Le philosophe russo-américain s’interroge sur le sens profond de la « mission » russe formulée sous le régime de Poutine avec l’aide de l’Église orthodoxe russe, devenue schismatique : sauver le monde du Mal en le détruisant. Terrifiant !
Après la cérémonie d’investiture de Vladimir Poutine, le patriarche Kirill, lui présentant ses vœux dans la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin, a prononcé cette phrase mystérieuse : « J’oserai même dire : Dieu fasse que la fin du siècle coïncide avec la fin de votre mandat. Vous avez tout ce qu’il faut pour pouvoir pendant longtemps assurer avec succès cette noble tâche de servir la patrie. »
De quel « siècle » s’agit-il ? Et pourquoi le patriarche admet-il qu’il faut « oser » former pareil vœu ?
Ces dernières années, on a vu se constituer en Russie une nouvelle idéologie pseudo-religieuse, lourde des pires dangers spirituels et des plus graves séismes politiques, tant pour le pays que pour l’humanité. Elle a fait sienne aussi bien l’orthodoxie d’État que le culte païen du sol, la haine eurasienne de l’Occident, les traits de l’idéologie nazie et les cultes archaïques de la guerre et du royaume des morts. C’est une sorte d’ « apocalyptisme » qui reprend les aspects les plus sombres du gnosticisme et qui maudit tout ce qui est, et donc « gît dans le mal ». D’où l’aspiration à soumettre le monde entier à un feu purificateur et à faire advenir une fin du monde par la main de l’homme en s’appuyant sur la puissance destructrice de l’arme nucléaire.
Dans son Idée russe (1946), Berdiaev disait :
« … Nous autres Russes, nous sommes des prophètes d’apocalypse, des nihilistes. Et cela parce que nous sommes tournés vers la fin et avons du mal à comprendre ce que le processus historique a de graduel, et que nous sommes hostiles à la forme pure […]. Ce qui s’est exprimé dans l’orthodoxie, c’est surtout l’aspect eschatologique du christianisme. Dans le nihilisme russe, on peut aussi discerner des traits ascétiques et eschatologiques. Le peuple russe est un peuple de la fin — et non pas du milieu — du processus historique. »
Il est vrai que nihilisme et apocalyptisme forment une combinaison parfaite ; ce sont les deux facettes d’une même tournure d’esprit : rejet de toutes les valeurs du monde et attente — voire attente impatiente — de sa fin proche.
Cet apocalyptisme tout nouveau se compose de divers éléments religieux, nationalistes et politiques. On y retrouve avant tout les doctrines gnostiques venues des sectes occultes des débuts du christianisme et du Moyen Âge. En Russie, elles sont au cœur des conceptions des vieux-croyants, selon lesquelles le monde se trouve déjà entre les mains de l’Antéchrist et doit donc être détruit pour hâter le retour du Christ.
À l’époque post-soviétique, l’Église orthodoxe de Russie a conclu une alliance nouvelle avec l’État, dont elle est devenue un instrument. C’est une institution « patriotique », au même titre que l’Armée ou la Garde nationale. Pendant un temps, cela n’a pas empêché l’orthodoxie russe de faire partie de l’Église universelle. Mais en 2018, quand le patriarche œcuménique de Constantinople a reconnu l’autocéphalie de l’Église ukrainienne, l’Église russe a brusquement viré vers le schisme en décidant de rompre avec l’orthodoxie universelle. En esprit comme selon la lettre du droit, elle est donc devenue « Église schismatique ». Elle est revenue à son attitude du XVIIe siècle, où les « vieux-croyants » s’étaient opposés aux réformes du patriarche de Moscou Nikon qui avait voulu rapprocher l’orthodoxie russe de l’Église grecque ; elle a donc cessé d’être « gréco-catholique » ou « gréco-russe » comme on l’appelait souvent de façon officielle. Le 16 octobre 2018, le synode de l’Église orthodoxe russe a décidé de rompre tout lien de communion eucharistique avec le patriarcat de Constantinople. Ce n’est plus seulement la chrétienté occidentale, catholico-protestante, c’est aussi le monde orthodoxe contemporain, et avant tout les « frères d’Ukraine », qui gisent dans le mal et ont rejoint l’Antéchrist. Au XIe siècle, l’Église russe, s’était, avec l’Église byzantine tout entière, détachée de la chrétienté d’Occident ; mille ans plus tard, elle vient sous nos yeux de se détacher même de ses frères orthodoxes d’Occident et de choisir la voie du « Raskol » — du schisme des vieux-croyants —, c’est-à-dire la voie d’une sorte de suicide religieux par le feu.
