Le 8 juillet, le tribunal militaire du district occidental de Moscou a rendu son verdict dans l’affaire de la pièce de théâtre Finist, le clair faucon. Il a condamné les deux accusées, la metteuse en scène Evguenia Berkovitch et la dramaturge Svetlana Petriïtchouk, arrêtées en mai 2023, à six ans de colonie pénitentiaire chacune, pour « justification du terrorisme ». Pourtant, le spectacle avait reçu en 2022 deux prix d’État, des Masques d’or, pour la dramaturgie et les costumes. Cette condamnation, dont l’absurdité et la cruauté rappellent l’époque stalinienne, a eu un effet dévastateur sur les milieux créatifs russes.
Comment une pièce antiterroriste a-t-elle pu être interprétée comme de la propagande terroriste ?
L’acte d’accusation explique que le crime des deux femmes consiste en ce que l’une a écrit la pièce, l’autre l’a mise en scène, et qu’à travers cette pièce, elles ont propagé les idées de l’islam radical : « En septembre 2019, à une date précise non établie par l’enquête, Evguenia Berkovitch, partageant les formes extrêmes et agressives de l’islam, professant une idéologie de violence contre les autorités de l’État et les autorités locales, d’intimidation de la population et autres actions illégales au sein de formations armées illégales et d’organisations terroristes internationales, sachant pertinemment que l’organisation terroriste internationale “État islamique” agissant sur le territoire de la République arabe syrienne, reconnue comme terroriste par la décision de la Cour suprême de la Fédération de Russie du 29.12.2014, entrée en vigueur le 13.02.2015, et dont les activités sont interdites dans la Fédération de Russie, éprouvant un sentiment d’unité religieuse déviante avec ses dirigeants et ses membres, ayant formé une opinion positive sur ses activités […] a proposé à Svetlana Petriïtchouk de monter une pièce de théâtre basée sur le texte Finist, le clair faucon, ce qu’elle a accepté. Après cela, elles ont eu l’intention commune de justifier et de propager publiquement le terrorisme en utilisant les réseaux de télécommunication, y compris Internet, en décidant de donner des représentations de Finist, le clair faucon sur diverses scènes de théâtre devant un nombre illimité de personnes, de publier le texte de la pièce et l’enregistrement vidéo du spectacle sur les réseaux de télécommunication, y compris Internet. Ainsi, elles sont entrées dans une conspiration criminelle préméditée, ont élaboré un plan pour commettre le crime prévu, se répartissant les rôles criminels entre elles […]. »
Je cite exprès ce long extrait de l’acte d’accusation pour que l’ampleur et le niveau du « crime » imputé à la metteuse en scène et à la dramaturge soient clairs. En passant du langage juridique au langage courant, il devient évident qu’elles sont accusées pour leur activité professionnelle même, que le « crime planifié » est la mise en scène d’une pièce (!).
Au cours des premières semaines du procès, le procureur a convoqué des témoins à charge, qui devaient confirmer les thèses de l’accusation. Mais, comme cela arrive souvent dans les tribunaux russes lorsqu’il s’agit d’affaires politiquement motivées, inventées dans les bureaux du Comité d’enquête ou du FSB, les témoins à charge sont devenus des témoins de la défense. Les actrices ayant joué dans Finist, le clair faucon, convoquées par le procureur en tant que témoins à charge, ont déclaré qu’elles avaient participé à une pièce conçue comme anti-terroriste, qu’il s’agissait d’une mise en garde pour les jeunes femmes qui tombent sous l’emprise d’islamistes radicaux rencontrés sur Internet, et qu’il y était question de ces jeunes femmes parties en Syrie, où elles ont vécu l’enfer avant de retourner en Russie et d’être condamnées pour terrorisme. La pièce était basée sur des faits documentés.
