François, la Russie et la Chine : un désastre obstiné

Fin août, le pape s’adressant à de jeunes catholiques russes a paru reprendre à son compte la rhétorique nationaliste chère à Poutine et aux propagandistes du Kremlin. Ce n’est pas le premier « faux pas » de François depuis le début de la guerre. Le pape ne s’est pas rendu à Kyïv et il n’a toujours pas désigné clairement l’agresseur. Son antiaméricanisme sud-américain n’est pas la seule explication…

Vladimir Poutine n’en attendait pas tant. En quelques mots, adressés en visioconférence à des jeunes rassemblés dans l’église Sainte-Catherine de Saint-Pétersbourg à l’occasion de la Journée de la jeunesse catholique russe, le 25 août dernier, le pape François a une nouvelle fois perdu une occasion de se taire. « Vous êtes les enfants de la grande Russie, celle des grands saints et des tsars, de Pierre le Grand, de Catherine II, d’un peuple russe de grande culture et de grande humanité, a-t-il déclaré. […] N’oubliez jamais ce grand héritage. Vous êtes les héritiers de la grande mère Russie, allez de l’avant avec cela. »

Du pain bénit pour le Kremlin, dont le porte-parole Dmitri Peskov n’a pas manqué de se goinfrer en s’en pourléchant la moustache : « Le pontife connaît l’histoire russe. C’est très bien. Elle est profonde, et l’héritage ne se limite pas à Pierre et Catherine […]. Il est réjouissant que le pontife soit à l’unisson. » Les Ukrainiens, on les comprend, ont été outrés par ces propos d’un pape qui ne dénonce toujours pas clairement l’agression et les mensonges de Moscou. François préfère appeler à la paix et au dialogue et tente maladroitement de gagner la sympathie des Ukrainiens en se montrant compatissant à leur égard. Mais cette compassion, qui fait fi de la vérité, est pour eux humiliante : c’est celle d’un « père » qui consolerait un de ses enfants martyrisé par son frère tout en laissant ce dernier continuer tranquillement à assouvir ses penchants vicieux.

Langue de buis

Le Vatican a répondu à l’indignation des autorités ukrainiennes en expliquant que les «remarques spontanées » du pape avaient pour seule intention d’inviter « les jeunes à préserver et promouvoir ce qu’il y a de positif dans le grand patrimoine culturel et spirituel de la Russie ». Une réponse digne des grandes heures de la Pravda ! Une manière de passer par pertes et profits les témoignages de la « grande humanité russe » en Ukraine, de Boutcha à Odessa via, entre multiples autres lieux, Marioupol et tout récemment Kostiantynivka où le bombardement d’un marché a fait au moins 17 morts. Comment le pape peut-il « spontanément » ignorer que les termes qu’il emploie recoupent parfaitement les axes fondamentaux du nationalisme grand-russe dont Poutine gave son peuple ?

On a pu lire, dans l’édition imprimée de La Croix, deux entrefilets faisant écho aux paroles du pape. Le premier, le 28 août, évitait de citer les propos litigieux, pour préférer retenir que François avait demandé aux jeunes Russes « d’être des semeurs de graines de réconciliation, de petites graines qui, en cet hiver de guerre, ne germeront pas maintenant dans un sol gelé, mais fleuriront au prochain printemps ». Des propos contournés d’une langue de buis consternante qui tombent sous le coup de la célèbre maxime de Pierre Dac : « Parler pour ne rien dire et ne rien dire pour parler sont les deux maîtres-mots de ceux qui feraient mieux de la fermer avant de l’ouvrir ». Le second, dans le journal du 30 août, signalait l’indignation de Kyïv « qui a accusé Rome de contribuer à une “propagande impérialiste” » et citait la réponse du porte-parole du bureau de presse du Saint-Siège, Matteo Bruni, selon lequel les paroles du pape n’étaient « certainement pas [destinées] à glorifier les logiques impériales ».

Portes fermées

Après quoi le pape est parti à Oulan-Bator en Mongolie, aux portes de la Chine, pour rencontrer une Église locale naissante, modeste, dont il a fait la louange. Il n’y aurait rien à dire là-dessus, si François n’avait pas, lors de la messe du dimanche 3 septembre, en présence de l’évêque (jésuite) actuel de Hong Kong, Stephen Chow Sau-yan et de son prédécesseur le cardinal John Tong Hon, invité les catholiques chinois à être non seulement de « bons chrétiens », mais de « bons citoyens », alors qu’ils sont toujours sous la pression brutale du régime de Xi Jinping. C’est que le pape entend sauver l’accord qu’il a signé avec Pékin, en 2018, contre l’avis du cardinal Joseph Zheng (prêtre salésien, évêque émérite de Hong Kong depuis 20091) qui considérait que ce compromis aboutirait à l’anéantissement de l’Église catholique en Chine.

