L’Europe réarmée : le réveil stratégique provoqué par Trump

Le retour de Donald Trump au pouvoir a ébranlé des certitudes profondément ancrées de ce côté-ci de l’Atlantique. Avec une OTAN fragilisée et un soutien américain à l’Ukraine de plus en plus incertain, l’Europe se voit contrainte à une remise en question historique : faire front commun, ou rester seule. 

« Il y a des décennies où rien ne se passe, et des semaines où des décennies se produisent. » Cette phrase attribuée à Vladimir Lénine est revenue dans de nombreux esprits depuis que Donald Trump a repris possession du Bureau ovale. Les relations transatlantiques ont souvent été marquées par des désaccords et des tensions internes entre Européens et Américains, comme la guerre en Irak (2003), la décision unilatérale des États-Unis de se retirer d’Afghanistan (2020), ou les débats incessants sur le partage des charges au sein de l’OTAN. Mais aucune de ces décisions n’avait eu de conséquence directe sur la sécurité de l’Europe.

Aujourd’hui, quelques semaines seulement après le début du second mandat de Trump, et pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, le camp occidental est fracturé au cœur même de sa raison d’être : l’alliance de défense transatlantique. Cette rupture paraît d’autant plus grave qu’elle s’accompagne d’attaques de l’administration Trump contre le Vieux Continent, à la fois sur le plan économique (guerre déclarée contre les barrières douanières) et sur le plan idéologique (comme l’a illustré le discours de J. D. Vance à Munich).

Un architecte involontaire de la défense européenne

Certains Ukrainiens, non sans une pointe d’ironie et de malice, affirment que Vladimir Poutine – par son agression, son invasion et son refus pur et simple de reconnaître la souveraineté de l’Ukraine – a, malgré lui, davantage contribué que quiconque à forger et à renforcer la nation ukrainienne. Bien qu’il soit totalement inapproprié de comparer Donald Trump à Poutine en matière de défense européenne, la posture abrasive et perturbatrice de Trump vis-à-vis de l’alliance transatlantique pourrait bien marquer un tournant. Qu’il le veuille ou non, Trump pourrait bien être retenu par l’histoire comme l’un des architectes involontaires du réveil défensif de l’Europe.

Le comportement de Trump ne laisse plus aucune excuse aux Européens pour ne pas procéder à un ajustement rapide et radical. L’Europe doit trouver une solution à la fois rapide et durable face à deux défis existentiels. Le premier, immédiat, consiste à mieux aider l’Ukraine pour compenser la perte de son allié américain. Le second, plus durable, est d’organiser une défense intégrée des pays européens, y compris dans le domaine des industries de défense.

Empêcher la capitulation de l’Ukraine est essentiel pour que Poutine n’étende pas sa guerre à un autre pays européen dans un avenir proche. Il faut poser les fondations d’une défense européenne commune – pas dans le cadre institutionnel de l’Union européenne, car attendre l’approbation de Budapest et de Bratislava serait à ce stade vain et contre-productif – mais à travers une coalition incluant activement les Britanniques, les Norvégiens et, idéalement les Turcs, qui disposent de la deuxième armée de l’OTAN en termes d’effectifs et de véhicules blindés. Et, surtout, cette nouvelle alliance ne peut se construire sans l’Ukraine, qui mérite un rôle central compte tenu de la puissance et de l’expérience au combat de son armée, ainsi que du développement rapide de son industrie de défense.

À ce jour, il est difficile de savoir ce qu’il adviendra de l’alliance transatlantique. Quelle forme prendra l’OTAN ? Les optimistes relatifs, parmi lesquels les gouvernements britannique et italien, veulent croire à l’émergence d’une OTAN 3.0, marquée par un rôle accru des Européens et une disparition progressive des Américains, qui resteraient toutefois en arrière-plan pour assurer certaines fonctions, du fait de leur suprématie dans les domaines du renseignement, de la surveillance aérienne, ou encore de la dissuasion nucléaire.

La vision plus pessimiste, défendue notamment par Macron et Merz, consiste à « regarder la réalité en face » et à accepter la fin de quatre-vingts années de garanties sécuritaires américaines. Cela signifie que l’Europe doit se préparer à se défendre seule, tout futur soutien américain devant être perçu comme un bonus inattendu, et non comme une illusion qui ferait perdre un temps précieux. Quel que soit le scénario, l’Europe doit réinventer et reconstruire sa défense, en mobilisant des ressources financières, humaines et technologiques à une échelle bien plus vaste que ce qui existe actuellement.