Quant aux témoins de la défense, des dizaines de journalistes ont rapporté des critiques élogieuses sur la pièce de la part de théâtrologues et d’acteurs célèbres en Russie. L’un des témoins, le professeur de théâtrologie Nikolaï Pessochtchinski, membre du jury du Masque d’or qui a récompensé cette pièce en 2022, a déclaré que la décision avait été prise par 27 personnes — 15 experts et 12 membres du jury. Tous étaient convaincus qu’il s’agissait d’une pièce socialement importante, qui mettait en garde contre le fait de communiquer avec des recruteurs sur Internet, ce qui est une voie sans issue pour les jeunes femmes, menant à la catastrophe.
Le procureur a convoqué Vladimir Karpouk, un artiste-patriote de Nijni Novgorod, qui avait mis sur son avatar une photo avec le président Poutine, rencontré lors de festivals d’État en Crimée. Karpouk, qui avait déclaré lors de l’enquête que la pièce justifiait le terrorisme, a dit au tribunal qu’elle l’avait offensé en tant qu’homme russe, car elle montrait les hommes russes de manière pitoyable, tandis que les musulmans étaient dépeints en héros. Evguenia Berkovitch et ses avocats lui ont posé des questions, ce qui a permis de révéler qu’il n’avait pas assisté à la pièce, mais seulement vu une vidéo. Il a donc menti sous serment…
Un procès à huis-clos
Lors de la séance suivante, le procureur a convoqué un témoin anonyme, absent de l’acte d’accusation. Cet individu a demandé à rester anonyme par crainte pour sa carrière et de représailles des gens du théâtre. Le juge lui a attribué le pseudonyme Nikita. Sa voix était modifiée pour éviter toute identification. « Nikita » a déclaré avoir vu la pièce, l’avoir filmée et apportée à la police, la jugeant nuisible, dangereuse et justifiant le terrorisme. L’opinion de la communauté théâtrale et des auditeurs au tribunal était divisée : beaucoup pensaient que ledit Nikita était un agent opérationnel du FSB infiltré lors du festival de dramaturgie indépendante Lioubimovka, et très peu croyaient qu’il appartenait réellement au milieu du théâtre.
Le lendemain de son témoignage, les avocats devaient présenter leurs preuves, mais le juge a soudainement fermé le procès au public, invoquant des « menaces ». Le procès se déroulait désormais à huis clos pour empêcher la presse et le public d’entendre comment les accusées et la défense allaient démanteler les preuves de l’accusation et révéler l’absurdité de cette affaire.
Pendant tout ce temps, alors que Berkovitch et Petriïtchouk étaient en détention provisoire depuis mai 2023, et durant le mois et demi du procès, on peu supposer qu’une lutte invisible a eu lieu dans les hautes sphères du pouvoir pour décider de l’issue de cette affaire : peine réelle ou amende, cette dernière étant possible selon l’article du Code pénal sur « l’apologie du terrorisme ». Il était donc crucial de savoir ce qui se passait au tribunal. Les avocats ont diffusé le procès en direct sur leur chaîne Telegram et, chaque jour des articles de journalistes ont été publiés. Les services de sécurité ont donc décidé de passer au procès à huis clos pour que les avocats ne puissent plus raconter ce qui se passait, jusqu’au verdict.
Nikita Mikhalkov ou Masque d’or ?
Une question se pose : quel est le contexte de la persécution de Berkovitch et Petriïtchouk ? Quinze mois plus tôt, lorsqu’Evguenia Berkovitch avait été arrêtée, beaucoup disaient que c’était probablement une vengeance pour ses poèmes anti-guerre, car la pièce Finist, le clair faucon était une déclaration anti-terroriste sans équivoque. Puis des rumeurs ont circulé à Moscou selon lesquelles Berkovitch aurait été dénoncée par Nikita Mikhalkov, proche du chef du Comité d’enquête Alexandre Bastrykine, et qu’il aurait pu murmurer quelque chose à l’oreille de Poutine. Et Svetlana Petriïtchouk, pourquoi a-t-elle été arrêtée ? Elle serait otage, selon beaucoup.
