L’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova livre ici un nouveau volet de sa « petite bibliothèque de l’antifascisme », une série qui aide à comprendre l’actualité russe et ukrainienne grâce aux enseignements du passé. Mais cette fois, au lieu d’un livre, elle s’appuie sur le film de Stanley Kramer, Jugement à Nuremberg (1961), pour parler du mensonge poutinien sur l’agression contre l’Ukraine, mensonge dans lequel se réfugie une grande partie de la société russe, à l’aune de la quête de vérité que fut Nuremberg.
Je parle avec une fille russe, une connaissance, de celles qu’on appelle « jeunes filles », la quarantaine : elle a l’air en effet jeune et jolie, grande, mince, blonde aux yeux bleus. Elle est habile de ses mains, bonne à ce qu’elle fait, discrète, respectueuse. Bref, une fille charmante. Elle vit à Paris depuis une dizaine d’années. On ne s’est pas vues depuis plusieurs mois. Elle vient de rentrer de Pétersbourg. J’appréhende… Mais tout se passe bien, en tout cas au début, on bavarde de trucs et de machins. Puis, une parole après l’autre, je me sens face à l’abîme. Les mots se fanent, s’étouffent. Je ne peux rien lui dire, lui prouver. C’est ma parole contre la sienne. Je dis : propagande. Elle dit : propagande. Je dis : mensonge. Elle dit : mensonge. Je pense que j’ai raison. Elle pense qu’elle a raison.
Elle : C’est en Russie maintenant qu’il faut vivre, je pense d’ailleurs y retourner. C’est là-bas, la vraie liberté. On peut gagner de l’argent, on peut créer. Le départ des marques occidentales nous a fait beaucoup de bien… Le design russe se développe, il y de tout partout, et à manger et à boire. Au marché, il y a du fromage russe, très bon, il y a du vin français, très bon.
Moi : Et la guerre ?
Elle : Ça ne se ressent pas du tout. La ville est belle comme jamais, tout est en fleur, tout est propre, pas comme à Paris. Les gens sont souriants, ils sont gentils : aux restaurants, dans les musées. Je suis allée voir une exposition ; je suis allée à un concert de musique classique, magnifique ! Les meilleurs musiciens qui ne peuvent bien sûr plus venir jouer à Paris. Grand merci aux Ukrainiens, sans commentaires !
Moi : Et la guerre ?!
Elle ne répond pas, mais je lis dans son regard : tout ceci, on le sait, c’est de la russophobie… Elle avoue quand-même : les hôpitaux sont pleins, les médecins ne dorment plus, ils craquent… Mais sinon tout va bien, vraiment.
Je sais qu’ils sont nombreux à répéter ces mêmes phrases, à voir les choses de la même manière.
Je reçois une lettre d’une amie, historienne, traductrice, dont je ne peux pas dire le nom — cela la mettrait en danger. Elle m’écrit :
« …Depuis une vingtaine d’années, une catastrophe morale s’est produite en Russie : on a systématiquement dit aux gens qu’il n’y avait tout simplement pas de vérité. Tout le monde ment, il n’y a pas de honte à mentir (comme Dmitri Peskov l’a dit, « honteux n’est pas russe »). En fait, la majorité ne veut rien savoir, elle veut seulement qu’on lui foute la paix. Et voici les mères qui ne croient pas aux paroles de leurs propres fils en captivité. Est-ce un blocage purement psychologique ? Ils ne veulent pas parler de choses terribles : ce n’est pas possible, laissez-nous tranquilles ! On choisit la vérité avec laquelle on se sent à l’aise. Le rôle de « département idéologique » a été confié à l’Église orthodoxe russe. À l’autre bout de cette même dépravation se trouve, à Dieu ne plaise, l’intelligentsia russe domestiquée, qui verse maintenant des larmes pour la grande culture russe ruinée et dévalorisée et par-dessus tout pleure sur elle-même… »
On ne peut donc rien faire, rien expliquer ? J’arrête ! Mais comment peut-on arrêter ?
Certes, je ne peux pas proposer à la jeune fille russe blonde aux yeux bleus qui vient de me quitter (ni même à son ombre qui reste et qui me rend folle) de lire les livres de Victor Klemperer, de Vaclav Havel, d’Eric Fromm ou de Hanna Arendt. Elle ne les lira pas. Je ne peux pas lui conseiller de consulter la presse indépendante, mais je peux lui proposer de voir un vieux film américain.
