Marija Leiko, une star de théâtre et de cinéma lettone fusillée à Moscou

Le 3 février 1938, dans les environs de Moscou, toute la troupe du théâtre letton Skatuve a été passée par les armes. Ce meurtre de masse faisait partie de « l’opération lettone », l’une des campagnes du NKVD pendant la Grande Terreur, visant à éliminer les groupes nationaux « suspects ». L’intelligentsia lettone vivant sur le territoire soviétique (la Lettonie n’avait pas encore été annexée) fut décimée. Ces événements sont décrits avec clarté et raffinement dans le film de Davis Simanis Le Silence de Maria.

Le film du réalisateur letton Davis Simanis a été présenté en première au Festival de Berlin le 18 février. Il raconte une histoire réelle, celle de Marija Leiko (Maria dans le titre du film), une actrice lettone qui avait travaillé avec les plus grands metteurs en scène de son temps et était une star du cinéma occidental, mais qui était partie en URSS pour y retrouver sa petite-fille restée orpheline, et qui l’a payé de sa vie.

La caméra parcourt d’abord un paysage de soleil couchant derrière la fenêtre puis entre dans le train, tourne autour des passagers installés dans le wagon-restaurant : nous sommes dans les années 1930, comme en témoignent les uniformes et les façons de parler d’avant-guerre. Le train, se rapprochant de la frontière soviétique, va quitter l’Europe. Le contrôleur demande de préparer les passeports. La caméra s’arrête sur le visage d’une femme, assise seule près d’une fenêtre ; tout à coup, la lumière s’éteint. Un officier allemand lui dit : « Je me souviens de vous dans ce film de Murnau. J’étais figurant dans une scène de foule. » Elle opine d’un air distrait.

Tout comme Alice passée de l’autre côté du miroir, l’héroïne, Marija Leiko entre, tout de blanc vêtue, dans une réalité nouvelle. Native de Riga, vedette des planches dans son pays natal, puis à Francfort, Leipzig et Berlin, elle se rend à Moscou, où vivait sa fille, morte en couches. Maria est partie à la recherche de sa petite-fille Nora. Elle ne repassera pas la frontière en sens inverse.

Davis Simanis est l’un des cinéastes les plus prometteurs de Lettonie. Il a présenté des documentaires et des longs métrages dans de nombreux festivals. Le dernier de ses films, Le Silence de Maria, était au programme du Festival de Berlin. Il évoque une page tragique de l’histoire du XXe siècle, celle du massacre de la troupe du théâtre letton Skatuve1 lors de la Grande Terreur stalinienne.

doline montage
Marija Leiko

Les Lettons ont été arrêtés et exécutés de façon planifiée : entre l’automne 1937 et l’automne 1938 — donc en l’espace d’un an —, pas moins de 1 500 personnes ont été tuées [il s’agit en réalité de plus de 16 000 personnes, NDLR]. En la seule journée du 3 février, en exécution de condamnations hâtivement prononcées pour « participation aux activités d’une organisation contre-révolutionnaire » ou pour « espionnage au profit de la Lettonie », toute une troupe a été passée par les armes, qui jusque-là se produisait à guichets fermés dans le théâtre situé au 8 boulevard Strastnoï, en plein centre de Moscou.

En Russie, bien des gens ignorent cette histoire, sauf peut-être des historiens et défenseurs des droits de l’Homme. Pendant plus de vingt ans, les autorités municipales de Moscou n’ont même pas autorisé que soit posée une plaque commémorative sur le bâtiment qui abritait le théâtre Skatuve. Elle est apparue tout récemment, en 2020 ; il y est écrit qu’en ce lieu, de 1918 à 1938, « se trouvait » le théâtre letton ; pas un mot sur sa destruction ni sur le sort tragique de la troupe.

Mais même dans les pays baltes cette histoire est mal connue2. De sorte que le film de Simanis vient combler une lacune importante. En abordant ce sinistre sujet historique, il touche à des questions d’une brûlante actualité. Celle de l’attrait esthétique qu’exerce le totalitarisme. Celle de la collaboration de l’intelligentsia avec le régime et du prix que cela lui a coûté. Celle de la fascination réelle de la comédienne pour un pouvoir tout-puissant, et de la fin inévitable de cette brève idylle.

La carrière de Marija Leiko prit fin quand elle devint grand-mère. Avant cela, elle avait travaillé avec Max Reinhardt et Erwin Piscator, elle avait interprété des grands rôles de Shakespeare, Schiller, Gerard Hauptmann et Strindberg. Au cinéma, elle avait joué dans le Satanas de Murnau (1919), un film aujourd’hui perdu.