Rome entérinait par cet accord la nomination unilatérale par Pékin de sept évêques, mais obtenait, sur le papier, que les nominations épiscopales seraient désormais soumises à l’approbation des deux parties — ce qui signifiait à terme la disparition de l’Église catholique clandestine et l’avènement d’une Église chinoise unifiée sous le contrôle du Parti communiste ! En dépit des violations par Pékin de cet accord, Rome a jugé bon de le renouveler en 2020, puis en octobre 2022, entérinant de nouveau des nominations unilatérales. Un mois plus tard, Pékin nommait une fois de plus un nouvel évêque sans consulter Rome et, en avril dernier, procédait, toujours sans consultation, à l’installation d’un évêque de son choix à Shanghai. Autant dire que François, en s’adressant à Oulan-Bator aux catholiques chinois, n’a fait que dire « amen » à Xi Jinping.

Certes, la Chine fut, après l’Inde et le Japon évangélisés par François-Xavier (compagnon d’Ignace de Loyola), le grand objectif de la Compagnie de Jésus, et le jésuite Matteo Ricci fut le premier Occidental accueilli en 1601 au palais impérial situé dans la Cité interdite, à Pékin. Elle reste sa nouvelle frontière, et à cet égard, le voyage en Mongolie est puissamment symbolique. François s’est approché autant qu’il a pu… Sans pouvoir aller au-delà. Le « réalisme » n’ouvre pas toutes les portes.

Retour à l’Ostpolitik d’avant Jean-Paul II

En préparant ce voyage, il semble que le pape ait un temps imaginé profiter de l’escale à Moscou pour y rencontrer le « patriarche de toutes les Russies » Kirill, à l’aéroport. Lequel Kirill bénit la guerre et vomit l’Ukraine, qu’il voit avec le regard de Poutine : nazie, fer de lance de l’Occident perverti, porte-avions de l’OTAN… Ce projet de rencontre, qui n’a pas eu lieu, avait été dévoilé à l’agence de presse russe TASS par le président de l’Union mondiale des vieux-croyants, Leonid Savastianov, citant une conversation personnelle avec le Pape qu’il a rencontré à plusieurs reprises.

Cela aurait été une manière de réitérer la rencontre historique du 12 février 2016 entre les deux chefs religieux, lors d’une escale du pape à La Havane, avant de visiter le Mexique. Jamais leurs prédécesseurs respectifs ne s’étaient rencontrés. Ce faisant, François relançait « l’Ostpolitik du Vatican », dont le cardinal Casaroli avait été le maître d’œuvre et qui avait pris fin avec Jean-Paul II. Le pape polonais, ferme soutien de Solidarność depuis l’été 1980, avait une approche radicalement différente, beaucoup plus combative, des régimes communistes et de leurs successeurs lorsqu’ils sont dirigés par des « ex ». Son profond respect pour la foi orthodoxe ne l’empêchait pas de savoir ce dont étaient capables le KGB et les autres organes de forces soviétiques et postsoviétiques. Il n’ignorait pas les compromissions de Kirill. Cet agent patenté du KGB de longue date est naturellement devenu un serviteur zélé du poutinisme, renouant avec la vieille tradition russe de l’alliance de l’orthodoxie avec l’autocratie, version orientale du césaropapisme.

Rappelons que François, contrairement aux principaux responsables politiques occidentaux, ne s’est pas rendu à Kyïv pour s’entretenir avec Volodymyr Zelensky et, surtout, manifester personnellement son soutien au peuple ukrainien. Il n’a rencontré en tête à tête le président ukrainien qu’en mai dernier lorsque celui-ci est venu plaider la cause de l’Ukraine au Vatican. Un an plus tôt, le pape avait déclaré qu’il viendrait volontiers à Kyïv, mais qu’il devait commencer par se rendre à Moscou. Ce qui revenait à dire qu’il n’irait nulle part !

