Déclaration de Memorial International : le pouvoir actuel russe a usurpé le passé

L’une des plus anciennes ONG russes, Memorial International, créée en 1992 pour recenser et étudier les répressions politiques en URSS, a été liquidée le 28 décembre 2021, peu de temps avant l’agression russe à grande échelle contre l’Ukraine, pour avoir « créé une fausse image de l’URSS en tant qu’État terroriste » et « blanchi des criminels nazis ». Nous publions la dernière déclaration de Memorial à l’occasion des 85 ans depuis le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale — par le régime d’Hitler, avec la complicité de celui de Staline. 

Cette année, en Europe, et pas seulement en Europe, on commémore les 85 ans du début de la Seconde Guerre mondiale1. À la fin de cette guerre, il semblait que l’humanité ne pourrait jamais oublier la tragédie qu’elle avait vécue et qu’elle saurait en tirer des leçons. En effet, les mots « plus jamais ça » sont devenus une sorte de refrain incantatoire pour plusieurs générations. Pour empêcher de nouvelles guerres, l’Organisation des Nations unies a été créée, des pactes et des conventions internationales ont été adoptés. Les instigateurs directs de la guerre ont été jugés par le tribunal de Nuremberg, dont les décisions sont devenues une part essentielle du droit international. Il semblait que pour l’Europe, l’époque des guerres et des annexions était terminée à jamais.

Hélas, aujourd’hui, alors que les générations ayant survécu à la guerre contre le nazisme ont disparu, que l’immunité contre le militarisme s’est affaiblie, voire a disparu, et que les événements de la Seconde Guerre mondiale sont devenus de l’histoire, le monde est à nouveau confronté aux mêmes menaces. En Europe, une nouvelle guerre de grande envergure est en cours, déclenchée par la Russie. La Russie, qui se présente comme le successeur de l’Union soviétique, l’un des pays vainqueurs de l’Allemagne nazie, fondateur du tribunal militaire international de Nuremberg et créateur de l’ONU.

L’association Memorial travaille sur la mémoire historique. Pour nous, il est évident que l’agression contre l’Ukraine n’a été rendue possible que parce que le pouvoir actuel en Russie a usurpé le passé. Il n’est pas surprenant que la Société d’histoire russe soit dirigée depuis longtemps par Sergueï Narychkine, directeur du Service de renseignement extérieur de la Fédération de Russie (SVR). La vision de l’histoire que le pouvoir russe impose agressivement à la société, en particulier celle de la Seconde Guerre mondiale, est un mélange extrêmement dangereux de nationalisme agressif, de sacralisation de la puissance de l’État et de psychose militariste. L’idéologie du « monde russe » — une vision du monde que le poutinisme essaie d’inculquer à la population — rappelle paradoxalement de plus en plus l’idéologie avec laquelle Hitler s’est lancé à la conquête de l’Europe il y a 85 ans.

Les autorités russes, à différents niveaux, reproduisent de plus en plus souvent, parfois inconsciemment (et peut-être, dans certains cas, consciemment), les clichés bien connus de la propagande nazie. Ainsi, l’un des principaux hommes politiques russes proclame sans la moindre réserve le slogan « Un pays, un président, une victoire », une légère modification du slogan du NSDAP « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », tandis qu’une fête sportive dans une région russe est appelée « Triomphe de la volonté », reprenant le titre d’un célèbre film de propagande nazie de 1935.

L’agression contre l’Ukraine a été précédée par un long article « historique » du président russe, dans lequel il remettait en question l’existence même du peuple ukrainien, de sa langue et de sa culture, ainsi que son droit à un État indépendant. Cela ressemble fortement aux déclarations similaires des dirigeants nazis sur d’autres peuples et pourrait bien être considéré comme une justification théorique du génocide.

Il n’est donc pas étonnant que récemment, ce même président ait publiquement accusé la victime et non l’agresseur d’avoir déclenché la Seconde Guerre mondiale : « … les Polonais l’ont forcé, ils ont surjoué et ont forcé Hitler à commencer la Seconde Guerre mondiale en les attaquant. Pourquoi la guerre a-t-elle commencé le 1er septembre 1939 justement contre la Pologne ? La Pologne était intraitable. Hitler n’a eu d’autre choix que de commencer par la Pologne afin de réaliser ses plans. »

Il est difficile d’imaginer une déclaration plus opposée au verdict du tribunal de Nuremberg.

