans les républiques autonomes au sein de la République socialiste fédérative soviétique de Russie.

Bien entendu, les politiques coloniales de l’Union soviétique tardive ont été mises en œuvre avec la participation de nombreux acteurs éducatifs, culturels et sociaux. Le même Ivan Dziouba décrit ses mécanismes en détail dans l’ouvrage cité ci-dessus : russification, politiques de migration et de travail, assimilation culturelle, idéologie et propagande, falsification de l’histoire, service militaire obligatoire, barrières professionnelles liées aux compétences linguistiques, exploitation économique, etc.

Tous ces mécanismes étaient intégrés dans le fonctionnement normal des institutions soviétiques. En effet, Dziouba a notamment montré que l’élimination et le remplacement de l’élément national en faveur de l’élément russe supranational s’effectuaient imperceptiblement, comme par la force de la vie elle-même, et qu’il fallait un effort d’attention particulier pour enregistrer ces changements.

Les activités du KGB contre les militants nationaux peuvent en partie être comparées à de l’« ingénierie sociale » en raison du rôle important joué par les méthodes « prophylactiques » (profilaktika), c’est-à-dire la prévention des « déviations idéologiques » par des mesures comme la pression exercée par des agents, des « entretiens préventifs » avec des individus ou des groupes et la critique nominative dans les médias.

C’est le KGB qui était responsable de la composante ouvertement répressive des politiques coloniales soviétiques : la désignation des « nationalistes » comme ennemis absolus du système soviétique, combinée avec des mesures agressives à leur encontre : surveillance, « mesures de perturbation » visant à discréditer les individus et à désintégrer les groupes de dissidents, arrestations, procès et condamnations. En d’autres termes, le KGB (et ses prédécesseurs) possédait une fonction punitive basée sur la diabolisation et l’aliénation du national en tant que danger absolu menaçant l’intégrité de l’État.

Cette orientation de la politique punitive soviétique a été presque oubliée dans les tentatives d’analyse de l’héritage totalitaire soviétique dans les années 1990. À cette époque, la politique nationale de l’État russe suivait déjà de facto la trajectoire définie par le KGB.

Les justifications idéologiques de la guerre criminelle que mène actuellement la Russie contre l’Ukraine sont elles aussi littéralement empruntées à l’arsenal soviétique. La pierre angulaire de la rhétorique idéologique est la notion de « nationalisme ukrainien », interprété comme une menace existentielle pour la Russie, et de « nazisme », supposé inhérent à ce nationalisme en raison de sa généalogie historique et de la collaboration supposée de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) avec l’Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale [Si l’OUN a tenté pendant quelques semaines en 1941 d’obtenir le soutien de l’Allemagne à la création d’un État ukrainien indépendant, cette tentative a tourné court après la proclamation d’indépendance à Lviv en juin 1941, rejetée par l’Allemagne et immédiatement suivie de la répression de l’état-major de l’OUN, NDLR].

On reconnaît ici la vieille technique du KGB qui, dans le cas de l’Ukraine, a tenté d’assimiler les termes « nationalisme » et « nazisme ». Le travail d’information et de propagande du KGB a toujours consisté à dénigrer l’OUN-UPA dans la phase de confrontation armée qui, par la nature même du conflit armé, fournit les images les plus puissantes et les plus sinistres de l’adversaire. Quant aux groupes nationalistes, dissidents et mouvements sociaux ultérieurs, le KGB les a généralement liés, politiquement ou intellectuellement, aux structures de l’OUN-UPA, en proclamant qu’ils avaient des objectifs similaires.  

En conséquence, l’image négative de l’OUN-UPA en Union soviétique a fonctionné comme un dénominateur commun qui a permis d’ignorer les différences politiques et de donner à toute manifestation de sentiments nationaux et émancipateurs une signification négative sans équivoque. Ce même dénominateur faisait partie intégrante du contenu anti-ukrainien, le liant à un récit historique reconnaissable.

Dans ce contexte, les tombes ukrainiennes de Sandarmokh et le destin des intellectuels ukrainiens qui y sont morts sont devenus des témoins indésirables pour les autorités russes d’aujourd’hui, car ils incarnent la longue durée des répressions anti-ukrainiennes. Les tombes de Sandarmokh et Sandarmokh lui-même, en tant que lieu de mémoire historique, pourraient devenir le point où la conscience publique russe passerait de la négligence et du déni à la difficile reconnaissance de la responsabilité historique de l’État et de la société russes : leur nature et leur structure ont rendu possible non seulement la guerre contre l’Ukraine, mais aussi toutes les autres rechutes militaristes, politiques et culturelles de la violence coloniale post-soviétique.

P.-S.

La langue, c’est le pouvoir.

La langue, c’est le secret.

Le département du KGB dans le camp soviétique spécial de Doubravlag, où les prisonniers politiques étaient détenus et où Iouri Dmitriev est aujourd’hui emprisonné, enregistrait secrètement les conversations qui avaient lieu dans la salle commune.

Les conversations en russe étaient immédiatement placées dans des dossiers opérationnels et utilisées contre les prisonniers.

Mais les bandes contenant des conversations dans d’autres langues, telles que l’ukrainien, le lituanien ou l’estonien, étaient envoyées pour transcription aux bureaux du KGB dans les républiques respectives par des courriers spéciaux, de sorte que ce qui se passait entre les deux personnes dans la salle de réunion restait un mystère pendant des semaines.

La langue servait de dernier rempart, de voile, dans une niche qui n’avait ni rideau ni couverture.

La langue était une métaphore de l’obscurité nocturne de l’amour, une expression directe de l’intimité ; dans la langue, la liberté vivait, bien que brièvement, pas plus longtemps que la vie du papillon.

Le langage offre la possibilité de lire l’autre ; le langage offre également la possibilité de ne pas être lu par l’autre. Joseph Brodsky, dans son tristement célèbre poème « Sur l’indépendance de l’Ukraine », ne se comporte pas comme un poète, mais comme un suzerain de la langue qui a appris qu’une province lui a été enlevée : il ressent une insulte personnelle, une atteinte à son pouvoir personnel.

C’est pourquoi il est si important pour nous, qui écrivons et parlons russe aujourd’hui, que les tombes ukrainiennes de Sandarmokh parlent. Que le terrible destin des artistes de la langue ukrainienne qui y ont été exécutés, ce terrible récit d’un avenir volé, soit perçu comme faisant partie des aspirations funestes de la Russie à contrôler l’Ukraine — qui rend la culpabilité d’aujourd’hui encore plus lourde —, et comme un appel à la prise de responsabilité par la société russe.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Version originale

Né en 1981 à Moscou, Sergueï Lebedev a travaillé sept ans comme géologue et a participé à des expéditions dans le nord de la Russie et en Asie centrale. Poète, romancier et essayiste, il a consacré plusieurs ouvrages aux secrets de l’histoire soviétique, à la violence du stalinisme et à ses impacts dans la Russie d’aujourd’hui. Ses livres sont traduits en 17 langues. En français, il a publié aux Éditions Verdier La Limite de l’oubli  (2014), L’Année de la comète  (2016) et Les Hommes d’août (2019).

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