Ne pouvant se montrer inactif, le pape a fini par désigner le cardinal Zuppi, pour mener en son nom ce qu’il décrit comme une « offensive de paix ». L’expression est-elle seulement une faute de communication pour le moins maladroite ou faut-il l’entendre, plus cruellement, comme une critique à demi-mot des efforts militaires ukrainiens pour reconquérir les territoires occupés par les Russes en 2014 et depuis le début de la prétendue « opération militaire spéciale » ? La seconde hypothèse n’est pas absurde : il y a tout juste dix ans, dans l’entretien qu’il avait accordé aux revues jésuites (publié en France dans Études), François s’était lui-même décrit comme « un peu rusé » (« un po’ furbo » avait-il dit en italien) avant d’ajouter qu’il était aussi « un peu ingénu ». De fait, son approche du dossier ukrainien témoigne des ces deux penchants opposés de sa personnalité.

Le prélat missionné est membre de la communauté Sant’Egidio, connue pour avoir mené avec succès plusieurs missions paradiplomatiques de médiation, notamment au Kosovo, au Mozambique et en Afrique centrale. Mais ces médiations n’ont pu réussir que parce que les parties prenantes aux conflits concernés avaient manifesté une vraie volonté de chercher une sortie en acceptant de reconnaître le camp d’en face comme un possible partenaire. Rien de tel à Moscou depuis le début du conflit, bien au contraire : Poutine vient encore de le confirmer en désignant Zelensky comme un « juif ethnique » dont le rôle serait de masquer le caractère « nazi » du pouvoir ukrainien. À quoi il faut ajouter que les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et actes à caractère génocidaire commis par les troupes russes, couvertes et même honorées par le Kremlin, ne peuvent inciter Kyïv à reconnaître Vladimir Poutine comme un interlocuteur… Après s’être rendu à Kyïv puis à Moscou en juin (significativement dans l’ordre inverse de celui qu’avait envisagé le pape !), avant d’aller à Washington en juillet, le cardinal Zuppi se trouve à Pékin au moment où nous écrivons. Avant son départ, il a souligné que « la paix […] doit être la paix choisie par les Ukrainiens avec les garanties, l’engagement et l’effort de tous ». C’est bien le minimum. La mission a également une dimension humanitaire puisqu’un de ses objectifs est d’obtenir le rapatriement d’une vingtaine d’enfants ukrainiens déportés par les Russes. Reste à savoir quelles paroles accompagneront ce « succès », alors qu’ils sont des milliers dans ce cas. En réalité, ce dont l’Ukraine a besoin, ce ne sont pas de belles paroles. Certes, il ne revient pas au pape d’offrir des armes et des munitions, mais le moins qu’il puisse faire serait d’afficher son soutien à l’Ukraine au moment où celle-ci est mise à l’épreuve de la durée et du découragement. On attend de François qu’il reconnaisse que les Ukrainiens versent leur sang non seulement pour leur propre liberté, mais pour celle de l’Europe et pour la sauvegarde du respect du droit international.

Antiaméricanisme latino-américain et pacifisme naïf

Manifestement, François n’a pas la lucidité politique de Jean-Paul II et son obstination à répéter les mêmes erreurs en fait des fautes inexcusables. De quoi donc se nourrit son aveuglement ? Un premier élément de réponse tient dans ses origines argentines. Jorge Bergoglio — son nom civil —, né à Buenos Aires en 1936, est imprégné du « justicialisme » de Juan Perón, officier devenu le premier président argentin élu au suffrage universel, en 1946, puis réélu en 1951, et renversé par un coup d’État militaire en 1955. Il fut réélu une troisième fois en 1973, 7 mois avant sa mort. Ce populisme de gauche est fortement imprégné d’antiaméricanisme, non sans de bonnes raisons, quand on se rappelle la manière dont Washington a appuyé dans toute l’Amérique du Sud les régimes militaires qui paraissaient les meilleurs garants contre la menace communiste. On a évidemment senti cet antiaméricanisme « primaire » dans les propos du Pape en mai 2022 : « les aboiements de l’OTAN à la porte de la Russie » avaient pu conduire le Kremlin « à mal réagir et à déclencher le conflit […]. Une colère dont je ne sais dire si elle a été provoquée, mais peut-être facilitée ».

C’est ce même antiaméricanisme pavlovien qui explique que le président brésilien Lula préfère Poutine à Zelensky, qu’il croit piloté par Washington. Ce qui le conduit paradoxalement à adopter vis-à-vis du président russe la même position de son prédécesseur fascisant, Jair Bolsonaro. Au point d’avoir laissé entendre à l’occasion du G20 que le Brésil n’appliquerait pas le mandat d’arrêt lancé contre Poutine par la Cour pénale internationale, bien qu’il soit signataire du Statut de Rome qui l’a fondée. Mais Lula a dû faire machine arrière quelques jours après, reconnaissant que c’est la justice brésilienne qui avait seule le pouvoir d’en décider.