L’Europe, toujours debout et combative

Après un moment initial de paralysie, les dirigeants européens ont lancé une offensive diplomatique sans précédent : plusieurs mini-sommets à Paris et Londres, des visites de haut niveau à Washington, un sommet à Kyïv réunissant les dirigeants de treize pays européens, et une réunion du Conseil européen à Bruxelles – le tout en seulement dix jours. Bien que des incertitudes subsistent, les grandes lignes d’une réponse européenne aux deux grands défis stratégiques commencent à se dessiner. Les discussions à Paris et à Londres se sont concentrées sur le déploiement potentiel d’une force européenne pour stabiliser l’Ukraine. Certains pays, comme l’Italie et l’Espagne, restent hésitants, notamment en raison de l’absence de soutien logistique et en renseignement de la part des États-Unis. Cependant, une coalition de base est déjà en train de se former, avec la France, le Royaume-Uni et les pays scandinaves en tête, probablement rejoints par d’autres. La participation de la Turquie pourrait considérablement renforcer cet effort, Ankara percevant l’évolution du paysage sécuritaire européen comme une opportunité stratégique. Au total, jusqu’à 20 pays seraient prêts à participer à une « coalition de volontaires » visant à sécuriser un cessez-le-feu en Ukraine.

Le Conseil européen du 6 mars à Bruxelles pourrait entrer dans l’histoire comme le moment où l’Europe s’est rassemblée de manière décisive autour de l’Ukraine et a adopté une vision audacieuse de sa propre défense. Dans une décision marquante, les dirigeants européens ont approuvé l’initiative Re-Arm Europe, visant à construire une posture de défense européenne plus forte et plus souveraine. Tous les États membres de l’Union européenne ont soutenu le plan de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, visant à mobiliser 800 milliards d’euros pour les dépenses de défense. Ce plan prévoit un assouplissement des règles budgétaires afin de permettre des déficits plus élevés, ainsi qu’un paquet de 150 milliards d’euros de prêts garantis par l’UE pour les États membres.

Renforçant encore la portée de ce sommet, le président français Emmanuel Macron a proposé d’ouvrir des discussions sur l’extension de la dissuasion nucléaire française à ses partenaires européens – une idée autrefois impensable mais qui gagne désormais du terrain à mesure que les préoccupations sécuritaires s’amplifient. L’urgence de ces mesures a été exacerbée par la décision de Donald Trump de suspendre toute assistance militaire à l’Ukraine, ainsi que par ses déclarations répétées remettant en question l’engagement des États-Unis à défendre les alliés de l’OTAN en cas d’attaque.

Londres et Rome s’efforcent de limiter les dégâts et de sauver ce qui peut encore l’être des relations transatlantiques, ne serait-ce que pour retarder le désengagement de Washington jusqu’à ce que l’Europe soit capable de se tenir debout par elle-même. Toutefois, un consensus s’impose de plus en plus : les États-Unis ne sont plus un allié fiable.

Cet article se concentre sur la manière dont les quatre grands pays européens (G4) répondent au défi posé par Trump. La Pologne, dont l’engagement envers l’Ukraine ne fait aucun doute – et qui avait déjà porté ses dépenses militaires à 4,7 % de son PIB avant même la confrontation entre Trump et Zelensky dans le Bureau ovale – n’est pas incluse ici en raison du périmètre limité de l’article. Il en va de même pour le soutien sans faille à l’Ukraine et aux efforts de défense européens de pays comme le Danemark, la Suède, l’Estonie et la Lituanie, dont les contributions ne doivent ni être ignorées ni sous-estimées.

Le moment « On vous l’avait bien dit » de la France

La France a réagi avec moins de panique que d’autres aux déclarations américaines, ayant depuis longtemps anticipé la possibilité que l’Europe doive un jour se tenir seule, sans son allié transatlantique. L’autonomie stratégique a toujours été une pierre angulaire de la pensée française en matière de défense, enracinée dans une profonde méfiance envers l’hégémonie américaine (la doctrine De Gaulle-Mitterrand) et un attachement farouche à la souveraineté nationale, incarné notamment par sa dissuasion nucléaire indépendante.