Cependant, cette théorie présente plusieurs défauts. Dans la Russie d’aujourd’hui, rien n’empêche d’emprisonner un poète pour des poèmes anti-guerre. Aucune preuve de l’implication de Nikita Mikhalkov n’a été apportée à ce jour. De surcroît, Evguenia Berkovitch et ses avocats ne soutiennent pas cette version, et Berkovitch elle-même a déclaré publiquement qu’elle avait été emprisonnée pour sa pièce.
Il existe une autre version, soutenue par une partie du monde du théâtre : la persécution de Berkovitch et Petriïtchouk serait liée à la destruction du théâtre indépendant russe, commencée après le 24 février 2022, lorsque de nombreux metteurs en scène et acteurs ont quitté la Russie. Depuis, le ministère russe de la Culture a mené une purge à l’encontre des principaux metteurs en scène et directeurs des théâtres de Moscou et de Saint-Pétersbourg, licenciant les indésirables — ceux qui avaient signé la lettre contre la guerre d’agression contre l’Ukraine. Ceux qui sont restés se sont empressés de retirer du répertoire des théâtres les pièces d’auteurs comme Lioudmila Oulitskaïa, Viktor Chenderovitch et Kirill Serebrennikov, ou d’effacer leur nom sur les affiches.
L’arrestation de Berkovitch et Petriïtchouk pour une « pièce subversive », pourtant récompensée par deux Masques d’or, a conduit à une réorganisation de ce prix. C’est le directeur du théâtre Vakhtangov, Kirill Krok, proche du chef du Comité d’enquête Alexandre Bastrykine, qui a été nommé à la direction du comité de ce prix. En septembre 2022, ce dernier a assisté à l’ouverture de la saison au théâtre Vakhtangov et a déclaré à la troupe : « L’essentiel est la loyauté envers le “maître, le chef et le commandant” » (faisant référence au directeur du théâtre). Bastrykine a rappelé qu’ils étaient « nécessaires à la patrie », et non à la « cinquième ou sixième colonne ».
Rappelons qu’en octobre 2022, l’artiste Vladimir Karpouk, témoin de l’accusation mentionné ci-dessus, qui avait précédemment effectué un stage au théâtre Vakhtangov, a écrit une dénonciation sur les réseaux sociaux contre la pièce Finist, le clair faucon et publié des photos d’Evguenia Berkovitch, prises sur la chaîne Telegram du théâtre, critiquant les metteurs en scène indépendants qui ne soutenaient pas le pouvoir. Après la dénonciation de Karpouk, la représentation de la pièce à Nijni Novgorod avait été interdite. Progressivement, la préparation de l’arrestation de Berkovitch et Petriïtchouk a commencé, leurs publications sur les réseaux sociaux, ainsi que leurs déplacements étaient suivis. Ainsi, Svetlana Petriïtchouk a été arrêtée à l’aéroport, alors qu’elle repartait à l’étranger après un court séjour à Moscou pour voir son mari.
Une affaire pénale historique
Le système judiciaire russe, étroitement lié à la machine du parquet et de l’enquête, est opaque et cruel. Les accusés dans diverses affaires politiques ne savent pas toujours pourquoi ils sont emprisonnés. Une chose est claire : « l’affaire Berkovitch et Petriïtchouk » restera dans l’histoire de la Russie et du théâtre russe comme une affaire sans précédent — car jamais en Russie, on n’avait encore jugé pour une pièce et une mise en scène.
Aujourd’hui, ce procès est parfois comparé à l’affaire des écrivains Andreï Siniavski et Iouli Daniel, condamnés en 1966 pour « propagande anti-soviétique », pour leurs livres satiriques publiés sous pseudonyme à l’étranger. La Russie d’aujourd’hui présente des similitudes avec l’Union soviétique et la persécution des opposants russes rappelle souvent celle des dissidents soviétiques. Mais il y a aussi des différences : les affaires sont plus nombreuses, les condamnations plus sévères, et ces affaires sont souvent motivées par des vengeances et intérêts personnels.
