De l’objectivité journalistique

Quand on regarde nos plateaux de télé plutôt défaitistes quant à la guerre impérialiste russe menée contre l’Ukraine, on se pose la question du rapport entre la position d’un journaliste ou d’un expert qui relate les faits, le plus souvent sans les déformer, et sa grille de lecture qui, elle, lui permet d’interpréter les faits. Avant d’analyser plus généralement ce rapport, revenons au texte de Paul Marie1, intitulé « Olivier Kempf est-il un vecteur de la propagande douce russe ? », que nous avons publié dans le numéro précédent de notre newsletter. 

Ce texte a produit beaucoup de commentaires sur des réseaux sociaux et dans les courriers qui nous ont été adressés. Les uns le croient très utile et nous félicitent de l’avoir publié, les autres le critiquent vivement se concentrant principalement sur un point sensible. Le général Kempf est un expert militaire estimé, qui fréquente souvent des plateaux télévisés et s’exprime dans différents médias, et il se targue toujours d’être impartial. Or il se trouve que ses analyses concernant la situation en Ukraine sont toujours pessimistes et parfois erronées. Comment l’expliquer? Paul Marie a donc essayé d’analyser non seulement ce que dit Kempf, mais de voir de près son entourage, ses liens sur X, etc. Et là, il s’avère que le général a des fréquentations, disons, un peu spéciales, plutôt à droite du RN.

Ainsi, il co-signe il y a quelques années un livre avec François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS, mais qui a longtemps été un invité régulier du Dialogue franco-russe de Thierry Mariani et qui a appartenu à Ordre Nouveau, au GUD, à Défense de l’Occident. Huyghe a été aussi proche de Pierre-Yves Rougeyron, fondateur du très russophile Cercle Aristote, et a enseigné à l’École de guerre économique du non moins russophile Christian Harbulot.

Kempf est membre du comité de rédaction de la revue Conflits, fondée par Pascal Gauchon, ancien du GUD, d’Ordre Nouveau, qui a soutenu le coup d’État du général Pinochet… Gauchon est également aux sources de la création de TV Libertés, d’extrême droite, identitaire, totalement pro-russe (proche de toute la sphère Radio Courtoisie, Tocsin, Omerta…). C’est aussi un ex-membre de l’ISSEP de Marion Maréchal.

En 2014, Olivier Kempf a fondé, avec Jean Dufourcq, une lettre bimensuelle d’analyse stratégique, La Vigie. Sur le site du think tank Géopragma, La Vigie de Kempf et Dufourcq est affichée comme un partenaire. Or Géopragma est un relais notoire de toute la propagande russe, avec à sa tête Caroline Galactéros, à qui un autre de nos auteurs, Vincent Laloy, a consacré un texte fort éloquent, « Caroline Galactéros, porte-parole de Moscou ? ».

J’aurai pu continuer, mais je renvoie nos lecteurs au papier de Paul Marie, qui suit les préceptes d’un vieux proverbe : « Montre-moi tes amis, et je te dirai qui tu es. » En effet, l’auteur n’insinue pas qu’Olivier Kempf soit un agent d’influence de Moscou. Mais quand on connaît ses amitiés et ses fréquentations, on constate qu’il est lié à des milieux d’extrême droite pro-russes, et cela déteint peut-être sur ses propos dits objectifs. Car la grille de lecture dans ces milieux est toujours pro-Poutine. 

Or il y a toujours une façon de voir un verre à moitié vide et le même verre à moitié plein. Les mêmes faits peuvent produire des évaluations très différentes. Le fait que la Russie a gagné 725 km² dans le Donbass en novembre, en perdant chaque jour plus de mille personnes, peut être vu comme une preuve de la supériorité militaire russe, mais peut également être considéré plutôt comme une preuve de l’héroïsme et de la résistance ukrainiennes. De même, on peut mettre en avant le fait que la Russie a pu reconquérir près de 600 km² sur 1 400 km² occupés par l’armée ukrainienne dans la région de Koursk depuis la fin de l’été, mais on peut également souligner que cette armée résiliente détient toujours près de 800 km², malgré l’offensive russe boostée par la participation de soldats nord-coréens.