Si les présidents français récents (Hollande et Macron) ont montré une inclinaison plus atlantiste, aucun n’a pour autant abandonné la vision d’une Europe stratégiquement autonome. Le véritable obstacle venait de la réticence européenne – l’Allemagne, ainsi que les États d’Europe centrale et orientale, préférant tous le parapluie de l’OTAN et l’appui militaire des États-Unis à ce qu’ils percevaient comme des ambitions françaises redondantes. Le discours de la Sorbonne de Macron en 2017, tout comme son avertissement de 2019 sur la « mort cérébrale » de l’OTAN, ont été largement ignorés.

Aujourd’hui, alors que les politiques de Trump ébranlent l’architecture sécuritaire européenne, Macron redouble d’efforts pour concrétiser sa vision. Le partenariat avec le Royaume-Uni, formalisé par les accords de Lancaster House en 2010, reste solide, et les échos de la déclaration de Saint-Malo de 1998 – qui visait à doter l’Europe d’une force militaire propre – refont surface. Avec une Allemagne dirigée par Merz, désormais plus réceptive aux idées gaullistes, la France saisit l’occasion : elle propose d’étendre sa dissuasion nucléaire, et peut-être même de prendre la tête de la défense européenne à ses propres conditions.

Macron semble avoir définitivement tourné la page de ses tentatives passées pour « apprivoiser » Poutine – une stratégie qui a marqué les premières années de sa présidence. Déterminé à réussir là où d’autres (Bush, Merkel, Hollande, Obama) ont échoué, il avait cherché un grand compromis avec Moscou. Son désenchantement final date de février 2022, lorsque ses efforts diplomatiques n’ont pas empêché l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Les mensonges flagrants de Poutine, combinés aux attaques hybrides incessantes contre les intérêts français, ont fini par convaincre Macron que la Russie n’était pas seulement un partenaire peu fiable, mais une menace impérialiste pour la France et l’Europe.

Dans son discours passionné du 5 mars à la nation, Macron n’a laissé place à aucune ambiguïté : la Russie a transformé sa guerre contre l’Ukraine en un conflit mondial. Appelant à la résilience nationale, il a désigné Moscou comme une menace directe et a exhorté la France à s’affirmer, à la fois militairement et stratégiquement. Il a évoqué la possibilité de mettre la dissuasion nucléaire française au service de l’Europe, et s’est engagé à revitaliser l’industrie de défense française – signalant ainsi un basculement clair de la diplomatie vers la dissuasion.

La Grande-Bretagne globale revient au port européen

Lorsque Boris Johnson a défendu le Brexit, il promettait un « reset » géopolitique pour le Royaume-Uni – libéré de Bruxelles et prêt à étendre son influence mondiale. Pourtant, même les partisans les plus ardents du Brexit ont continué de placer une foi inébranlable dans la « relation spéciale » avec les États-Unis. Ce partenariat, renforcé par l’accord de défense mutuelle (Mutual Defence Agreement, MDA), reste crucial pour la dissuasion nucléaire britannique, garantissant l’accès aux matériaux nucléaires, aux technologies et au renseignement – malgré le contrôle opérationnel indépendant exercé par Londres sur le système Trident.

Mais la fameuse « relation spéciale » avait déjà perdu de son éclat depuis l’âge d’or des tandems Churchill-Roosevelt, Macmillan-Kennedy ou Thatcher-Reagan. Avec l’avènement de Trump 2.0, elle ne tient plus qu’à un fil. Nulle part la fracture n’est plus visible que sur la question de l’Ukraine : un véritable « océan » – au sens propre comme au figuré – sépare Washington et Londres dans leur perception de la menace russe. Pour la première fois dans l’histoire récente, presque toute la classe politique britannique – à l’exception du Reform Party de Nigel Farage – se dresse fermement contre la position de la Maison-Blanche, aux côtés d’une opinion publique britannique toujours engagée pour la défense de Kyïv.

