Du sacrifice : Mandelstam en 1931

Mandelstam est un poète difficile : des historiens de la littérature débattent chacune des lignes qu’il a laissées. Olga Medvedkova apporte son regard sur l’un des célèbres textes du poète et en donne une nouvelle lecture qui éclaire le sens de notre époque et d’une confrontation entre les « loups-garous » et ceux qui ont une haute idée de l’homme.

À la mémoire d’Alexeï Navalny

Le mot sacrifice vient du latin sacrificium, de sacer facere, rendre sacré.

Le fait de présenter une offrande à une instance supérieure rend cette offrande sacrée. Bien sûr, il vaut mieux présenter d’emblée ce qui plaît aux dieux, selon certains ce qui leur ressemble, mais si l’on n’a rien sous la main, n’importe quoi participe au spirituel – du fait d’être offert à une autorité spirituelle, à un être invisible, à un rien d’un point de vue matériel ou utilitaire. Ce geste absurde rend sacré. L’absurdité même de ce geste le rend sacré.

Pendant longtemps, je n’arrivais pas à comprendre ce poème de Mandelstam. Il me paraissait un peu orgueilleux, même prétentieux. Il fait partie des premiers poèmes écrits après son silence poétique des années 1920. Datant de 1931, il est écrit deux ans avant le terrible poème À Staline, dénonçant le tyran sanguinaire, poème auquel un autre poète, Pasternak, va refuser le statut d’acte poétique, le taxant d’acte suicidaire.

Le poème de 1931 n’a pas de titre. Il commence ainsi : Pour la vaillance sonore des siècles à venir. Je lis ce poème aujourd’hui et, soudain, je comprends ce que Mandelstam y raconte. Je comprends aussi à quel point Pasternak s’est trompé, tout en ayant pourtant senti quelque chose… Oui, admettons, le poème À Staline n’est pas un acte poétique, mais qu’est-ce que c’est ? Mon hypothèse est qu’il est un acte sacrificiel. Sacrifier, rendre sacré… Se sacrifier, se rendre sacré…

Avec ce poème, Mandelstam revient à la poésie ; il recommence à écrire des poèmes, ce qui est déjà pour lui une action absurde, voire sacrée, mais maintenant, c’est une poésie qui n’est pas une action poétique. Maintenant, il abandonne tout ce qui le nourrissait : ses racines, son univers, son désir de reconnaissance, d’honneurs, son amour des amis, du festin, et jusqu’à sa gaieté. Il troque tout cela contre ce qu’il peut seulement imaginer, une chose invisible : l’ardeur (la valeur, le courage, la vaillance – doblest) et une idée haute de l’homme qu’il envisage dans l’avenir. Il est prêt pour cela à partir, à subir un exil. L’exil lui est même désirable, car il refuse de voir l’action sale et sanglante des tortionnaires. Il sort du cercle, il quitte, il abandonne la tribu, la race, la meute.

Son siècle a ouvert la saison de la chasse. Ce siècle chasseur, louvier (volkodav), chasse les loups. Il ne s’agit bien sûr pas de loups-animaux, mais de loups-hommes, d’hommes à l’opposé de la haute idée de l’homme, de loup-pour-homme, de loups-garous. Quand on attaque l’homme comme s’il était loup, en le déclarant loup, il se défend et devient loup. La chasse à l’homme est par définition une chasse au loup. La chasse même transforme l’homme en loup. On ne s’en sortira pas. Plus on le chasse et plus il est loup, et plus les chasseurs de loups ont raison de chasser. Que faire ?

Mandelstam désobéit, en considérant sa nature même comme différente. Son sang n’est pas celui d’un loup. Pas moyen de le rendre loup. Les louviers se sont trompés, ils chassent l’agneau. Et quand un louvier chasse un agneau… Le poète se sacrifie, y compris en tant que poète, et là, le miracle a lieu : grâce à sa désobéissance, à sa non-reconnaissance de son statut de loup, grâce à sa contestation, à son désaveu, à sa négation, il devient intouchable, un poète sacrificiel. Les chasseurs de loups n’ont pas de prise sur lui. C’est en tant qu’auto-sacrifié, en tant que paria, qu’il triomphe. En tant que non-loup, il ne peut pas être tué par un louvier ; il ne peut être tué que par celui qui est de la même nature que lui, par un égal. Dès lors, son destin ne dépend plus des bourreaux.

Entre le suicide et le sacrifice, il y a cela de différent ; le suicide est pour ne pas être, ici et maintenant. Le sacrifice est, au contraire, pour être, mais ailleurs, là où règnent le courage et la haute idée de l’homme. Là, où dans l’avenir, vivront les gens de ce sang humain. Le destin de celui qui se sacrifie ne dépend plus du tortionnaire, le sacrifice prive le bourreau de sa victoire. La victoire et la gloire sont à lui.

Aujourd’hui pour moi, ce poème de Mandelstam exprime – comme peu de textes – l’essence même de la résistance.

Pour la vaillance sonore des siècles à venir,
Pour la haute tribu des hommes
J’ai lâché la coupe au festin des pères,
La gaieté et mon propre honneur.

Le siècle-louvier se jette sur mes épaules,
Mais mon sang n’est pas celui d’un loup.
Fourre-moi plutôt, comme une chapka, dans la manche
D’un chaud manteau des steppes sibériennes.

Pour ne voir ni le lâche, ni la bourbe fétide,
Ni les os sanglants dans la roue.
Que la nuit, les renards bleus scintillent
Dans toute leur primitive beauté.

Emmène-moi dans la nuit où coule l’Ienisseï,
Où le pin parvient jusqu’à l’étoile,
Parce que mon sang n’est pas celui d’un loup
Et ne peut me tuer qu’un égal.

Traduit du russe par Olga Medvedkova

За гремучую доблесть грядущих веков,
За высокое племя людей
Я лишился и чаши на пире отцов,
И веселья, и чести своей.

Мне на плечи кидается век-волкодав,
Но не волк я по крови своей,
Запихай меня лучше, как шапку, в рукав
Жаркой шубы сибирских степей.

Чтоб не видеть ни труса, ни хлипкой грязцы,
Ни кровавых костей в колесе,
Чтоб сияли всю ночь голубые песцы
Мне в своей первобытной красе,

Уведи меня в ночь, где течет Енисей
И сосна до звезды достает,
Потому что не волк я по крови своей
И меня только равный убьет.

1931 г.

medvedkova

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.

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