À Moscou, elle fut accueillie comme une star. On la logea dans un appartement luxueux dont venait d’être expulsé un « ennemi du peuple ». Elle fut présentée au tout puissant commissaire du peuple Nikolaï Iejov. On la conduisit au Skatuve, dont le directeur artistique et fondateur, Osvalds Glaznieks, avait été l’élève de Vakhtangov en personne. Seule dans un pays étranger, avec dans les bras un petit bébé, Marija Leiko ne sut résister à la tentation et accepta de remonter sur la scène pour jouer le rôle de Kristine, dans la pièce du grand dramaturge classique letton Rudolfs Baumanis Dans le feu. Ce qu’elle voulait surtout, c’était se retrouver au centre de l’adoration de ses collègues et mériter l’attention de l’exigeant public de la capitale.

Venue du théâtre, Olga Sepicka (dont les amateurs de cinéma se souviennent sans doute dans le film Golfstrim pod aïsbergom d’Evgeni Pachkevitch) s’acquitte fort bien de sa tâche et montre, devant la caméra, la transformation que connaît son personnage, cette actrice fragile qui, sous l’effet des circonstances, finit par accepter courageusement le martyre. Mais, de manière générale, Simanis s’attarde moins sur les caractères que sur l’époque, qu’il examine de près et reconstitue dans les moindres détails. Il crée en noir et blanc un portrait fidèle en même temps que surréaliste du passage entre la fin de l’utopie bohême et le début de la terreur de masse.

Maria's Silence - feature film trailer.

Sur le plan esthétique, on est aussi à la frontière entre un modernisme agonisant dans la douleur et incapable de trouver sa place dans la réalité nouvelle et un style « empire » qui, sous Staline, vient de naître et écrase par la régularité de ses proportions. Maria appartient au passé, et dès les premières images, elle est condamnée.

Le langage visuel du film révèle l’influence d’Alexeï Guerman — les scènes de théâtre et de coulisses dans Mon ami Ivan Lapchine et les arrestations paranoïdes dans Khroustaliov, ma voiture ! Les rues enneigées de Moscou sont parcourues de camions sur lesquels il est écrit « Pain », mais qui transportent en réalité des détenus voués à une justice expéditive et à la mort. Ces images contrastent avec les applaudissements d’un public enthousiaste qui a réussi à assister à une première théâtrale. Ce voisinage est exprimé avec beaucoup de finesse et d’intelligence puisqu’on le perçoit à travers le regard myope d’une héroïne étrangère sous le charme.

À la différence des drames de Guerman, qui exigent du spectateur qu’il connaisse le contexte et comprenne l’histoire sous-jacente, le sujet du Silence de Maria est traité de façon immédiatement intelligible et logique, que l’on pourrait même qualifier de simpliste. Mais ce film a une mission à remplir, compte tenu des traumatismes du passé. Il s’agit de rompre un silence qui n’a que trop duré, d’écarter toute ambiguïté. Sans doute a-t-on aujourd’hui plus que jamais besoin d’un cinéma de ce genre.

Traduit du russe par Bernard Marchadier. Lire la version originale.

Anton Doline est un journaliste russe, critique de cinéma, animateur de radio, rédacteur en chef du magazine L'Art du cinéma («Искусство кино») de 2017 à 2022. Installé à Riga depuis 2022, il écrit pour le média russe Meduza et présente son émission Radio Doline sur YouTube. Anton Doline a publié plusieurs ouvrages sur des grandes figures du cinéma, dont Lars von Trier et Jafar Panahi.

Notes

  1. Le théâtre letton Skatuve de Moscou a été créé à partir d’un atelier théâtral entre 1919 et 1937. Son fondateur, ancien élève d’Evguéni Vakhtangov, était l’acteur et metteur en scène Osvalds Glaznieks (également connu sous le nom d’Osvald Glazounov). Il avait ouvert l’atelier dans les locaux de la société lettone d’éducation Promethée. En 1932, l’atelier théâtral est devenu le théâtre d’État letton Skatuve. Cette même année il accueillit dans sa troupe la star du cinéma muet Marija Leiko, qui jusqu’alors travaillait en Allemagne.
  2. Dans une interview, Davis Slimanis a déclaré qu’il ne connaissait l’histoire de Marija Leiko que depuis quelques années seulement.

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