Les récentes élections en Moldavie et en Géorgie ont abouti à des résultats opposés. Cependant, l’avenir des deux pays semble bien incertain. En Moldavie, les forces pro-russes risquent de gagner les prochaines législatives alors qu’en Géorgie, le Rêve géorgien pourrait aggraver la crise politique si les manifestations en cours n’aboutissent pas à des résultats concrets, tels que la convocation pacifique de nouvelles élections.
Les résultats des récentes élections en Moldavie et en Géorgie soulignent que le maintien et le changement des programmes de politique étrangère exigent souvent des stratégies non conventionnelles. En Moldavie, la présidente pro-occidentale sortante, Maia Sandu, a remporté une courte victoire au second tour le 3 novembre, en grande partie grâce à la diaspora, préservant ainsi l’orientation actuelle de la politique étrangère du pays.
À l’inverse, en Géorgie, le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, a remporté une victoire très controversée le 26 octobre, grâce, semble-t-il, à des interventions humaines dans les processus de vote électronique et à d’autres méthodes douteuses. En réponse à ces allégations, l’UE et les États-Unis ont proposé une enquête internationale, que Tbilissi a rejetée en la qualifiant d’ingérence étrangère. En conséquence, l’avenir de la Géorgie reste incertain, un scénario que la Russie et d’autres régimes autocratiques pourraient exploiter. Ces élections dans deux pays candidats à l’UE ont donné lieu à ce que l’on peut qualifier de « continuités opposées ».
La réélection de Maia Sandu est importante car elle a battu un rival, l’ancien procureur Alexandr Stoianoglo, qui avait été qualifié de « cheval de Troie » de la Russie. La victoire de Mme Sandu renforce la confiance de l’UE dans les progrès de la Moldavie, en particulier à la lumière de l’agression continue de la Russie contre l’Ukraine. En revanche, la continuité en Géorgie a des implications négatives. Le régime oligarchique étant susceptible de rester au pouvoir, les relations de la Géorgie pourrait se détériorer davantage avec l’Occident, en particulier avec l’UE. Bien que le Rêve géorgien affirme vouloir adhérer à l’UE, ses actions — telles que la catégorisation des organisations de la société civile dans les « agents étrangers » et la montée de l’intolérance à l’égard de la communauté LGBTQ — rendront de plus en plus difficile la promotion de ce discours à l’échelle internationale.
Des élections sans surprise géopolitique
Les élections en Moldavie et en Géorgie n’ont pas déclenché de changements géopolitiques majeurs. En Moldavie, la présidente Maia Sandu a été réélue après deux tours de scrutin. Alors qu’elle a obtenu 55,35 % du total des voix (environ 930 139 votes), son adversaire soutenu par les socialistes, Alexandr Stoianoglo, a obtenu 51,34 % (694 422 voix), contre 48,6 % pour Maia Sandu dans le vote des résidents ds le pays. Sandu a obtenu environ 30 000 voix de plus au second tour qu’au premier, totalisant 660 226 voix au niveau national. La diaspora a joué un rôle crucial dans sa victoire au second tour, avec près de 272 000 voix exprimées en sa faveur, soit une augmentation par rapport aux 243 605 voix de la diaspora qu’elle avait obtenues en 2020. Cependant, ce fort soutien de la diaspora s’est fait au détriment de sa légitimité perçue dans son pays, où Stoianoglo l’a devancée d’environ 30 000 voix. Même en tenant compte des influences potentielles du groupe Shor et des électeurs de la région de Transnistrie, les résultats ont été serrés, reflétant une polarisation territoriale importante. Cette division interne a été alimentée par l’alignement de la Moldavie sur les sanctions de l’UE contre la Russie, adhérant à environ 80 % des mesures prises à la suite de l’agression russe.