Par ailleurs, le pape s’inscrit dans un courant pacifiste catholique souvent naïf auquel le Mouvement de la paix, créé par les communistes, avait largement tendu la main. C’est ce qui avait conduit le Vatican à proposer, en avril 2022, à deux femmes, l’une russe, l’autre ukrainienne, de porter ensemble le crucifix lors du Chemin de Croix du Vendredi Saint. Ce geste semblait mettre symboliquement sur le même plan l’agresseur et l’agressé, comme si l’objectif louable de « réconciliation » pouvait ignorer les réalités politiques et militaires. Ce qui n’était pas sans rappeler cette scène insoutenable du film de François Ozon, Grâce à Dieu, où la secrétaire de l’évêque de Lyon invite l’une des victimes du père Preynat, prêtre pédophile, à réciter avec elle et lui, en se donnant la main, un Notre Père. Comme si la prière pouvait faire fi de la violence commise, comme si la réconciliation pouvait anticiper la réparation, et se passer de la justice !

Les figures tutélaires de Pierre le Grand et Catherine II

Mais les propos tenus par le pape aux jeunes catholiques russes doivent être rapportés à un autre contexte, historique, celui-là, des relations entre les catholiques et plus particulièrement les jésuites, avec la Russie. Les noms de Pierre le Grand et de Catherine, cités par le souverain pontife, rappellent des événements très précis. L’Église Sainte-Catherine de Saint-Pétersbourg, où étaient rassemblés les jeunes à qui François s’adressait, est la première église catholique construite en Russie. Et c’est Pierre le Grand qui signa, en 1705, la charte autorisant la construction de lieux de culte catholiques en Russie. La communauté catholique de Saint-Pétersbourg fut fondée en 1710 et la construction de l’église Sainte Catherine, autorisée par l’impératrice Anne en 1738 fut achevée en 1783. Fermée et saccagée en 1938 par le pouvoir soviétique, incendiée en 1947, elle a servi de lieu de stockage pour le « Musée d’histoire de la religion et de l’athéisme » situé dans la cathédrale Notre Dame de Kazan jusqu’à la fin des années soixante-dix… Plus tard, après un nouvel incendie en 1984, des bureaux et des appartements y furent aménagés.

Après l’éclatement de l’Union soviétique, le gouvernement russe rendit le bâtiment aux catholiques en 1992 et une restauration fut entreprise. C’est en 2000 que l’autel principal fut béni et l’essentiel des travaux fut achevé en 2003. C’est dire que la « renaissance » de l’église Sainte-Catherine s’est faite du début à la fin sous la « bienveillance » de Poutine, d’abord chargé des affaires internationales de la ville de Saint-Pétersbourg, avant d’entrer en 1996 dans l’administration présidentielle à Moscou, puis de devenir en 1998 chef du FSB, puis l’année suivante Premier ministre et, enfin, en 2000, président de la Fédération de Russie, avec le projet d’en être à sa manière le nouveau Pierre le Grand, mais sur le mode conservateur, répressif et antioccidental de Nicolas Ier.

Le nom de Catherine II, dans les propos de François, est tout aussi important : c’est elle qui a accueilli les jésuites en Russie, alors que la Compagnie de Jésus avait été interdite, d’abord en France par le roi, en 1764, puis totalement, par le pape Clément XIV qui, en 1773, abandonna les « soldats de la Contre-Réforme » en cédant à la pression des souverains européens : ces derniers, jaloux de leur autonomie, se méfiaient des hommes qui ne se soumettaient pas à eux et rêvaient d’une monarchie universelle, celle du Christ… Les motifs de l’interdiction étaient complexes, mais les jésuites payaient l’influence voire l’emprise qu’ils avaient eue sur les pouvoirs et les élites en Europe pendant de longues années.

Il n’y eut que la Prusse et la Russie, les deux grands régimes absolutistes de l’époque, pour accueillir les 1200 jésuites qui prirent le chemin de l’exil. C’est dire que la Russie est chère au cœur des membres de la Compagnie. Celle-ci fut réhabilitée par Pie VII en 1814, et chassée de Russie par un oukase du tsar Alexandre I en 1820. Depuis, dans l’imaginaire nationaliste et slavophile russe, comme on peut le voir chez Dostoïevski, né en 1821, il n’y a rien de pire qu’un jésuite, sinon un Polonais2 ou, horresco referens un jésuite polonais… Le pape l’ignore-t-il ? Ne sait-il pas non plus que la Novorossia, à laquelle se réfèrent Poutine et ses sectateurs en rêvant d’aller jusqu’à Odessa, fut d’abord le projet de la Grande Catherine « impératrice de toutes les Russies » ?

