En faisant de la paix un absolu, le pape François ne réalisait pas qu’il encourageait en fait l’agression russe. On attend de son successeur qu’il fasse preuve de courage et de lucidité.
Passé le temps de l’émotion provoquée par l’annonce de la mort du pape François, le bilan de son pontificat apparaît pour le moins contrasté. La personnalité de Jorge Mario Bergoglio était forte et complexe, clivante parfois. Son action et son message en portent les traces. L’homme est, à bien des égards, inclassable selon les catégories simplistes de « progressiste » ou de « conservateur ». Serait-il un « libertaire-conservateur » comme l’a qualifié l’historien et théologien orthodoxe Jean-François Colosimo, ou un « réformateur empêché », selon les termes de l’ancien journaliste de La Croix et de L’Express, Vincent Hugeux ? Faudrait-il pour le définir manier l’oxymore ou la contradiction ?
Beaucoup saluent, à juste titre, son engagement en faveur des migrants, son désir d’une Église pauvre pour les pauvres, sortant de ses murs pour aller aux périphéries, son encyclique « écologique » Laudato si, faisant le lien entre les enjeux du climat, de la biodiversité, de la surexploitation des ressources et les questions de justice sociale. Mais les mêmes, souvent, considèrent qu’il s’est lourdement trompé quant à la guerre en Ukraine. Nous l’avions longuement expliqué dans Desk Russie en 2023, dans un texte intitulé « François, La Russie et la Chine : un désastre obstiné ».
Depuis, cela ne s’était guère arrangé. En mars 2024, le souverain pontife s’était une nouvelle fois enferré dans sa défense de la paix à tout prix en appelant Kyïv à renoncer à se battre. « Je crois, disait-il, que le plus fort est celui qui voit la situation, pense au peuple, a le courage du drapeau blanc pour négocier. » Pour lui, l’Ukraine devait admettre sa défaite : « Quand on voit qu’on est vaincu, que ça ne va pas, ajoutait-il, il faut avoir le courage de négocier. » Et comme Donald Trump ne cesse de le répéter aujourd’hui, il invoquait l’argument du bilan humain pour tenter d’emporter la décision : « À combien de morts va-t-on aboutir ? » demandait-il.
S’il a reconnu que l’Ukraine était victime de la guerre, il n’a pas clairement désigné la Russie comme l’agresseur. Il lui a même cherché de piteuses excuses, en attribuant en décembre 2022 la cruauté des soldats du Kremlin, non pas à ceux qui étaient « de tradition russe », mais en désignant « les Tchétchènes, les Bouriates et ainsi de suite ». Une vision raciste, faute de faire preuve de lucidité politique !
Le mépris de Xi et la flatterie de Poutine
Il a été mal récompensé, puisqu’il n’a jamais été invité à Moscou, ni par le patriarche Kirill ni par Vladimir Poutine. Pas plus qu’il n’a été reçu à Pékin ni n’a rencontré Xi Jinping en dépit du fait qu’il a livré l’Église chinoise au contrôle sans partage du régime communiste de Pékin. La Chine a d’ailleurs fait le minimum minimorum en matière d’hommage en attendant vingt-quatre heures pour exprimer ses « condoléances ». Elle l’a fait par la voix du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, dans le cadre de son point de presse quotidien, comme une information secondaire, parmi d’autres, tout en appelant sans le nommer explicitement le Vatican à « reconnaître et respecter le principe d’une seule Chine ».
Vladimir Poutine s’est montré plus prolixe, qualifiant le pape défunt de « dirigeant sage » et de « défenseur constant des hautes valeurs de l’humanisme et de la justice ». Cet hommage du vice à la vertu soulignait ensuite que « tout au long de son pontificat, il a contribué activement au développement du dialogue entre les Églises orthodoxe russe et catholique romaine, ainsi qu’à une interaction constructive entre la Russie et le Saint-Siège ». Avec son cynisme et son habileté de propagandiste en chef, l’hôte du Kremlin prêchait, si l’on peut dire, pour sa paroisse et celle de son comparse très dévoué, le patriarche Kirill.
Volodymyr Zelensky, quant à lui, a diplomatiquement préféré ne pas rappeler les choses qui fâchent. Notamment le fait que, contrairement à nombre de grands dirigeants du « monde libre », François – comme Donald Trump –, n’est jamais venu visiter l’Ukraine en guerre pour manifester directement sa compassion pour les victimes de l’agression russe et sa solidarité avec le peuple agressé. Le pape a-t-il seulement exprimé son regret de n’avoir pu le faire ? Voulant partager la tristesse des catholiques et de tous les chrétiens, Volodymyr Zelensky a choisi d’insister sur le fait que le pape, à la rencontre duquel il était venu par trois fois, « a prié pour la paix en Ukraine et pour les Ukrainiens » et qu’il « a su donner de l’espoir, soulager la souffrance par la prière et favoriser l’unité ».
