Le politologue géorgien analyse le mouvement de résistance qui grandit en Géorgie en réponse aux législatives truquées, à l’élection d’un nouveau président illégitime et, surtout, à la décision gouvernementale de suspendre le processus d’adhésion à l’UE. La Géorgie se trouve à la croisée des chemins, et nul ne peut prédire ce qui pourrait s’y passer prochainement.
« Nous vivons un hiver russe inhabituel en Géorgie, mais nous aurons un printemps géorgien !!! » a écrit sur X (anciennement Twitter) la présidente géorgienne d’origine française, Salomé Zourabichvili, tard dans la soirée du 15 décembre.
Depuis 18 jours, des dizaines, des centaines de milliers de Géorgiens bravent les canons à eau, les gaz lacrymogènes, les brutalités policières et les arrestations extrajudiciaires pour défendre leur république contre un régime Quisling [NDLR: du nom du chef du gouvernement norvégien pendant l’occupation allemande, qui est devenu le modèle du gouvernement de collaboration avec un occupant] qui se durcit rapidement.
Si vous pensez que c’est exagéré, faites défiler le compte du gouvernement géorgien sur X et vous lirez ceci : « Il est de notoriété publique que l’Estonie et la Lituanie sont des États dont la souveraineté est actuellement la plus limitée de l’UE, et dont les gouvernements agissent sur instruction de l’administration d’un pays étranger, et non dans l’intérêt de leur propre peuple. »
La présidente Salomé Zourabichvili a prononcé le mot résistance très tôt, en novembre, pour décrire ce qui se passait dans les rues de Géorgie. Ce mot n’a pas résonné immédiatement : il n’a pas la même connotation en géorgien qu’en français, ni le même écho dans la conscience politique du pays. Mais dans la bouche de la petite-fille d’émigrés politiques géorgiens ayant fui l’occupation russe, fonctionnaire née et élevée en France, le mot « Résistance » s’écrit avec une majuscule. Aujourd’hui, ce mot se fait entendre de plus en plus souvent dans les rues de Géorgie.
Après l’invasion éclair et l’occupation par les nazis en 1940, la France a succombé au régime de Vichy — un gouvernement collaborationniste fondé sur des valeurs conservatrices et familiales, teinté d’une xénophobie antisémite. Mais, presque immédiatement, un mouvement de résistance émergea contre le Reich occupant et la collaboration nationale. Cette résistance était hétérogène, réunissant des patriotes catholiques, des communistes et des anarchistes, tous unis par l’idée de défendre leur patrie et son identité politique contre l’envahisseur.
La deuxième république géorgienne s’effondre d’une manière différente, par subversion interne, pour paraphraser un dicton célèbre : lentement, puis très rapidement. Le Rêve géorgien est arrivé au pouvoir lors d’élections démocratiques en 2012, sous la forme d’une coalition hétérogène mise en place par l’homme le plus riche du pays, Bidzina Ivanichvili, avec des tendances vaguement conservatrices mais plutôt pro-européennes. Dans les années qui ont suivi, cette coalition s’est lentement débarrassée de ses membres les plus pro-européens et s’est progressivement emparée des institutions de l’État. À partir de 2020 et, surtout, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Bidzina Ivanichvili conduit le pays déjà conquis vers un autoritarisme aux accents russes particulièrement amers.
En campagne pour les élections législatives de 2024, M. Ivanichvili a demandé aux électeurs une majorité constitutionnelle pour interdire et juger l’opposition, restreindre sévèrement les droits de la communauté homosexuelle, étrangler les organisations de la société civile et les médias libres. Le Rêve géorgien n’ayant pas obtenu ce qu’il voulait, il a volé les élections du 26 octobre. Puis, l’opposition ayant tardé à mobiliser ses partisans, Ivanichvili a donné le coup de grâce : le 28 novembre, son gouvernement a annoncé la décision d’interrompre le processus d’adhésion à l’Union européenne.
Ce qui s’est passé dans les rues de Géorgie après cette annonce, et ce qui se poursuit malgré la température glaciale, ressemble à bien des égards à la résistance française, unissant des groupes sociaux et politiques disparates dans une ultime détermination à sauver la république et, avec elle, l’avenir européen du pays.
La résistance crée sa propre dynamique, dicte son propre langage et sa propre cadence au parti au pouvoir, visiblement maladroit, et à la classe politique en général — les partis politiques de l’opposition ont essentiellement répondu aux demandes de la rue plutôt que de la diriger.
Au départ, les jeunes ont pris une place particulière dans les efforts visant à contrer le Rêve géorgien dans ses tentatives de changer le mode de vie en introduisant des lois qui restreignent la liberté d’association et des médias, et stigmatisent des groupes entiers tels que les activistes des OSC ou les personnes homosexuelles comme étant indésirables. Au printemps 2023, ces jeunes sont sortis de nulle part pour défier la police et ridiculiser ses efforts pour nettoyer les rues des manifestants.
Cette fois, les violences policières ont atteint de nouveaux sommets. Sur les 400 personnes arrêtées lors de ces manifestations largement pacifiques, plus de 80 % ont été brutalisées, selon le défenseur des droits du pays. Mais leur résistance, avec des feux d’artifice, des masques à gaz, des boucliers de fortune et des équipes chargées d’éteindre les grenades lacrymogènes, est devenue monnaie courante et a attiré l’attention des médias internationaux. Au fur et à mesure que la résistance de la rue s’intensifiait, la police anti-émeute, épuisée, s’est retirée et des voyous masqués ont commencé à pourchasser les manifestants dans les rues. Ils frappaient à la porte des manifestants et les menaçaient par des appels téléphoniques.