Des jésuites sous surveillance en Russie

La Compagnie de Jésus n’a pu revenir dans le pays de Pouchkine qu’en 1992 ! Elle n’y a aujourd’hui que deux petites communautés. L’une à Moscou qui anime le centre Thomas d’Aquin, un lieu d’enseignement de la théologie,  l’autre à Tomsk, où elle gère une école. Il faut y ajouter un évêque à Novossibirsk, Joseph Werth, un Allemand de la Volga né au Kazakhstan en 1952, où sa famille avait été déportée par Staline en 1929, parce qu’elle faisait partie des koulaks (paysans propriétaires et à ce titre « ennemis du peuple »). Cette toute petite présence jésuite, François y tient probablement comme à la prunelle de ses yeux et elle est évidemment pour le Kremlin un considérable moyen de pression sur lui.

Rappelons qu’en 1999, alors que Poutine était Premier ministre, le père Stanislas Opiela, un homme d’une intelligence remarquable, qui avait été responsable de l’installation d’une première communauté jésuite à Moscou sept ans plus tôt, avait été obligé de quitter le pays. Sans doute Poutine se défiait-il de ce Polonais qui avait été un proche conseiller de Lech Wałesa et de Solidarność dès l’été 19803. La Compagnie avait obtenu, en contrepartie, l’enregistrement officiel de sa « province russe ».

À côté de l’apparente russophilie du pape expliquée par l’histoire et les intérêts « diplomatiques » du Vatican et de la compagnie de Jésus, au-delà de son antiaméricanisme latino-américain, il faut ajouter un élément spécifique à l’Ukraine. À Rome, dans la Curie, on observe ce pays à travers le prisme de l’église gréco-catholique, qui est un vrai caillou dans la chaussure des relations avec le patriarcat de Moscou. Cette Église très singulière, que le Patriarcat de Moscou a toujours considérée comme une traîtrise appelée à disparaître, est née de l’Union de Brest en 1596 par laquelle une partie de l’Église orthodoxe des provinces ruthènes de la République polono-lituanienne (situées pour l’essentiel dans les actuels Bélarus et Ukraine) décidait de se rattacher à Rome, tout en gardant leur liturgie propre ainsi que le principe de l’ordination à la prêtrise d’hommes mariés. Cette Église a été doublement martyrisée par le pouvoir soviétique, tout d’abord, comme pour l’Église orthodoxe russe, parce que le régime se voulait athée et entendait éradiquer la foi, mais encore comme parce qu’elle était porteuse de manière singulière d’une forme d’identité nationale pour le moins méfiante à l’égard de Moscou, ce que le Kremlin ne pouvait tolérer.

Une Église gréco-catholique d’Ukraine gênante

Cette Église des catacombes a résisté de toutes ses forces et cultivé une forme d’intransigeance qui a souvent gêné Rome, et en particulier l’Ostpolitik du cardinal Casaroli. Une de ses grandes figures fut le métropolite Josyf Slipyj, condamné à huit ans de goulag en 1945, accusé de collaboration avec les nazis, et nommé cardinal in pectore (en secret) par le pape Pie XII en 19494. En 1957, il fut condamné à huit ans supplémentaires et ne fut libéré qu’en 1963, à la demande insistante de Jean XXIII et du président américain John F. Kennedy. Paul VI, pour ne pas mécontenter Brejnev, refusa de créer le patriarcat de Lviv que demandait Mgr Slipyj. Ce dernier ne se priva pas, cependant, de consacrer plusieurs évêques sans avoir l’autorisation du pape, se référant au canon de l’Église gréco-catholique et ignorant délibérément le droit canon romain… Dans un paysage religieux ukrainien encore plus fragmenté aujourd’hui et explosif, du côté orthodoxe, certains au Vatican se passeraient volontiers de ces gréco-catholiques ukrainiens qu’ils jugent « intenables », pour ne pas dire irrédentistes, parce qu’ils ne sont pas disposés à passer sous les fourches caudines des propositions de « compromis » qui satisferaient Kirill pour ouvrir au pape la voie d’un voyage historique à Moscou. L’image de l’Ukraine est donc pour le moins trouble, vue de Rome. Pourtant, vis-à-vis de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kyïv (et non de Moscou), les gréco-catholiques ont su faire preuve de sagesse pour consolider l’unité nationale et, sous l’autorité de son recteur, Mgr Borys Gudziak, le développement de l’Université catholique ukrainienne de Lviv, qui a pris en 2002 les suites de l’Académie théologique de Lviv, est considéré comme une véritable réussite, grâce aux efforts de l’Église gréco-catholique ukrainienne.