Kier Starmer, Premier ministre travailliste du Royaume-Uni, a pleinement saisi la gravité de ce « moment générationnel unique pour la sécurité européenne ». Sa réponse repose sur deux axes : un renforcement massif de l’aide militaire à l’Ukraine et un rapprochement stratégique avec les alliés européens. Le mini-sommet organisé à Londres, immédiatement après l’affrontement Trump-Zelensky, a illustré ce réalignement. Toutefois, à la différence de Macron et Merz, Starmer refuse d’admettre que l’Amérique soit définitivement perdue. Il sait que, dans l’immédiat, l’Europe seule pourrait peiner à soutenir la défense de l’Ukraine. C’est pourquoi il mobilise toutes ses ressources diplomatiques pour empêcher un retrait brutal des États-Unis, notamment dans les domaines critiques de la surveillance aérienne et du partage du renseignement.

Si ses efforts échouent, Starmer pourrait ne pas devenir le pont reliant Washington à l’Europe, mais l’un des dirigeants européens les plus déterminés à faire de la défense du continent une priorité britannique.

Il y a plusieurs décennies, dans un discours resté célèbre prononcé à West Point, le secrétaire d’État américain Dean Acheson déclarait : « La Grande-Bretagne a perdu un empire et n’a pas encore trouvé sa place. » À l’époque, il incitait Londres à rejoindre la Communauté économique européenne (CEE), estimant qu’elle offrait de plus grands avantages stratégiques que le Commonwealth ou même la « relation spéciale » avec les États-Unis. Cette remarque avait offensé le Premier ministre Macmillan et une grande partie de la presse britannique. Pourtant, en 1973, le Royaume-Uni entrait bel et bien dans la CEE. Aujourd’hui, dans un contexte radicalement différent et face à une recomposition transatlantique, les courants de l’Histoire semblent à nouveau guider la Grande-Bretagne vers son port naturel : l’Europe.

Le « Grand Bazooka » budgétaire de l’Allemagne peut-il sauver l’Europe ?

« L’argent n’a plus d’importance ! » titrait le Süddeutsche Zeitung le 4 mars – un titre percutant dans un pays où l’orthodoxie budgétaire tient depuis longtemps d’un dogme quasi religieux. Depuis près d’un siècle, la politique économique allemande est marquée par le traumatisme de l’hyperinflation d’après la Première Guerre mondiale, instaurant un attachement quasi sacré à l’équilibre budgétaire. Cette éthique s’est étendue à l’ensemble de l’Europe, imposant son ton à toute la zone euro – même si tous les États membres n’y ont pas adhéré avec le même zèle.

Désormais, face à l’urgence du réarmement, l’Allemagne rompt avec sa règle constitutionnelle sacrée de discipline budgétaire. Avant même la finalisation de l’accord de coalition – un processus minutieux qui pourrait prendre des semaines – Friedrich Merz a conclu un accord historique avec les sociaux-démocrates pour presque doubler le budget militaire, le portant à 100 milliards d’euros par an, avec pour objectif d’atteindre 3 % du PIB. Les commentateurs ont déjà surnommé ce virage inédit le « grand bazooka budgétaire ».

Alors que la menace russe s’intensifie et que les États-Unis vacillent, l’Allemagne adopte des mesures extraordinaires, dans un esprit proche du fameux « quoi qu’il en coûte » de Mario Draghi lors de la crise financière de 2008. Merz lui-même n’a pas hésité à établir le parallèle : « Face aux menaces qui pèsent sur la liberté et la paix, nous devons appliquer le même principe à la défense – “quoi qu’il en coûte” », a-t-il déclaré le 4 mars 2025.

L’Allemagne est désormais confrontée à une triple révolution intellectuelle. Premièrement, elle doit surmonter son aversion profonde pour le militarisme – un tabou culturel enraciné dans l’après-guerre. Deuxièmement, elle doit reconsidérer son opposition historique au nucléaire civil comme militaire – l’opinion publique y reste majoritairement hostile, mais alors que l’industrie allemande peine à remplacer le gaz russe bon marché tout en accélérant la production de chars Leopard, de missiles Taurus et d’autres armements avancés, l’énergie nucléaire devient un débat incontournable. Sur le plan militaire, Merz suggère que l’Allemagne s’appuie sur le parapluie nucléaire franco-britannique élargi, plutôt que de développer ses propres capacités nucléaires.

