Le Fonds anticorruption (FBK) fondé en 2011 par Alexeï Navalny a produit, depuis de longues années, une certaine quantité de documentaires basés sur ses enquêtes sur la corruption qui règne dans les plus hauts échelons du pouvoir poutinien, y compris sur Poutine lui-même et sur son ancien Premier ministre Dmitri Medvedev. Après l’incarcération de Navalny en janvier 2021, l’une de ses collaboratrices, Maria Pevtchikh, qui réside à Londres, a repris le flambeau de son ancien patron.
La dénonciation de la corruption a toujours été le thème central de l’activité de Navalny et de sa fondation. En 2011, c’est lui qui a donné le nom de « parti d’escrocs et de voleurs » au parti au pouvoir, Russie unie. Pour lui, il s’agissait d’un parti et d’un pouvoir central qui ont non seulement falsifié les élections de novembre 2011 à la Douma, mais qui volent systématiquement les citoyens russes, en s’appropriant les richesses du pays.
Cette accusation de vol et de corruption permettait à Navalny de développer une idée sur la « belle Russie d’avenir », cette Russie où Poutine serait destitué et où une plus juste répartition des richesses, s’appuyant sur un système judiciaire et un système politique non corrompu, permettrait aux citoyens russes d’avoir une vie digne.
En septembre 2023, Navalny a écrit un texte inattendu, intitulé « Ma peur et ma haine », où il explique que sa haine la plus féroce se concentre non pas sur ses juges, ni sur le FSB ni même sur Poutine, mais sur Boris Eltsine et son proche entourage, car « ce n’est pas en 2011 avec Poutine, mais en 1994 avec Eltsine, Tchoubaïs, les oligarques et toute cette clique du Komsomol et du Parti, qui se faisaient appeler “démocrates”, que nous avons pris le chemin non de l’Europe mais de l’Asie centrale ».
Pourquoi Navalny, dans sa réclusion qui n’était que torture permanente, écrit-il ce texte ? Parce que, pour lui, après l’éclatement de l’URSS, le pays a laissé passer une chance historique de construire une société démocratique à cause des agissements de l’entourage eltsinien, et il craint que si la société russe ne tire pas les leçons du passé, elle loupera, une fois de plus, sa chance historique de devenir un pays riche et libre au prochain tournant historique.
Le 16 avril 2024, le FBK a présenté le premier épisode de la série en quatre parties sous le titre Les Traîtres où il est question de « l’histoire d’une grande conspiration » et de « qui s’est emparé de la Russie et comment ». Quelques jours plus tard, le deuxième épisode est sorti, et on attend le troisième et le quatrième dans les jours à venir. Maria Pevtchikh, qui est l’autrice et la présentatrice de cette série, inspirée par le texte cité de Navalny, y raconte comment Boris Eltsine, avec ses prétentions démocratiques de la fin de l’époque soviétique et du début de l’ère post-soviétique, n’est resté qu’un nomenklaturiste qui a permis à sa propre famille et surtout à un groupe d’oligarques avides de s’emparer des richesses du pays, des « entreprises uniques qui ont été construites, des décennies durant, par le pays tout entier ». Ce sont eux, les « traîtres ». Elle raconte également comment la principale chaîne de télévision d’État, Ostankino, a été frauduleusement privatisée par Boris Berezovsky, le principal « grand méchant » de l’histoire, en échange du soutien télévisuel à Eltsine pendant les élections présidentielles de 1996. Elle raconte l’histoire des « prêts contre actions », où les fleurons de l’industrie russe ont été cédés pour des sommes modestes à quelques oligarques et banquiers. Elle raconte enfin comment les équipes de « technologues politiques » engagées par les bénéficiaires de ces affaires en or ont permis à Eltsine, un ivrogne malade, de gagner l’élection en créant une image noire de Guennadi Ziouganov, un communiste qui promettait pourtant de ne pas revenir au système communiste. Mais la propagande eltsinienne l’a habilement et faussement associé au Goulag, à la famine, à la perspective de perdre les logements privatisés gratuitement, à l’interdiction de voyager, etc. Pour Pevtchikh, c’est Eltsine qui a créé le système dans lequel le règne de Poutine est devenu possible.