Enfin, il ne faut pas oublier que si les jésuites, depuis Vatican II, ont été des partisans de l’aggiornamento souhaité par Jean XXIII, dans l’histoire de la Compagnie de Jésus, ils ont été longtemps du côté des puissants et des élites, soucieux d’ordre et de stabilité. N’y aurait-il pas, dans la russophilie pontificale, quelque retour d’une vieille tradition jésuite, celle du flirt avec le pouvoir et la puissance et de la crainte de l’anarchie démocratique qu’incarne aujourd’hui l’Ukraine, dans la lignée historique de l’assemblée (rada) des Cosaques Zaporogues ?

Tous ces éléments se combinent pour expliquer que le pape fait pire que ménager la chèvre et le chou. Pour quel résultat ? Force est de constater que lorsque Poutine parle des religions en Russie, il nomme, après l’Église orthodoxe, l’islam, le judaïsme, le bouddhisme, mais rarement sinon jamais le catholicisme (ni le protestantisme). Ce n’est pas qu’il en fait peu de cas, mais plutôt qu’il reprend à son compte l’anticatholicisme de la tradition nationaliste et slavophile russe. Dans ces conditions, le pape n’est à ses yeux qu’un outil pour sa propagande, pas un interlocuteur qui pèse d’un poids respectable. De même, en Chine, toutes les concessions voulues par François n’ont pas adouci la répression dont font l’objet les catholiques chinois. François ne sauvera pas le rêve missionnaire jésuite — ni en Russie ni en Chine — en ignorant le grand appel solennel des dissidents du bloc communiste avant 1989 : ne plus être complice du mensonge. Au contraire, il n’aidera en rien les Russes à se distancier de la propagande du Kremlin, ni les Chinois à se libérer du joug que leur impose Xi Jinping. En définitive, il risque de tout perdre et d’aggraver le désastre que provoque la guerre de Poutine en Europe et dans le monde.

Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

Notes

  1. Joseph Zheng, né à Shanghai en 1932, dans une famille chinoise catholique, a fui le régime communiste en se rendant à Hong Kong en 1948. Ordonné prêtre en 1961 à Turin, il est revenu à Hong Kong en 1997, a été fait évêque coadjuteur de Hong Kong en 1996 avant de succéder à son prédécesseur, le cardinal John Baptiste Wu Cheng-Chung, à la mort de celui-ci, en 2002. Il a été fait cardinal par Benoît XVI en 2006.
  2. Rappelons que les Polonais se sont emparés de Moscou en 1610 et qu’ils en furent chassés l’année suivante. Mais à la fin de la guerre polono-russe de 1605 à 1610, la Pologne avait gagné du territoire sur la Russie. Lors de la guerre suivante (1657-1667), la Russie progresse vers l’ouest, reprend Smolensk, occupe la rive droite du Dniepr et s’empare de Kyïv. Puis, au xviiie siècle, la pression des Suédois aboutira à ce que la Pologne se retrouve sous la protection russe de Pierre le Grand… Avant les partages de 1772 puis de 1793, et enfin 1795, au terme desquels la Pologne sera entièrement dépecée entre la Russie, l’Autriche et la Prusse.
  3. Vladimir Poutine avait parfaitement compris le danger que l’exemple du succès de Solidarność faisait peser sur les régimes autoritaires. En octobre 2000, Slobodan Milošević était renversé en Serbie par un mouvement populaire, puis ce fut en 2003 la Révolution des roses en Géorgie qui fit tomber Edouard Chevardnadze, et en 2004, la Révolution orange qui s’opposa à la falsification de l’élection présidentielle ukrainienne et mit le candidat pro-russe Viktor Ianoukovytch en échec.
  4. En 1946, Staline avait convoqué le « Synode de Lvov » (Lviv) qui vit 216 prêtres dénoncer l’Union de Brest et demander l’intégration de l’Église gréco-catholique dans le patriarcat de Moscou.

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