Si la Moldavie a réussi à marcher sur la corde raide avec plus ou moins de succès, on ne peut pas en dire autant de la Géorgie. Le résultat des élections parlementaires géorgiennes, qui décideront du sort du futur gouvernement, était largement prévisible, étant donné le pouvoir bien ancré du régime oligarchique depuis 2012. Dans les mois qui ont précédé les élections générales, l’opposition s’est ralliée à des manifestations antigouvernementales de masse contre la loi controversée « sur les agents étrangers ». Malgré l’absence d’un mouvement d’opposition unifié, 17 groupes d’opposition ont coordonné leurs efforts en signant la « Charte géorgienne », dirigée par la présidente de la Géorgie, Salomé Zourabichvili. Cette plateforme a permis d’aligner leurs stratégies, renforcées par l’opposition exprimée à haute voix de la présidente à l’égard du gouvernement. Son leadership a également favorisé une plus grande unité entre les forces d’opposition, réduisant ainsi la compétition habituelle entre les personnalités.
Toutefois, ces efforts n’ont pas suffi à vaincre la préparation électorale du parti au pouvoir. Le Rêve géorgien a mené avec succès la campagne « guerre contre paix », qui a semblé l’emporter sur la campagne « UE contre Russie » menée par les groupes d’opposition. Le Rêve géorgien a exploité les ressources administratives, les données personnelles et les tactiques de « location d’identité » pour obtenir un résultat électoral favorable. Bien qu’ils aient gagné la capitale et le vote des étrangers, les partis d’opposition géorgiens, contrairement à la Moldavie, ont été mis en minorité dans les petites villes et les zones rurales. En fin de compte, seuls quatre autres partis politiques ont franchi le seuil des 5 %, le Rêve géorgien obtenant 54 % des voix, contre 38 % pour les quatre groupes d’opposition pro-UE. Le parti au pouvoir a ignoré les avertissements du Parlement européen et d’autres institutions de l’UE concernant la détérioration de la démocratie, mettant en péril le statut de candidat à l’UE de la Géorgie et les négociations d’adhésion potentielles ; il a réussi à s’assurer une emprise totale sur les institutions de l’État et, en fin de compte, sur le résultat de l’élection. Le résultat des élections a accentué la polarisation politique en Géorgie, probablement exacerbée par les manifestations en cours et le boycott de la législature élue par l’opposition pro-UE.
Le côté européen de la médaille
L’UE et la Russie ont influencé la dynamique électorale en Moldavie et en Géorgie, bien que de manière fondamentalement différente. En Moldavie, le soutien politique de l’UE et l’aide financière promise ont permis à Maia Sandu de gagner une deuxième fois le soutien des électeurs. Malgré la polarisation territoriale du pays, le soutien de l’UE se situant entre 50 et 60 %, une nette majorité en Moldavie et dans la diaspora vote systématiquement pour un président pro-UE, s’opposant à tout candidat perçu comme aligné sur les intérêts russes. L’adversaire de Maia Sandu, bien qu’il ait plaidé pour une « politique étrangère équilibrée », n’a pas pu échapper aux soupçons des électeurs qui le soupçonnaient d’avoir un programme pro-russe caché.
Le soutien de l’UE à Maia Sandu a été souligné par la visite de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à Chișinău, où elle a annoncé une enveloppe financière de 1,8 milliard d’euros sur trois ans. Bien que controversée en vertu des lois électorales nationales de la Moldavie qui interdisent les rencontres avec des acteurs étrangers pendant la campagne, cette démarche a été considérée par l’UE comme une étape nécessaire. L’UE ne conçoit pas d’alternatives viables, étant donné que la situation politique de la Moldavie est profondément liée à des problèmes de sécurité plus larges en Ukraine, où l’agression russe ne montre aucun signe d’apaisement.
Bien que les Géorgiens affichent un fort soutien de l’UE, avec plus de 80 % de la population favorable à l’intégration européenne, le parti au pouvoir continue de servir les intérêts personnels de l’oligarque devenu politicien, Bidzina Ivanichvili, souvent au détriment des intérêts nationaux. La polarisation politique et une opposition fragmentée ont mobilisé les électeurs pro-UE pour contester le régime oligarchique qui s’oppose de plus en plus à la politique d’élargissement de l’UE et est sensible aux stratégies d’ingérence hybrides de la Russie. L’UE misait sur une évolution de l’opinion publique en faveur des quatre forces d’opposition qui ont obtenu des sièges au Parlement, les considérant comme des alliés clés pour faire avancer son programme de réformes.