Enfin, l’Allemagne doit lever les verrous constitutionnels et psychologiques qui l’empêchent de recourir à l’endettement. Cela nécessiterait une majorité des deux tiers au Bundestag comme au Bundesrat – un exploit politique exceptionnel, mais qui pourrait être atteint d’ici la fin mars 2025. Si tel était le cas, ce serait le tournant le plus spectaculaire de la politique économique allemande moderne, prouvant qu’en période de menace existentielle, même les dogmes les plus profonds de l’Allemagne peuvent être réécrits.

Merz, fidèle atlantiste, a déjà opéré cette triple transformation dans sa manière de penser. Issu de la CDU, parti historiquement transatlantiste, et ayant fait toute sa carrière dans une Allemagne qui, autrefois, hébergeait le plus important contingent de troupes américaines (environ 200 000 pendant la guerre froide, 35 000 aujourd’hui), il a longtemps été imprégné de l’idée que la sécurité relevait de l’OTAN. Pourtant, dès la nuit même de sa victoire électorale – avant même que les résultats ne soient totalement confirmés – Merz déclarait : « Il est clair que ce gouvernement [américain] ne se soucie guère du destin de l’Europe… Ma priorité absolue sera de renforcer l’Europe aussi vite que possible pour que nous puissions atteindre l’indépendance vis-à-vis des États-Unis. »

L’Allemagne, après des années de stagnation et de légère récession, n’entend pas limiter sa transformation au seul domaine de la défense. Berlin lance également un ambitieux plan de 500 milliards d’euros sur dix ans pour moderniser ses infrastructures vieillissantes. Le lien avec la défense peut sembler indirect, mais il vise en réalité à stimuler la croissance économique et, à terme, à générer les ressources nécessaires pour soutenir une posture sécuritaire plus robuste. De manière cruciale, la vision de Merz s’aligne parfaitement avec les ambitions d’Emmanuel Macron pour un axe franco-allemand fort – un axe qui n’a jamais pleinement émergé sous Merkel, et qui s’est encore affaibli sous Scholz.

L’Italie et l’équilibre délicat de Giorgia Meloni

L’Italie a toujours été l’un des pays les plus fidèles au camp atlantiste en Europe, entretenant depuis 1945 une relation sécuritaire étroite avec les États-Unis. Même lorsque la Lega Nord de Matteo Salvini et le Mouvement 5 Étoiles – tous deux affichant une certaine sympathie envers Moscou – ont brièvement gouverné ensemble, l’orientation transatlantique du pays n’a jamais vraiment vacillé. Depuis son arrivée au pouvoir en octobre 2022, Giorgia Meloni a travaillé à asseoir sa position sur la scène européenne, offrant une stabilité gouvernementale rare, tandis que la France et l’Allemagne faisaient face à de multiples turbulences internes. En soutenant fermement l’Ukraine, en adoucissant son scepticisme envers l’Union européenne et en adoptant une ligne dure sur l’immigration illégale, Meloni a gagné en crédibilité auprès des dirigeants européens. Avec le retour de Trump au pouvoir, tous les signaux semblaient au vert : elle fut la seule cheffe de gouvernement européenne en exercice invitée à son investiture, et elle entretient des liens étroits avec l’entourage de Trump, y compris Elon Musk. Mais les récents développements de la politique américaine ont sérieusement mis à mal ses calculs politiques.

Depuis le discours provocateur de J. D. Vance à Munich et la rhétorique de plus en plus agressive de Trump – menaçant de retirer les États-Unis de la défense de l’Europe, de normaliser les relations avec Moscou, et de forcer l’Ukraine à conclure un accord sur les ressources minières – le savant équilibre politique de Meloni s’est effondré. Contrairement à Merz et Macron, qui avancent ouvertement vers une autonomie stratégique européenne, Meloni s’efforce de maintenir les passerelles, se positionnant comme un facteur de stabilité entre Washington et ses partenaires européens. À cette fin, elle a proposé l’organisation d’un sommet transatlantique à Rome pour apaiser les tensions. Soucieuse de préserver les liens avec les États-Unis tout en évitant de s’aliéner Kyïv et ses partenaires européens, elle aurait conseillé à l’Ukraine d’adopter une posture plus conciliante, et aurait même, selon certaines sources, supprimé discrètement d’anciens tweets favorables à Zelensky. Malgré cela, son ministre de la Défense, Guido Crosetto, a publiquement soutenu l’initiative d’Ursula von der Leyen visant à relancer le réarmement européen.