Je vais me pencher maintenant sur cette jolie formule du verre à moitié plein ou à moitié vide, pour parler plus généralement de la soi-disant objectivité de beaucoup de mes confrères. Dans les écoles de journalisme et sur les plateaux de télé, on applique très souvent le principe du débat contradictoire. Même s’il m’arrive parfois de participer à des débats télévisés, je n’ai jamais vu les fiches d’assistants d’émissions concernant les personnes qu’ils invitent. J’imagine qu’il doit y avoir une case quelque part pour définir, en ce qui concerne les profils d’experts sur la Russie et l’Ukraine, si la personne est pro-russe ou anti-russe. Et on va équilibrer le débat : idéalement, deux hommes et deux femmes (pas toujours respecté) dont deux anti-Poutine et deux pro-Poutine. Mais comme, avec la guerre d’agression en Ukraine, les pro-russes flamboyants tel Thierry Mariani se font rares, on invite plutôt des experts dits objectifs, comme Olivier Kempf, Hubert Védrine ou Gérard Araud parmi d’autres, qui souvent se font également interviewer seuls, sans débat contradictoire, et répandent le pessimisme et le défaitisme au nom de la Realpolitik et de leurs propres penchants.

Je suis peut-être vieux jeu, mais je veux rappeler que la déontologie journalistique consiste à ne pas déformer les faits, et n’interdit point d’avoir des convictions. Pendant la guerre d’Espagne, beaucoup de journalistes, et non des moindres, comme Ernest Hemingway, étaient du côté de l’Espagne républicaine, ce qui ne les empêchait pas de reconnaître les revers des troupes républicaines. Il en va de même pour toutes les guerres, que ce soit la Seconde Guerre mondiale, les guerres d’Indochine, du Vietnam, d’Algérie, les deux guerres de Tchétchénie, et j’en passe. Pour moi, l’exemple de l’engagement journalistique reste Anna Politkovskaïa, qui allait en Tchétchénie pour rapporter les faits sur la brutalité de l’armée russe, mais aussi celle des combattants tchétchènes, demeurant toujours solidaire des populations civiles. Or elle n’a jamais défiguré les faits, je suis le témoin oculaire de son travail pour les établir et les exposer avec la plus grande rigueur. Cet engagement de vérité, peu plaisant pour les autorités russes, elle l’a payé de sa vie, à 48 ans…

Ce que je dis s’applique parfaitement au cas de la guerre d’agression déclenchée par la Russie, sous des prétextes fallacieux, contre l’Ukraine. Dans cette guerre, la France, comme la plupart des pays occidentaux, est une alliée de l’Ukraine, celle qui l’aide, celle qui lui livre des armes. Peut-on alors couvrir cette guerre et l’analyser sans savoir de quel côté bat son cœur ? Ne serait-ce pas comme dans la fameuse vieille blague sur le débat contradictoire : « Cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs » ?

galina photo

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

Notes

  1. Paul Marie est un pseudonyme. Certains ont reproché à l’auteur la « lâcheté » de la dissimulation de son identité. Force est de rappeler que le procédé n’est pas rare. Les uns préfèrent utiliser un pseudonyme car se découvrir met leur vie en danger, comme quelques opposants politiques restant en Russie, quand ils écrivent pour nous. Les autres ont des situations professionnelles où leurs publications dans des médias seraient mal vues par leur hiérarchie, comme des journalistes et des experts qui ont écrit pour nous sous pseudonyme. Dans tous les cas, nous protégeons l’anonymat de ces auteurs, les connaissant et restant convaincus de leur honnêteté intellectuelle.

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