Qu’attendre de son successeur ? Le Vatican n’a guère le moyen d’exercer une pression autre que morale sur les parties au conflit. Néanmoins, la première chose serait de désigner clairement l’agresseur et d’appeler au respect du droit et des traités internationaux. Le Saint-Siège et ses diplomates peuvent aussi, comme c’est déjà le cas sur le dossier des enfants ukrainiens déportés en Russie, jouer les médiateurs et offrir leurs bons offices dans des négociations particulières, au cas par cas. Ils pourraient également servir de canaux de communication discrets entre Moscou, Kyïv et les capitales engagées dans la recherche des conditions d’un cessez-le-feu d’abord et d’un accord de paix ensuite.
Tout cela suppose, en préalable, qu’au Vatican, on ne sépare pas la recherche de la paix de l’exigence de la vérité et de la justice. La paix ne saurait être un absolu derrière lequel pourraient s’abriter l’agresseur et tous les prédateurs potentiels de l’Ukraine. Notamment les États-Unis de Donald Trump : celui-ci semble négocier avec Moscou les conditions du pillage des ressources ukrainiennes.
Le discours de la paix posée en absolu à réaliser hic et nunc, fût-ce au prix de la négation des aspirations à la liberté de tout un peuple, au nom du caractère « sacré » de la vie en toute circonstance, revient à non seulement tenir pour rien – voire à sacrifier – l’agressé en satisfaisant l’agresseur, mais à encourager la poursuite de la prédation par toutes sortes de moyens.
C’est, au plan géopolitique, l’équivalent du discours du pardon tenu aux victimes d’agressions sexuelles en l’absence de toute dénonciation en justice des criminels. Une manière d’emprisonner l’avenir dans le traumatisme de l’agression, faute d’avoir dit une parole de vérité et soutenu le nécessaire travail – ou le combat –, qui doit l’accompagner pour rétablir ne serait-ce qu’un minimum d’équité, pour faire œuvre de justice ; une œuvre qui n’effacera jamais le mal commis, mais qui indique que ce mal est nommé et même jugé comme tel – au sens où le coupable en paie le prix, certes toujours symbolique, mais néanmoins réel et non négligeable. Hors de cela, la paix n’est qu’un habit de mascarade qui, in fine, revêt l’agresseur d’une mensongère absolution et lui donne le champ libre pour de nouvelles conquêtes.
La paix se gagne, elle ne se concède pas
Pour se garder de cette véritable fausse monnaie spirituelle, il faut se souvenir de Machiavel, que nous avons précédemment évoqué : pour lui, la loi juste ne se trouve que dans la confrontation entre le désir des puissants de dominer et celui du peuple de s’affranchir de l’oppression. Appeler un peuple à renoncer au combat revient ni plus ni moins à étouffer la résistance à l’oppression et donc à renoncer à la volonté de faire émerger une organisation juste de la Cité (ou des rapports entre les nations). C’est, dans la perspective de Machiavel, opter pour la pire des attitudes, à la fois immorale et inefficace.
Pour un pape qui voudrait à la suite du pape François se présenter comme le frère et la voix des pauvres, une si fausse vision de la paix serait pour le moins paradoxale. À moins de penser que ces pauvres doivent le rester pour donner à ceux qui se penchent vers eux la gloire d’une sollicitude à leur égard pompeusement affichée, mais, en vérité, irréelle, inconsistante et finalement mensongère. Version géopolitique des « dames patronnesses » de Jacques Brel ou de l’inexistence des « mains pures du kantisme » que dénonçait Charles Péguy, homme de foi ô combien, qui courut sans hésiter au combat pour défendre, au péril de sa vie, la liberté de sa patrie contre l’envahisseur. Péguy, chantre de Jeanne d’Arc, ne plaçait pas le sacré au même endroit que Bergoglio (qui aurait peut-être dû davantage le lire).
Autrement dit, la paix se gagne, elle ne se concède pas. Elle est le fruit du courage et non celui de la démission. Aussi n’est-ce pas en tentant de désarmer les peuples qu’on lui ouvre la voie, mais en leur donnant les moyens de se défendre. Tout le reste relève de vœux pieux et l’on souhaite que le prochain pape compte davantage sur la foi – qui n’est autre que la vie dans le risque de l’avenir – que sur la piété pour être indissociablement et en vérité homme de justice et de paix.
Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.