Bruxelles est très favorable à l’opposition géorgienne, qu’elle considère comme un partenaire essentiel pour aborder des questions cruciales telles que la justice, les élections et les droits de l’Homme. l’UE soutient également les efforts continus des organisations de la société civile, qui ont subi la pression de la « loi sur la transparence de l’influence étrangère » (ou « loi sur les agents étrangers ») récemment adoptée. La conditionnalité posée par l’UE pour le déblocage du statut de candidat de la Géorgie reflète les griefs de l’opposition et suscite des attentes à la fois dans l’UE et dans le public géorgien en faveur d’un agenda pro-UE mené par les figures de l’opposition. Au cours de la dernière décennie, l’influence de l’UE n’a toutefois pas suffi à empêcher Ivanichvili de consolider son contrôle informel sur les institutions de l’État…
L’ingérence ouverte et cachée de la Russie
L’ingérence russe dans les élections moldaves a adopté une approche distincte de ses actions en Géorgie. Depuis le premier tour de l’élection présidentielle, le 20 octobre, en marge d’un référendum sur l’intégration européenne dans la constitution, la Russie a activement cherché à perturber le processus. Elle l’a fait par l’intermédiaire de mandataires pro-russes, comme le groupe politique dirigé par Ilan Shor, qui a été condamné par contumace pour son rôle dans la fraude bancaire de 2010-2014 (qui avait drainé 15 % du PIB de la Moldavie). Exploitant le fait que près d’un tiers des Moldaves vivent dans la pauvreté absolue, le Victory Bloc de Shor a utilisé des paiements spéciaux sur des comptes virtuels ciblant les populations vulnérables pour attirer les électeurs.
En septembre et octobre, les autorités moldaves ont indiqué que 39 millions de dollars avaient été transférés par l’intermédiaire de la banque Promsvyazbank, soumise à des sanctions occidentales, à 138 000 personnes, dont beaucoup ont probablement voté NON au référendum. Le référendum a été adopté de justesse avec 50,4 % des voix, ce qui représente à peine 25 % du corps électoral. Lors du second tour de l’élection présidentielle, la Russie a intensifié ses tactiques en orchestrant le transport de Moldaves vivant en Russie pour qu’ils votent dans d’autres pays, avec des vols à destination d’Istanbul, de Minsk et de Bakou. En Moldavie même, les bureaux de vote des résidents de Transnistrie ont connu une forte affluence. En outre, des cyberattaques contre les systèmes d’inscription des électeurs, des alertes à la bombe dans des bureaux de vote au Royaume-Uni et en Allemagne, ainsi qu’une désinformation généralisée ont mis en évidence le recours massif à l’ingérence étrangère malveillante pour saper l’élection et ses résultats.
En Géorgie, l’ingérence russe a adopté une approche plus subtile, principalement en renforçant le message eurosceptique du parti au pouvoir, le Rêve géorgien. Cela a alimenté les allégations de l’opposition selon lesquelles le gouvernement était « pro-russe ». Le discours du gouvernement géorgien sur la « reconstruction des ponts » avec l’Abkhazie et la région de Tskhinvali (Ossétie du Sud) ont permis à la Russie d’offrir ses services de médiation. En outre, la « diplomatie des excuses » de Tbilissi concernant l’invasion militaire russe de 2008 sous le gouvernement de Mikheïl Saakachvili (Ivanichvili accuse l’ancien président géorgien d’avoir provoqué la guerre de 2008 et demande que la Géorgie s’excuse devant les Ossètes) a renforcé le sentiment que le parti au pouvoir se tourne vers Moscou. Ce discours a permis à la Russie de présenter la Géorgie comme revenant dans sa sphère d’influence, la victoire contestée du Rêve géorgien étant considérée comme une confirmation. La Russie a également adopté et soutenu le discours du Rêve géorgien sur la nécessité de faire face aux empiètements occidentaux sur la souveraineté de la Géorgie et de protéger les valeurs chrétiennes de la Géorgie de l’influence immorale de l’Europe.