Evguenia Berkovitch et Svetlana Petriïtchouk ont été condamnées à six ans de colonie à régime général. Cela signifie que, si la cour d’appel ne modifie pas la sentence, elles passeront cinq ans derrière les barreaux. Comme le procès s’est déroulé à huis clos, nous ne savons pas ce qu’a dit Evguenia Berkovitch dans sa dernière déclaration. On peut supposer que son discours était très personnel et résumait ce qu’elle avait déjà dit dans le passé : elle n’aura pas reconnu sa culpabilité, mais aura demandé au tribunal de faire preuve de clémence, expliquant qu’elle pourrait ne jamais revoir sa grand-mère bien-aimée (une autre grand-mère est déjà décédée pendant qu’elle était en prison), elle aura également parlé de ses enfants adoptifs, pour qui sa réclusion pourrait causer un traumatisme sévère. Le tribunal est resté sourd à ces demandes de clémence, ainsi qu’aux arguments bien fondés de la défense sur l’innocence des accusées et l’absurdité de l’affaire elle-même. Le tribunal n’a pas non plus entendu Svetlana Petriïtchouk, qui dans sa dernière déclaration a parlé de l’absurdité et de l’illégalité du procès. Voici cette déclaration, qu’elle a envoyée à son mari via FSIN Pismo (service de correspondance électronique des détenus avec leur famille et leurs amis).
Lors de la première audience, mon avocat m’a dit que nous nous trouvions, Berkovitch et moi, dans la même cage de verre où Karaoulova1 a écouté son verdict. Il le sait bien, il était aussi son avocat. Mon maître en dramaturgie m’a bien sûr appris qu’il faut étudier au mieux son personnage, mais je ne m’attendais pas à le connaître aussi intimement.
Toute cette année, je me sens victime de l’absurdité la plus grande que j’aie jamais rencontrée, dans la vie comme dans l’art. Et je me sens aussi offensée. Il y a six ans, quand j’écrivais la pièce, j’étais convaincue que je faisais quelque chose de parfaitement approuvé par les forces de l’ordre — j’aidais à prévenir un crime par les moyens accessibles à un écrivain. J’essayais d’explorer les motifs de l’infraction — tout comme des dizaines d’autres écrivains avant moi. J’ai écrit que ces femmes existent — et vous, honorable cour, le savez mieux que quiconque. Nous avons entendu plus de 20 témoins, qui ont confirmé qu’il n’y a aucune justification du terrorisme dans la pièce. En réalité, il s’agit d’un texte en russe, sans vocabulaire complexe ni termes spécialisés. Pour déterminer si l’auteur soutient ou non l’État islamique, il n’est pas nécessaire d’être docteur en sciences artistiques ni expert en linguistique. Il suffit de parler russe et d’avoir terminé l’école secondaire. Selon l’accusation, pendant six ans, une centaine de professionnels du théâtre, le ministère de la Culture, l’Union des théâtres de Russie et le Service de l’exécution des peines, des milliers de spectateurs, des centaines de personnes qui nous ont écrit des lettres en détention, n’ont pas su voir qu’il y avait une justification du terrorisme dans le texte. Et bien sûr, deux linguistes, dont l’un écrit des livres sur les méthodes d’expertise linguistique judiciaire, l’ont confirmé. Mais l’accusation sait mieux.
Cela fait maintenant 15 mois que nous sommes en détention. Il est grand temps que l’absurde cesse. Pour que nous puissions enfin, Berkovitch et moi, nous consacrer à ce qui a du sens — travailler, prendre soin de nos proches, embrasser ceux que nous aimons et retrouver notre santé. Que le bon sens triomphe enfin.
La rédaction de Desk Russie rend hommage au courage et au talent d’Evguenia Berkovitch en publiant son poème Les Poissons.
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Nadine Citrine est un pseudonyme.