J’aurais pu attendre les deux épisodes suivants pour parler de cette série, mais elle a déjà fait exploser l’Internet russe. Le premier épisode a été vu cinq millions de fois, le deuxième, qui vient de sortir, deux millions et demi. Ce ne sont pas tant ces documentaires eux-mêmes que les réactions du public qui me poussent à réagir. Grosso modo, on peut partager les spectateurs de ce film en deux grands groupes : les uns disent qu’il était temps de dévoiler les racines pourries du système eltsinien (Poutine l’a d’ailleurs toujours affirmé : il est arrivé au pouvoir sur la critique des « horribles » années 1990) et les autres défendent les acquis de l’époque eltsinienne en affirmant que c’était une période de démocratie et de liberté naissantes, et que c’est l’arrivée de Poutine et son emprise sur le pays qui a transformé le pays en autocratie.
Je connais bien l’histoire de l’époque eltsinienne, et je n’ai pas trouvé de révélations nouvelles dans ce documentaire. Malgré quelques erreurs factuelles, la narration de Pevtchikh est correcte sur le fond. Je suis néanmoins choquée par ce film. D’une part, il n’explique pas la complexité de l’héritage soviétique : l’enracinement des pratiques communistes, la corruption endémique, l’inefficacité du modèle économique, la débâcle, l’hyperinflation, l’absence de gestionnaires qualifiés, et j’en passe. On a presque l’impression que Maria Pevtchikh rêve de la grandeur passée de l’URSS où les entreprises étaient étatiques, mais ne mentionne pas qu’elles n’appartenaient absolument pas au peuple. La nomenklatura avait la jouissance de l’ensemble des profits créés par le travail des Soviétiques, en leur rétrocédant une petite partie sous forme de salaires de misère.
Cependant, ce qui me choque le plus, c’est un autre point. Sans rentrer dans les débats sur les années 1990, certes, passionnants et importants, je refuse de comprendre quel est l’intérêt immédiat de piétiner un lion mort, Eltsine, alors que c’est Poutine qui mène une guerre meurtrière en Ukraine et maintient ouvertement le désir de détruire ce pays et de déraciner, voire d’exterminer son peuple. Le régime de Poutine glorifie les assassins et les violeurs de femmes et enfants ukrainiens, mais l’Internet russe se chamaille autour du rôle joué par Berezovsky et Tchoubaïs ? J’essaie d’imaginer une discussion, au sein de la résistance allemande, en 1942, sur le thème du rôle néfaste de la république de Weimar dans l’arrivée d’Hitler au pouvoir, pendant que celui-ci exterminait les Juifs. Ou une discussion à couteaux tirés parmi les prisonniers du Goulag, qui y sont envoyés par Staline, sur les faiblesses de Nicolas II qui l’ont poussé à abdiquer.
Le FBK a le droit de choisir ses sujets et les figurants de ses attaques. Mais l’immense intérêt de la société montre une chose : elle n’a toujours pas compris qu’elle porte une lourde responsabilité morale pour la guerre menée par ses dirigeants en son nom. Et l’opposition russe — qui ne peut être désormais active que dans l’émigration, car toutes les libertés politiques ont été étouffées et écrasées par le régime Poutine (et non par celui d’Eltsine) —, doit comprendre que seule la victoire de l’Ukraine et la défaite totale russe peut lui donner une chance de cette « Russie libre et heureuse d’avenir » dont a rêvé Alexeï Navalny. Bien sûr, pour avoir cette chance, il faudra reconnaître les crimes, payer les réparations à l’Ukraine et juger les criminels. Pour l’instant, aucun jugement sur Eltsine, créant des clivages au sein de l’opposition, ne va avancer cet ordre du jour.
J’ajouterai un dernier point. C’est à peine si la première guerre de Tchétchénie, déclenchée en 1994 par le régime d’Eltsine, est mentionnée. Dans le premier épisode, Pevtchikh dit seulement : « La guerre de Tchétchénie a été très impopulaire », et dans le deuxième, on montre un clip du général Lebed, également candidat à l’élection présidentielle de 1996, où il promet d’arrêter la guerre en Tchétchénie s’il est élu1. Or, cette première guerre est déjà la matrice des guerres futures de Poutine. Cette omission, est-ce le fruit du hasard ? Ou un désir — conscient ou inconscient — de Maria Pevtchikh et de la société russe de faire abstraction de cette guerre-là, alors qu’une guerre horrible décime l’Ukraine ?
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.