Ce film s’appelle Jugement à Nuremberg. Il sort sur les écrans en 1961. Son réalisateur, Stanley Kramer, est né en 1913, à New York. Sa mère et son oncle sont employés dans l’industrie du cinéma. Le jeune Kramer fait ses études à l’Université de New-York, puis, en 1933, s’inscrit en stage d’écriture à 20th Century Fox et déménage à Hollywood, où il apprend tous les métiers du cinéma. Il réalise et produit par la suite des films indépendants, considérés comme faisant partie des plus libres et porteurs des messages les plus importants, consacrés aux problèmes du racisme, du militarisme, des idéologies totalitaires.
L’année de ma naissance, en 1963, Kramer a fait partie du jury du IIIe Festival international du cinéma à Moscou. C’était alors possible, car l’époque était « tendre »: ce fut le Dégel (Ottepel). L’année suivante, le 14 octobre 1964, Nikita Khrouchtchev a été remplacé par Léonid Brejnev, sous l’œil vide duquel j’ai vécu jusqu’à l’âge de 19 ans ; il nous semblait alors qu’il ne mourrait jamais. Le régime brejnévien était, certes, moins sanglant que celui de Staline mais il était tout aussi mensonger, accompagné d’un déficit aussi total que structurel en nourriture, en vêtements, en livres, en tout. Seulement, parfois, certaines choses interdites arrivaient jusqu’à nous, l’on ne sait pas par quel miracle. Ainsi, quand, en 1971, Kramer a sorti son film Bless the Beasts and Children, je l’ai vu à Moscou, et même plusieurs fois. C’est un film bouleversant qu’il faudrait aussi revoir aujourd’hui.
Le deuxième homme à l’origine de Jugement à Nuremberg s’appelle Abby Mann. Il est de 14 ans plus jeune que Kramer, né sous le nom d’Abraham Goodman à Pittsburgh en 1927, dans une famille juive d’origine russe. Il écrit d’abord des pièces de théâtre filmées pour la chaîne de télévision HBC. Son Jugement à Nuremberg est avant tout l’une de ces pièces, jouée et montrée à la télévision en 1959. La grande qualité du texte d’Abby Mann, écrit pour le théâtre, est manifeste dans l’adaptation faite en 1961 pour le film de Kramer.
Dans l’introduction à sa pièce, Abby Mann raconte qu’il l’avait conçue après avoir discuté avec Abraham (Abe) Pomerantz (1903-1982) : « La première fois que j’ai pensé à Nuremberg, c’était quand j’ai rencontré Abraham Pomerantz lors d’un dîner à New York en 1957. » Grand juriste new-yorkais, Pomerantz était l’un des pionniers des procès contre les compagnies industrielles, et notamment contre les entreprises allemandes après la Seconde Guerre mondiale. Il a participé, en tant que US Deputy Chief Counsel, aux procès des industriels à Nuremberg, en 1946.
Les industriels étaient jugés pour leur collaboration avec le régime des Nazis. Mais Pomerantz ne s’occupait pas que des industriels. Il a été l’un des procureurs lors du dernier procès à Nuremberg instruit contre les diplomates, les médecins et les juges. Pomerantz n’est resté à Nuremberg que huit mois. Il a gagné certains procès et a fait du bruit, mais il est parti insatisfait des résultats de son travail et a accusé l’administration américaine de ne pas vouloir mener la procédure correctement, ni jusqu’au bout. Riche de son expérience de procès contre les compagnies américaines, il proposait de poursuivre les entreprises allemandes collaborationnistes en tant que structures, en tant que « machines » qui participaient à l’assassinat massif de personnes innocentes, et non pas en sélectionnant certaines personnes plus ou moins « responsables ». C’est cette position qui a été rejetée.
Mais de quoi, en fait, s’agissait-il ici ? Pomerantz insistait-il sur la culpabilité collective ? Est-ce tout le peuple allemand qui devait être poursuivi pour les crimes commis par les nationaux-socialistes ? Est-ce que l’intention de la personne de commettre un crime ne devait pas être prise en compte ? D’un point de vue strictement légal, la réponse à cette question n’était pas évidente.
C’est pourtant cette question difficile posée à Nuremberg par Abe Pomerantz qui est devenue centrale dans le film de Mann et Kramer. Elle s’incarne dans la figure du juge américain Dan Haywood, interprété par Spencer Tracy (1900-1967), qui a plus de 60 ans au moment de la sortie du film. Il y joue un homme non seulement âgé, fatigué, veuf, mais aussi et surtout quelqu’un qui n’a plus ni ambition ni illusions. Il joue un homme sans pose, au parler sans emphase, au visage sans expression. En écoutant les gens, il baisse souvent la tête : il ne domine pas, mais ne recule pas non plus. Il est présent, mais de manière quasi anonyme. Il n’est pas untel, un « Dan Haywood », ni un représentant de ceci ou de cela. Il est juste là, une pure présence, au nom de rien, d’aucune idée, ni institution, ni personne. Mais c’est une présence concentrée et attentive.