La légitimation rapide des résultats des élections géorgiennes par les dirigeants hongrois, en particulier par Viktor Orbán, est un exemple évident d’ingérence secrète de la part de la Russie. Sa visite post-électorale à Tbilissi semble avoir été calculée pour éviter les troubles dans la rue liés aux allégations de fraude électorale. Cela montre comment la Russie s’appuie sur ses alliés, tels que la Hongrie, pour influencer indirectement les pays candidats à l’adhésion à l’UE. Alors qu’une visite d’un officiel russe aurait probablement déclenché des protestations de masse et une radicalisation, la présence d’Orbán a été moins incendiaire et stratégiquement bénéfique pour le gouvernement géorgien. Malgré les déclarations de l’UE précisant que le soutien de la Hongrie ne reflétait pas la position de Bruxelles, la validation d’Orbán a permis d’obtenir une réaction discrète de près de la moitié des pays de l’UE, qui se sont abstenus de signer la lettre commune de 13 ministres d’États membres critiquant le résultat de l’élection.
En outre, la reconnaissance rapide du résultat des élections par l’Azerbaïdjan et la Turquie a mis en évidence la priorité géopolitique accordée à la « stabilité » par rapport à la « diligence démocratique », en particulier compte tenu du rôle essentiel de la Géorgie en tant que voie de transit pour les approvisionnements énergétiques de la Caspienne vers l’Europe. Les régions géorgiennes peuplées de minorités, Samtskhe-Javakheti (minorité arménienne) et Kvemo Kartli (minorité azerbaïdjanaise), sont plus sensibles à la propagande russe et à la campagne d’intimidation du Rêve géorgien ; il n’est donc pas surprenant que ces régions aient voté massivement en faveur du Rêve géorgien, comme la Gagaouzie et la Transnistrie en Moldavie. Au niveau national, la population de langue géorgienne était déjà exposée aux récits anti-UE propagés par le parti au pouvoir, ses médias affiliés et ses alliés politiques. Plutôt que d’introduire une nouvelle propagande, la Russie a amplifié les récits intérieurs géorgiens existants afin de poursuivre sa « guerre de l’information » contre l’UE.
Quelle est la prochaine étape ?
La Moldavie a réussi à éviter un scénario dans lequel un candidat présenté comme pro-russe aurait remplacé un président pro-occidental et adopté une position plus ambiguë à l’égard de la Russie. Toutefois, le pays reste confronté à des défis importants liés à la polarisation territoriale. La présidente réélue Maia Sandu doit maintenant s’efforcer d’unifier un public divisé en promouvant un programme de réconciliation qui réduit les vulnérabilités que la Russie pourrait exploiter lors des élections législatives de 2025. Si Mme Sandu donne la priorité à la loyauté politique plutôt qu’à la compétence au sein de son gouvernement, elle risque de manquer une occasion cruciale de renforcer sa légitimité et de rétablir la confiance dans la trajectoire pro-UE de la Moldavie, qui a été ébranlée par les résultats controversés du référendum. Son approche de la mise en œuvre des réformes doit être soigneusement pesée afin d’éviter le type de réaction brutale qui a conduit à l’ascension d’Ivanichvili en Géorgie après la gouvernance autoritaire de Saakachvili.
L’avenir de la Géorgie est encore plus incertain. Le pays risque d’aggraver sa crise politique si les manifestations en cours n’aboutissent pas à des résultats concrets, tels que la convocation pacifique de nouvelles élections. La réponse tardive et hésitante de l’UE aux résultats contestés des élections, en particulier après l’approbation du Rêve géorgien par la Hongrie, a rendu la Géorgie vulnérable. Cette hésitation donne à la Russie une plus grande liberté pour exploiter l’instabilité interne de la Géorgie. Si l’UE et l’Occident ne fournissent pas un soutien cohérent, les institutions démocratiques de la Géorgie s’éroderont probablement encore davantage sous la pression d’un régime oligarchique qui consolide son pouvoir.
Traduit de l’anglais par Desk Russie. Lire l’original.
Denis Cenusa est expert associé au Centre d'études sur l'Europe de l'Est (Lituanie) et au think tank « Expert-Group » (Moldavie). Il est actuellement basé en Allemagne, où il mène ses recherches doctorales à l'Université Justus-Liebig de Giessen.