Il est fort probable que l’entente entre Donald Trump et Vladimir Poutine portant sur le dépeçage de l’Ukraine et l’éviction de l’indomptable Zelensky au nom d’une « paix » future ait été conclue en secret bien avant le clash spectaculaire à la Maison-Blanche. Pour Françoise Thom, l’Amérique de Trump procède en accéléré au changement d’un pays démocratique en un pays s’inspirant du modèle poutinien.
La plupart des observateurs s’accordent pour estimer que la séance de flagellation du président Zelensky dans le Bureau ovale le 28 février ne fut pas le résultat d’un clash impromptu entre l’Américain caractériel et l’indomptable Zelensky, mais qu’un traquenard avait été tendu au président ukrainien, probablement par le vice-président américain J. D. Vance, davantage capable de mettre en œuvre un plan élaboré que l’imprévisible Donald Trump. Cependant, ce lynchage public a toutes les marques d’une opération spéciale élaborée dans les murs du Kremlin. Car depuis longtemps le Kremlin rêve de charger les Occidentaux d’imposer la capitulation aux Ukrainiens. L’expérience de la Géorgie montre en effet que seul un lâchage démonstratif par les démocraties occidentales permet à Moscou d’installer un gouvernement de collaboration sous couleur de « préserver la paix ». Tel était l’objectif des accords de Minsk : le Kremlin espérait que la France et l’Allemagne feraient pression sur les dirigeants ukrainiens pour qu’ils se plient aux exigences de Moscou. En novembre 2021, Lavrov tenta de faire le forcing, mais eut la désagréable surprise de voir Paris et Berlin refuser d’entrer dans son jeu.
La politique étrangère russe se caractérise par son extraordinaire persévérance. Le projet ne fut pas abandonné, il fut simplement remisé en attendant une occasion plus favorable. Celle-ci se présenta avec l’arrivée au pouvoir à Washington de l’administration Trump. Nous venons d’assister à un épisode extraordinaire de la guerre psychologique menée par la Russie contre le peuple ukrainien. Les malheureux Ukrainiens s’étaient repris à espérer : depuis quelques jours les choses semblaient se présenter sous un jour plus favorable pour la cause ukrainienne. En effet, les négociations d’Istanbul ont échoué, Trump a décidé de prolonger les sanctions contre la Russie pour un an, enfin, un accord sur les métaux rares plus acceptable pour l’Ukraine allait être signé à Washington. Mais au lieu de l’inflexion attendue de la politique de Washington, ce fut le cataclysme. L’humiliation infligée à Zelensky ne reflète pas seulement la choquante muflerie de Trump, la sournoise perfidie de Vance : on distingue sans peine à travers l’acharnement des sous-traitants américains du président russe la volonté de Poutine d’écraser son adversaire comme un truand noie dans le béton celui qui lui a fait perdre la face. Trump et Vance se sont fait les instruments de l’assassinat politique de Zelensky. L’Ukraine publiquement abandonnée par son principal allié d’outre-Atlantique, en présence d’un journaliste russe de surcroît : ce spectacle permet à Moscou de pouvoir espérer procéder à la deuxième phase de son plan, l’installation d’un collabo « pacifiste » au pouvoir à Kyïv.
Mais il y a plus que cela. La raison de la jubilation qu’expriment les propagandistes russes à l’évocation de l’administration Trump ne tient pas seulement au désarmement unilatéral des États-Unis, qui démantèlent allègrement tous les organismes chargés de les protéger des ingérences extérieures – CIA, FBI – et qui secouent le Pentagone par des purges. Elle ne s’explique pas non plus seulement par la perspective prometteuse d’un soutien américain à Poutine pour écraser l’Ukraine et soumettre l’Europe.
La poutinisation de l’Amérique est la réalisation d’un dessein nourri par les dirigeants russes depuis le milieu des années 1990. On se souvient que l’originalité de la guerre froide tenait à ce que chaque protagoniste ambitionnait de transformer l’autre de l’intérieur : l’URSS voulait communiser les démocraties libérales, alors que ces dernières souhaitaient implanter la démocratie en URSS. L’effondrement du régime communiste a été perçu par les élites russes, et surtout les hommes du KGB et du GRU, comme une victoire intolérable du camp occidental. À partir des années Eltsine, ce noyau d’irréductibles n’a qu’une idée : annuler la défaite, reconstituer l’empire soviétique et infliger une perestroïka en miroir aux États-Unis, aboutissant à la liquidation de la démocratie libérale et la désagrégation de l’État américain. Le trumpisme est le résultat de décennies d’efforts, à la fois d’infiltration des élites et du business américain, et de formatage idéologique des masses, visant à leur inculquer que l’État américain est un ennemi à abattre.