Meloni est pleinement consciente du réalignement géopolitique en cours : la France, l’Allemagne, la Pologne, les pays nordiques et baltes – bientôt rejoints par le Royaume-Uni – sont en train de se regrouper autour d’un nouvel axe de défense européen, dans la perspective d’un avenir sans garanties américaines. Pendant ce temps, la Hongrie et la Slovaquie – historiquement proches de Moscou – sont désormais pleinement alignées sur la ligne de Washington sous Trump. Idéologiquement plus proche de ce second camp, l’Italie est pourtant bien plus profondément intégrée au premier, ce qui place Meloni dans une position de funambule.

Malgré ces dilemmes, l’Italie poursuit son chemin et prévoit d’augmenter ses dépenses de défense, passant de 1,5 % à 2,5 % de son PIB d’ici 2027. En coulisses, Rome se prépare même à des mesures encore plus radicales. Le Corriere della Sera a révélé, le 28 février, l’existence d’un plan de contingence secret visant à convertir rapidement l’industrie automobile italienne en une machine de production militaire, en cas de besoin – preuve supplémentaire qu’en dépit des manœuvres de Meloni, l’Italie se prépare à un avenir européen où elle pourrait devoir se tenir seule.

La défense européenne pour l’Ukraine, par l’Ukraine

La guerre en Ukraine est à la fois l’épreuve du feu et la trahison de la défense européenne – un baptême dans le sang sans parrain pour assumer son devoir. Comme cela a été évoqué plus tôt, la survie de l’Ukraine est aujourd’hui l’impératif immédiat de l’Europe. Ses 900 000 soldats sont ceux qui retiennent l’armée russe, dirigée par un Kremlin animé par une volonté de revanche sur sa défaite de la guerre froide. Cette soif de revanche est d’autant plus dangereuse que les États-Unis semblent de plus en plus tentés par l’idée de conclure un accord avec la Russie à tout prix – même si cela implique d’abandonner l’Ukraine et de démanteler l’alliance transatlantique au profit d’un patchwork d’arrangements transactionnels.

La sécurité, la souveraineté et la prospérité de l’Europe reposent désormais sur la capacité de l’Ukraine à résister à cette offensive, ainsi que sur la détermination collective des nations européennes à la soutenir – militairement, financièrement et diplomatiquement. Au-delà du champ de bataille, le succès de l’Ukraine devra se traduire par une paix durable, qui garantisse sa souveraineté, dissuade toute nouvelle agression russe, et empêche une autre guerre, que ce soit contre l’Ukraine ou contre tout autre État européen. Cet impératif façonne déjà les politiques européennes, avec un doublement des engagements d’aide – non seulement au niveau de l’UE, mais aussi via les efforts nationaux du Royaume-Uni, de la Norvège, et d’autres alliés majeurs.

L’ambition ultime de l’Europe a toujours été de construire un système de défense robuste et indépendant – avec des armées pleinement intégrées, une chaîne de commandement commune, et même une industrie d’armement unifiée, affranchie de la dépendance vis-à-vis des États-Unis. Aujourd’hui, l’Ukraine s’impose comme l’une des forces militaires les plus redoutables du continent. Depuis plus de trois ans, son armée tient tête à une force russe supérieure en nombre et en logistique, menant des contre-offensives efficaces, frappant en territoire russe et s’emparant de zones comme l’oblast de Koursk.

À travers cette guerre, l’Ukraine n’a pas seulement renforcé ses capacités militaires : elle a aussi développé une industrie de défense capable de produire à grande échelle, d’innover technologiquement, et de livrer des équipements éprouvés au combat. Un tel pays ne peut être relégué au second plan dans l’architecture sécuritaire européenne à venir. L’Ukraine doit en être le cœur. Les Européens devraient œuvrer pour son adhésion à l’OTAN. Et si des blocages politiques – qu’ils viennent de la Hongrie, de la Slovaquie ou même des États-Unis – rendent cela impossible, il faudra concevoir des mécanismes d’intégration alternatifs. Une défense européenne sans l’Ukraine est aujourd’hui impensable.