Dans le même temps, les interprétations d’événements historiques contraires à la version officielle déclenchent des poursuites pénales : par exemple, il est interdit d’établir un parallèle entre le stalinisme et le fascisme ou d’évoquer le rôle du pacte Molotov-Ribbentrop dans le déclenchement de la guerre. Ce sont précisément de telles déclarations, et non celles allant dans le sens de Poutine, que les tribunaux russes considèrent comme « un déni des faits établis par le verdict du Tribunal militaire international » et interprètent comme une « réhabilitation du nazisme » (article 354.1 du Code pénal de la Fédération de Russie).

La question se pose inévitablement : pourquoi, dès le début du régime de Poutine, et alors que le pays était encore relativement libre, le pouvoir a-t-il réussi à usurper l’histoire ?

Nous pensons que cela s’est produit parce que les questions cruciales de l’histoire soviétique et russe n’ont jamais été l’objet d’un large débat public, et sont restées non résolues dans la conscience collective. Au début du règne de Poutine, ces lacunes (nous parlons de lacunes dans la conscience de masse, et non de lacunes dans la connaissance historique, qui, en fait, n’existent presque plus) ont permis au pouvoir de s’engager sur la voie de manipulations politiques agressives.

Cela concerne notamment les événements de la Seconde Guerre mondiale, et en premier lieu, les causes de cette guerre.

Il est évident que la principale cause de la guerre était la politique agressive de l’Allemagne nazie. Le verdict rendu à Nuremberg contre anciens dirigeants du Troisième Reich les reconnaît coupables de « crimes contre la paix, c’est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement et la poursuite d’une guerre d’agression, d’une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux ».

Cependant, le tribunal de Nuremberg, pour des raisons compréhensibles, n’a pas abordé et ne pouvait pas aborder le rôle des puissances victorieuses dans la création des conditions qui ont rendu possible la Seconde Guerre mondiale. À Nuremberg, on a jugé un groupe de personnes pour les crimes spécifiques commis par ces personnes.

Cependant, cette question ne peut être écartée de l’ordre du jour. Elle relève de la morale politique et doit donc être non seulement étudiée par les historiens, mais aussi réfléchie par la société.

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Molotov fait ses adieux à von Ribbentrop à la gare d’Anhalter, à Berlin, le 13 novembre 1940 // Bundesarchiv

Pour la société occidentale, le sujet principal est « l’apaisement de l’agresseur » au détriment de la victime de l’agression, c’est-à-dire les accords de Munich signés le 30 septembre 1938. La première victime de ces accords fut la Tchécoslovaquie ; or ce sont l’Angleterre et la France qui ont signé ces accords.

Pour la Russie, il s’agit avant tout du « pacte Molotov-Ribbentrop », conclu le 23 août 1939, c’est-à-dire de la complicité de l’URSS dans l’agression. Les victimes de ce pacte (et en premier lieu, du protocole secret qui y est annexé sur le « partage des sphères d’influence ») furent la Pologne, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Finlande et la Roumanie, et en fin de compte, l’Union soviétique elle-même.

Le « pacte de Munich » est souvent comparé au pacte Molotov-Ribbentrop — et cette comparaison est justifiée. Les deux accords ont conduit, directement ou indirectement, à la Seconde Guerre mondiale.

Cependant, il existe deux différences significatives entre ces accords.

Premièrement, les dirigeants anglais et français ne cherchaient pas à obtenir des gains territoriaux à Munich. Leur comportement, dicté avant tout par la peur de la guerre, était extrêmement myope. La politique d’ « apaisement » a abouti à une trahison envers la Tchécoslovaquie et, comme l’avenir l’a montré, à une trahison des intérêts de leurs propres pays ; mais il est difficile de qualifier cette politique d’ « agressive ».

Deuxièmement, les accords de Munich ont été conclus publiquement et aucun protocole secret ne les accompagnait. Même les revendications de la Pologne et de la Hongrie, qui ont décidé de profiter de l’occasion pour agrandir leurs territoires respectifs aux dépens de la Tchécoslovaquie, ont été présentées ouvertement. Le traité signé par Molotov et Ribbentrop n’était « un traité de non-agression » que de nom ; l’accord de partage de l’Europe de l’Est entre Hitler et Staline a été conclu en secret du reste du monde.

Les accords de Munich peuvent être considérés comme une manifestation de complaisance qui a libéré les mains du criminel, tandis que le pacte de Staline avec Hitler était une véritable collusion avec le criminel, une participation directe au crime.

Aujourd’hui, aucun historien occidental sérieux, aucun politicien occidental sensé n’essaie de justifier les accords de Munich et leur rôle néfaste dans le cheminement vers la Seconde Guerre mondiale.