Le régime en train de se mettre en place aux États-Unis présente beaucoup de similarités avec un régime communiste. On a déjà un culte de la personnalité. « Un homme comme Trump n’apparaît qu’une ou deux fois dans l’histoire d’un pays. Nous voulons Trump ! » s’exclame Steve Bannon, l’idéologue du mouvement MAGA. Le secrétaire d’État Marc Rubio n’ose pas ouvrir la bouche sans se référer aux sages instructions de son président, un peu comme un garde rouge maoïste citait les Pensées du Grand Timonier. On a déjà un crime de lèse-majesté : c’est précisément de cela que l’infortuné Zelensky a été accusé par l’apparatchik jdanovien J. D. Vance, accusations reprises en choeur par les sénateurs serviles. Le Congrès ressemble à la Douma poutinienne, c’est devenu une chambre d’enregistrement où chacun rivalise d’obséquiosité en présence du chef. Le député républicain Andy Ogles vient de déposer au Congrès une résolution autorisant de prolonger la durée du mandat présidentiel de huit à douze ans, ce qui signifie que, si la résolution était adoptée, Trump pourrait rester en fonction jusqu’en janvier 2033, date à laquelle il aurait 86 ans. Sous la houlette de Kash Patel, le FBI se transforme en instrument de répression de l’opposition, à l’image du KGB. Comme dans le régime soviétique, la priorité est donnée à l’éradication de l’opposition intérieure, jugée plus dangereuse que l’ennemi extérieur. On observe aussi aux États-Unis ce phénomène caractéristique des régimes communistes et post-communistes, consistant à charger le prédécesseur de tous les péchés imaginables. La « débidenisation » actuelle fait penser aux imprécations contre le régime eltsinien sur lesquelles Poutine a bâti son pouvoir. De même, le changement brutal d’alliance rappelle fâcheusement une pratique habituelle des régimes totalitaires. On a beaucoup évoqué Munich 1938 ces derniers temps. L’analogie avec le pacte Ribbentrop-Molotov d’août 1939 est plus juste.
Les progrès de la mise au pas trumpienne en six semaines sont impressionnants. Un climat de peur paralyse le Sénat, les médias sont intimidés ou cooptés. La réécriture de l’histoire s’affiche avec impudence, et c’est Trump qui en donne l’exemple. La docilité est le critère de recrutement des responsables à tous les niveaux. C’est le consentement à participer au mensonge qui devient la condition sine qua non de l’obtention d’un poste. La question test est : l’élection de 2020 a-t-elle été volée ? À cette question s’ajoute celle-ci : qui est responsable de la guerre en Ukraine ? Malheur à celui qui ne répond pas « Zelensky et Biden ». Comme le régime communiste, le pouvoir trumpien s’est créé une mythologie fondatrice mensongère à laquelle tout fonctionnaire est forcé d’adhérer. Le mensonge n’a pas pour fonction de convaincre. Il est là pour signifier la toute-puissance du régime, qui peut se permettre impunément de braver la vérité, qui peut contraindre le citoyen à dire le faux en violant sa conscience. Le mensonge est une souillure de l’âme. Celui qui a participé au mensonge ressemble à celui qui a été mordu par un vampire : il n’a plus qu’un désir, en contaminer d’autres avec son mal, entraîner d’autres dans sa chute, de manière à ne pas demeurer seul en tête à tête avec son avilissement. L’administration Trump est pleine de ces demi-zombies que le sentiment de leur déchéance rend surnaturellement agressifs.
Le fait que les dirigeants américains aient choisi de mener cet échange avec Zelensky publiquement, plutôt que dans un cadre diplomatique à huis clos, révèle plus que tout à quel point leur poutinisation est avancée. « This is going to be great television », a déclaré Trump pendant la rencontre. Comme les hommes du Kremlin, le président Trump et ses acolytes ne craignent pas d’étaler leur ignominie au grand jour. L’affichage décomplexé de leur turpitude est à leurs yeux l’indice de leur toute-puissance. Le lynchage de Zelensky rappelait à s’y méprendre les talk-shows du propagandiste Vladimir Soloviov avant l’offensive russe de février 2022, lorsqu’une meute hurlante de pseudo-experts était lâchée contre un malheureux Ukrainien, vociférant que l’Ukraine allait être rayée de la carte, anéantie, etc. Ivres de leur sentiment d’impunité, Trump et Vance ne comprennent pas qu’eux-mêmes sont tombés dans un piège tendu par Poutine. Car le but de ce dernier est de faire la démonstration que la Russie a soumis les États-Unis, puisque les dirigeants américains ont adopté son langage et ses manières. Trump et Vance croyaient arracher une capitulation à Zelensky. En réalité, ils signaient publiquement celle des États-Unis devant la Russie.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.