Entre-temps, la résistance s’est développée et structurée : des centaines de fonctionnaires ont signé des pétitions contre le changement de cap constitutionnel du pays concernant l’intégration à l’UE. Chaque jour, différents groupes professionnels se rassemblent pour défiler : des acteurs aux alpinistes, des informaticiens aux cuisiniers. Même les supporters du FC Barcelone et du Real Madrid ont mis de côté leur inimitié et ont défilé ensemble, déployant une banderole qui résumait l’attitude envers le Rêve géorgien : « Nous nous détestons, mais nous vous détestons encore plus ! »
Les manifestants font un pied de nez au gouvernement, qu’ils qualifient d’illégitime, mais le Parlement croupion, qui ne comprend que des députés du Rêve géorgien (l’opposition refuse d’y siéger à cause des résultats électoraux falsifiés), entérine des lois répressives. Il est désormais illégal de se couvrir le visage pendant les manifestations, la vente de masques à gaz a été interdite ; si vous êtes pris lors d’un rassemblement, la police peut maintenant vous arrêter à nouveau sans beaucoup de preuves. Les amendes pour graffitis, pour blocage de l’entrée d’un bâtiment officiel, etc. ont été multipliées par dix et peuvent vous conduire en prison pour 15 jours. D’autres changements juridiques ont aboli une fonction publique indépendante et professionnelle.
Cependant, le mouvement de résistance suscite désormais le respect et la solidarité d’un plus grand nombre de Géorgiens. Selon un récent sondage, plus des deux tiers d’entre eux estiment que les élections ont été truquées, et soutiennent les manifestations. Des journalistes du journal Le Monde se sont rendus dans des villes de province qui ont manifesté pour la dernière fois en 1989.
La propagande du Rêve géorgien a passé des années à cracher un message selon lequel ce sont les personnes « sans patrie et sans dignité » qui sont contre lui. Ironiquement, ils semblent avoir eu leur revanche : ils sont maintenant confrontés à des gens qui sont prêts à se sacrifier pour leur patrie et leur dignité.
La logique de la résistance est la logique de la bataille finale. Chaque jour où le parti au pouvoir durcit sa position et refuse de négocier et de relancer le processus politique normal en organisant de nouvelles élections, l’esprit de résistance grandit, et même ses manifestations sont réprimées par la force.
En 2023, les manifestants ont fermement découragé l’envie des jeunes d’affronter la police et les ont réprimandés pour quelques incidents. En 2024, des comportements plus prudents et des actes symboliques ont dominé la scène de la protestation. Mais le traitement de la résistance est rarement nuancé, et les visages meurtris, les os brisés de citoyens pacifiques qui ont été soumis à la brutalité policière empêchent de percevoir la police comme une « force d’ordre constitutionnel ». Un parti qui a piétiné la Constitution ne peut plus légitimement prétendre la défendre. Des groupes de jeunes munis de feux d’artifice et cagoulés ont attaqué la police anti-émeute et ont repoussé les voyous en civil. Des tags tels que ACAB (« All Cops Are Bastards ») et 1312 (les chiffres correspondant à cet acronyme) sont griffonnés sur les murs.
Les signes de camaraderie et de solidarité ont également fleuri. Alors que les manifestations passent de la nuit au jour, les Géorgiens pro-démocratie qui marchent peuvent voir des gens agiter les mains et les drapeaux en signe de solidarité depuis les bâtiments voisins. La machine de propagande n’est plus en mesure de convaincre le peuple que seul un petit groupe de renégats perfides s’oppose au parti au pouvoir.
Il est vrai que même de nombreux Géorgiens qui disent préférer la démocratie et se considèrent comme des Européens ont des valeurs qui ne sont pas totalement conformes à la conception européenne des droits de l’Homme, en ce qui concerne le traitement des minorités ou la protection de l’emploi dans l’État-providence.
Mais la conviction que la nation géorgienne est intrinsèquement différente de celle de la Russie, la haine de l’impérialisme russe et de ses méthodes, et la résistance spontanée à ceux qui veulent instaurer la tyrannie chez eux semblent être beaucoup plus profondes. Elles transcendent les classes sociales, les préférences idéologiques et les groupes d’âge, et nourrissent la résistance.
Qui peut prédire l’avenir, maintenant ? La déception peut très bien prendre le dessus, et les résistants d’aujourd’hui peuvent retourner à leurs emplois dans la « gig économie » et à leurs salles de classe. Ou bien le mouvement de résistance pourrait être le signe d’un approfondissement de la solidarité civique et conduire à un remodelage complet de la scène politique géorgienne.
L’exemple français nous enseigne que des forces qui résistent ensemble peuvent se retrouver dans un conflit amer une fois la bataille gagnée. Mais il nous enseigne aussi que la solidarité sur le champ de bataille de la résistance peut contribuer à forger un consensus autour des principes de la nouvelle république.
Or là, nous parlons d’un avenir imprévisible. Avant cela, la bataille doit être gagnée, et les Géorgiens comptent sur la sympathie et le soutien des Européens.
Jaba Devdariani est cofondateur (en 2001) et rédacteur en chef de Civil.ge, le magazine d'information et d'analyse de la Géorgie. Il a travaillé comme fonctionnaire international en Bosnie-Herzégovine et en Serbie de 2003 à 2011 et consulte les gouvernements et les institutions internationales sur la gestion des risques et la résolution des conflits. Il est diplômé de la Fletcher School of Law and Diplomacy.