En face, ce sont des mesures tout aussi dures qui s’en sont suivies. Déjà en 1872, un concile orthodoxe qui se tenait à Constantinople avait condamné l’hérésie « ethnophylétiste » comme forme de racisme ou de tribalisme ecclésial puisqu’elle soumettait les intérêts de l’ensemble de l’Église à des intérêts nationaux et politiques. Il apparaissait déjà à l’évidence que l’orthodoxie russe était obsédée par l’idée de soumettre la religion aux intérêts de l’État. Cent cinquante ans plus tard, en 2022, alors que la guerre russo-ukrainienne faisait rage, le patriarche œcuménique Bartholomée, dans le discours-programme qu’il a prononcé lors de la conférence internationale sur le thème « Pour un monde raisonnablement ouvert », a souligné le danger que représentaient pour le monde cette hérésie et la politique schismatique de l’Église orthodoxe russe. Après la chute du communisme, a-t-il déclaré, « … la foi a été de nouveau utilisée à des fins idéologiques. L’Église orthodoxe russe s’est rangée derrière le régime du Président Vladimir Poutine, notamment à partir de l’élection de Sa Béatitude le patriarche Kirill en 2009. Elle participe activement à la promotion de l’idéologie du Rousski Mir, du monde russe. […] Cette idéologie constitue un instrument de légitimation de l’expansionnisme russe et l’assise de sa stratégie eurasiatique. Le lien entre le passé de l’ethnophylétisme et le présent du monde russe est évident. La foi devient de la sorte la colonne vertébrale de l’idéologie du régime de Poutine. »1
Ainsi, le patriarche œcuménique a-t-il qualifié l’Église orthodoxe schismatique actuelle de secte nationaliste et néo-impérialiste motivée par des préoccupations politiques. Maintenant, à l’étatisme de l’orthodoxie russe est venu s’ajouter un militarisme qui n’est pas seulement de nature politique, mais aussi apocalyptique, dans la mesure où l’Église appelle ses fidèles non seulement à mourir pour la patrie mais, en cas de défaite militaire, à se préparer à anéantir l’humanité entière.
De la sorte, on voit se constituer une nouvelle religion d’État, une religion de la guerre et de la « fin des temps », où se mêlent des ingrédients qui auraient paru difficilement compatibles : fascisme, orthodoxie, raskol, eurasisme, nationalisme russe, doctrines de sectes apocalyptiques, culte de l’État, impérialisme et millénarisme2. Cet apocalyptisme militariste n’a pratiquement aucun lien avec quelque transcendance que ce soit. Si c’est une religion, elle ne sait rien — et ne veut rien savoir — d’un Dieu-créateur, ni du monde comme œuvre aimée de Dieu ; si c’est un christianisme, il ne parle ni du Christ, ni de l’amour, ni de la charité, du pardon, du mystère de la personnalité humaine, de la vie et de la résurrection. Cet apocalyptisme par essence anti-chrétien est tourné vers l’idée de la mort, il est pénétré de haine pour la personne, pour la dignité et la liberté de l’Homme, il méprise la science et les techniques, il voit son idéal dans la destruction, dans l’épuisement maximal de tout ce qui constitue le substrat matériel de la vie, dans l’abolition de la vie en tant que telle.