C’est cette présence sans pompe ni enflure qui impressionne les gens. C’est juste « un homme », mais ce « juste » lui procure l’attitude de justesse. Il est juste homme et c’est pour cela qu’il est capable de justice, c’est-à-dire qu’il est capable d’orienter la loi (car en droit il s’agit toujours d’interpréter) dans le sens de la justice. Il écoute. Il n’accepte aucun faux-semblant, aucune courbette. Il n’est même pas ironique. Quand il arrive à l’hôtel particulier nurembergeois où on l’a logé, il s’apprête d’abord à renvoyer le couple de domestiques, mais on lui explique que c’est leur seule façon de gagner leur vie, et il accepte qu’ils restent. Ils sont serviles à outrance, obséquieux. Il y a une scène horripilante, quand il descend dans la cuisine un soir et leur parle : il demande s’ils savaient, juste cela, juste s’ils savaient à propos des camps de concentration. Il dit : les trains passaient par votre ville, remplis de gens… La femme répond : non, nous ne savions rien, rien du tout. L’homme dit : et même si on savait, que pourrait-on y changer ? C’était comme ça. Ce terrible c’était-comme-ça tombe comme une bombe.
Nous rencontrons ensuite une femme, Madame Berthold, la veuve du général allemand condamné par le tribunal international et pendu ; elle et son mari habitaient l’hôtel particulier où loge maintenant le juge Haywood. Cette femme, une aristocrate cultivée qui organise des concerts de musique classique, est jouée par Marlene Dietrich. Sa tâche profonde et secrète est de réhabiliter son mari qui n’était, dit-elle, qu’un soldat qui suivait les ordres et qui « ne savait rien ». Au juge Haywood, cette femme charmante ne cesse de répéter :
« Pensez-vous vraiment que nous voulions tuer ces femmes et ces enfants ?
— Je ne sais pas quoi penser, Madame Berthold, répond le juge.
— Comment pouvez-vous croire que nous savions ? insiste-t-elle. Nous ne savions pas. Nous ne savions pas ! »
Il plisse les yeux, comme en les protégeant de son regard, trop direct, trop intense. Il dit, en baissant la tête :
« Si j’ai bien compris, dans ce pays personne ne savait rien. Madame Berthold, votre mari était à la tête d’une armée.
— Mais il ne savait pas, je vous dis qu’il ne savait pas. C’était Himmler, c’était Goebbels. Les SS savaient ce qui se passait. Mais nous, nous ne savions pas. »
Elle lui fait du charme, elle joue le drame, elle le transperce de son regard.
Entre « on ne savait pas » et « maintenant, il faut oublier », c’est du pareil au même.
Nous suivons ensuite le procès, qui s’inspire du célèbre procès des juges à Nuremberg. Le procureur, le colonel Ted Lawson (son nom signifie « le fils de la loi »), joué par Richard Widmark (par ailleurs diplômé en sciences politiques), incarne la position intransigeante. Lui, qui a participé à la libération des camps de concentration, montre les films tournés à ce moment. Pour la première fois sur le grand écran, les gens ont vu ces films terribles, cette fabrique de meurtres.
« Personne ne savait ce qui se passait dans ces endroits », hurle l’avocat de l’un des juges accusés, Hans Rolf, brillamment joué par l’acteur d’origine autrichienne Maximilian Schell. Un autre personnage du film est joué, d’ailleurs, par le cousin de Victor Klemperer, Werner Klemperer, qui a quitté l’Allemagne en 1933.
Je regarde ce film une énième fois, je ne m’en lasse jamais. Je ne quitte pas des yeux le juge Haywood incarné par Spencer Tracy, j’étudie sa manière d’être juste. Sa façon de dire vrai. C’est ce qui m’intéresse. Non pas « ce qui est vrai » en général, non pas la « vérité » comme notion, mais le comment du dire-vrai. J’observe la chose suivante. Celui qui dit vrai ne crie pas, ne chuchote pas. Il parle sans façon. La vérité qu’il dit le porte, le soutient, lui procure une forme d’indifférence. Il n’a pas besoin d’influencer, de s’occuper de l’effet produit. Il ne cherche pas à être reconnu. Il perd tout intérêt pour lui-même. La vérité se dit presque toute seule. Elle se dit et elle se répète.
Cette vérité, on la connaît depuis longtemps. Nemo jus ignorare censetur1 revient à nemo ignorare censetur2, car le contraire revient à la cécité morale. « Dans ce pays personne ne savait rien » ne peut se traduire que par : « personne dans ce pays n’a rien voulu savoir ».
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.