Et la Géorgie ?

Le jour où la Géorgie disposera enfin d’un gouvernement libéré de l’influence russe, elle devra saisir l’opportunité de s’intégrer pleinement à l’architecture de défense européenne. Le pays dispose d’atouts stratégiques qui en font un partenaire sécuritaire précieux : sa proximité géographique avec des adversaires comme la Russie et l’Iran, son rôle crucial de corridor de transit pour l’énergie (gaz, pétrole, électricité), les marchandises et les infrastructures numériques, ainsi qu’une armée modeste mais aguerrie au combat, qui a démontré son engagement en Irak et en Afghanistan. En Afghanistan, la Géorgie se classait juste derrière les États-Unis en nombre de soldats envoyés, rapporté à sa population. Si la Turquie rejoint la structure de défense européenne en gestation, les chances d’intégration de la Géorgie s’en trouveront considérablement renforcées.

La politique étrangère de Donald Trump repose sur une conception du pouvoir radicalement différente. Là où les administrations passées – qu’elles soient néoconservatrices ou libérales – voyaient la force comme un outil lié à des valeurs et à des principes juridiques plus larges, Trump semble promouvoir une forme de puissance brute, pour elle-même. Dans cette vision du monde, l’ordre devient la valeur suprême, dégagé de toute contrainte morale, légale ou d’alliance traditionnelle. L’OTAN, pourtant la plus ancienne alliance défensive de l’histoire, est reléguée au rang de fardeau coûteux. Trump lui préfère des arrangements transactionnels éphémères, où les relations fluctuent au gré des intérêts immédiats plutôt que d’engagements de long terme.

Cela explique son traitement des alliés – qu’il ignore avec la même désinvolture qu’il écarte les vérités qui le dérangent. J. D. Vance, par exemple, a affirmé à tort que les alliés de l’OTAN n’avaient pas combattu depuis des décennies, oubliant les sacrifices des soldats britanniques, français et d’autres nations européennes dans les opérations alliées. Pire encore, le 6 mars 2025, Trump a laissé entendre que les obligations de l’article 5 de l’OTAN dépendaient des paiements effectués, ajoutant : « Vous croyez que la France viendrait nous aider si nous étions attaqués ? Je n’en suis pas sûr. » En réponse, le président français a rappelé au monde que la seule fois où l’OTAN avait invoqué l’article 5 était après les attentats du 11 septembre, et que les forces européennes avaient été envoyées en Afghanistan, en solidarité avec les États-Unis.

Quelle place pour la Géorgie dans cette vision du monde ? Malgré son soutien militaire sans faille à Washington en Irak et en Afghanistan, la réalité est que cela compte probablement peu pour Trump. Chercher à s’attirer les faveurs de son administration est peut-être possible, mais ce type de relation est éphémère et peu fiable. Pour un petit pays comme la Géorgie, la seule voie viable est celle de la construction d’alliances durables.

Cela rappelle une anecdote datant des années Obama. En novembre 2011, la Géorgie recevait la visite du Conseil de l’Atlantique Nord (NAC), rassemblant les 28 représentants permanents de l’OTAN et son secrétaire général à Tbilissi et Batoumi. Dans un avion affrété par le gouvernement, entre Tbilissi et Batoumi, je me suis retrouvé assis à côté d’un haut diplomate européen. Dans une conversation informelle, je déplorais que la Géorgie ne soit pas une priorité pour l’administration Obama. Sa réponse, mi-sérieuse, mi-badine, m’est restée en mémoire : « Considérez cela comme une bonne nouvelle – il ne s’intéresse pas non plus à l’Europe. Cela signifie qu’il vous considère déjà comme un État européen. Utilisez cela comme un argument pour obtenir le soutien des Européens à vos aspirations à l’UE et à l’OTAN. »

Aujourd’hui, alors que l’Europe entame son propre réveil stratégique, la Géorgie doit une nouvelle fois plaider sa cause – cette fois, non seulement comme un futur membre de l’OTAN et de l’UE, mais comme un acteur essentiel de la sécurité européenne.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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Thorniké Gordadze est un universitaire et chercheur franco-géorgien. De 2010 à 2012, il a été ministre d’État pour l’intégration européenne et euro-atlantique de la République de Géorgie.

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