L’évaluation du pacte germano-soviétique par les historiens et politiciens soviétiques et russes modernes est plus complexe.

En URSS, jusqu’à la fin des années 1980, le pacte était considéré comme une manœuvre diplomatique forcée, qui permit de retarder de deux ans l’agression hitlérienne contre l’Union soviétique et de mieux se préparer à la guerre. L’invasion nazie le 22 juin 1941 et la catastrophe militaire qui l’a suivie ont montré la futilité de cet argument.

On préférait taire le rôle de cette « manœuvre » dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Quant au protocole secret additionnel au pacte, on en niait même l’existence en URSS, déclarant que le document découvert par les Américains dans les archives du ministère des Affaires étrangères allemand était un faux.

Les actions de l’Armée rouge en septembre 1939 étaient délibérément sorties du contexte de la Seconde Guerre mondiale, décrites exclusivement comme une « marche de libération » visant à « réunir les peuples de Biélorussie occidentale et d’Ukraine occidentale avec leurs frères soviétiques ».

Ce n’est que pendant les années de la perestroïka que l’on a commencé à parler sérieusement du pacte et de ses conséquences. Le 24 décembre 1989, le Congrès des députés du peuple de l’URSS a officiellement reconnu l’existence du protocole secret additionnel au pacte Molotov-Ribbentrop et lui a donné une évaluation historico-juridique correcte (bien qu’encore incomplète).

Aujourd’hui, en Russie, ces jugements sont à nouveau remis en question. Le traité germano-soviétique n’est plus qualifié de « manœuvre forcée », mais de « triomphe de la diplomatie soviétique ». L’existence de l’accord secret sur le partage de l’Europe de l’Est entre Staline et Hitler n’est plus contestée par personne : ce partage fait lui aussi partie du triomphe.

Le débat sur les faits est en grande partie terminé. Mais le débat sur leur évaluation est relancé, avec des tentatives croissantes de blanchir la politique agressive de l’URSS et les crimes de l’État. Du côté du pouvoir russe, ce débat est mené de la manière qui lui est familière : par des campagnes de propagande massive, des poursuites pénales contre les dissidents, des farces judiciaires, comme le récent procès de Petrozavodsk visant à établir « le génocide finlandais contre les citoyens soviétiques », et la démolition de monuments aux Polonais, Lituaniens, Allemands, Finlandais et autres citoyens étrangers réprimés, morts sur le territoire de la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale.

Le tribunal de Nuremberg a été créé pour punir les principaux criminels de guerre des pays de l’Axe, de sorte que les crimes d’autres acteurs n’ont pas pu être examinés par ce tribunal.

Mais sur la base des principes juridiques formulés par le tribunal, Staline et ses subordonnés doivent indubitablement être reconnus comme des criminels de guerre — pour les mêmes catégories de crimes. Il s’agit de l’attaque contre la Pologne, du déclenchement de la guerre contre la Finlande (pour laquelle l’URSS a été exclue de la Société des Nations), de l’occupation des pays baltes et du crime de Katyn — l’exécution sur ordre de Staline de près de vingt-deux mille citoyens polonais détenus dans des camps et des prisons, dont plus de quatorze mille prisonniers de guerre. Tous ces crimes ont été commis pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’absence jusqu’à présent d’évaluation claire de ces questions de la part de la communauté internationale contribue à la résurgence du principe archaïque selon lequel « les vainqueurs ne sont pas jugés ». Surtout dans les pays à régime autoritaire et dictatorial.

Il est évident que cela constitue une menace et un défi pour l’humanité tout entière. Il reste à espérer que la communauté internationale finira par trouver un mécanisme pour résoudre les questions qui, pour des raisons historiques, ont été laissées en dehors du cadre du tribunal de Nuremberg.

29 août 2024

Traduit du russe par Desk Russie

Lire la version originale

memorial bio

L'organisation non gouvernementale russe Memorial, fondée à la fin des années 1980, s'est consacrée à documenter les purges staliniennes, puis de manière plus générale, les répressions politiques. Son objectif était de restaurer et de préserver la mémoire collective en dressant des listes des victimes du Goulag, en créant des « archives populaires », en mettant au jour des charniers de la Grande Terreur, en identifiant les tombes et en rétablissant les noms des victimes grâce à la collecte de témoignages.

Notes

  1. Cette guerre a formellement commencé le 1 septembre 1939 par l’invasion nazie de la Pologne, suivie, le 17 septembre, par l’invasion soviétique du même pays, en vertu du pacte Molotov-Ribbentrop. NDLR

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