Cet apocalyptisme est proche des conceptions chthoniennes relatives au pouvoir que la terre exerce sur l’Homme, à la masse continentale des sols qui dévore les individus et en fait de simples rejets — faibles, sans âme et apathiques — du corps national. En cela, il est proche du fascisme. Umberto Eco, on le sait, distinguait 14 marques du fascisme, mais on peut les ramener à une formule unique qui les réunit toutes. Le fascisme est une tentative collective pour guérir du traumatisme de la naissance par l’expérience d’une mort symbolique — et, à terme, physique —, c’est-à-dire pour rejeter la conscience, la langue, l’individualité, toutes les angoisses d’une existence distincte et faite de problèmes. C’est un instinct qui pousse à se libérer de sa personnalité et à mourir extatiquement dans le sein collectif de la terre, du peuple, de la foule.
Sur le terrain russe, les mentalités eschatologiques (du grec eschatos : fin) s’expriment beaucoup plus fortement que dans le nazisme allemand ou le fascisme italien. Pas seulement parce que, dans l’orthodoxie, la dimension eschatologique du christianisme a été plus marquée, mais parce que depuis l’invention de la bombe atomique, le Jugement dernier a cessé d’être un concept religieux pour prendre une dimension pratique. C’est Alexandre Douguine qui a été le plus clair sur ce point car, en tant que vieux-croyant, les représentations de la fin des temps lui sont particulièrement chères : « Ce qui est proclamé, c’est une mobilisation eschatologique des Eurasiens ! Toutes choses s’approchent de leur fin et de leur conclusion. FINIS MUNDI. C’est la fin du monde. » Selon la logique de Douguine, le moment est désormais venu pour la Russie d’accomplir à l’échelle globale sa mission, dans la mesure où, parmi toutes les civilisations connues, elle se distingue par son orientation consciente vers la fin de l’histoire et de toutes choses. Il précise : « Ce qu’il faut, ce n’est pas se demander si la fin du monde viendra ou ne viendra pas, c’est penser aux moyens de la faire advenir. Tel est notre devoir. Elle ne viendra pas toute seule… C’est à nous d’en décider. Plus encore, nous devons trouver le moyen de mettre un terme à cette histoire… »
Les métaphysiciens fous, possédés par la folie des grandeurs et la soif du suicide, pensent et disent bien des choses. Ce qui est bien plus inquiétant, c’est quand pareil ensemble d’idées hante un chef d’État, qui mène à la catastrophe nucléaire son pays et le monde entier. Dès 2018, lorsqu’il a présenté à l’Assemblée fédérale les dernières versions de l’arme nucléaire, Poutine a exprimé sa vision de l’avenir par une formule qui, alors, passait encore pour délirante : « En tant que martyrs, nous irons au paradis, et eux, ils crèveront tout simplement parce qu’ils n’auront pas eu le temps de se repentir. » Qu’est-ce : une blague sinistre, un avertissement sans pitié, un geste de sacrifice ou de vengeance ? Pour la première fois, Poutine établissait un lien entre, d’une part, la politique et les engins militaires et, d’autre part, l’eschatologie, la fin du monde et le passage dans l’au-delà. Ainsi était tracé le champ d’une idéologie religieuse nouvelle dont les héros seront les artisans de la fin du monde ainsi que les martyrs et hédonistes de l’apocalypse à venir qui, en rupture avec l’univers entier, auront fait de la mort de l’humanité leur métier.
Traduit du russe par Bernard Marchadier
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Philosophe russe et américain, philologue, spécialiste des études culturelles, critique littéraire, linguiste, essayiste, auteur de plus de 40 livres et de plus de 800 articles et essais. Vit et enseigne aux Etats-Unis.
Notes
- Le discours prononcé par le patriarche Bartholomée le 11 décembre 2022 à Abu Dhabi a été comparé au discours que Winston Churchill a prononcé à Fulton, en ce sens qu’il appelle les responsables politiques occidentaux à résister non seulement à la « Russie de Poutine » mais à l’orthodoxie russe en tant que fondement du monde russe.
- Dès avant cette guerre, le célèbre acteur, réalisateur et ancien prêtre orthodoxe Ivan Okhlobystine avait déjà évoqué la parenté entre l’orthodoxie russe et le fascisme. « L’auteur qui m’est le plus proche est Julius Evola [l’un des principaux idéologues du fascisme italien]. Oui, je penche vers le fascisme. Je suis orthodoxe, et c’est donc normal. » Conversation avec le père Dimitri Rochtchine, 2020.