Navalny : « la corruption prospère lorsque les droits de l’homme ne sont pas respectés »

Voici le discours d’Alexeï Navalny transmis de la colonie pénitentiaire russe où il est emprisonné, et prononcé par sa collaboratrice Maria Pevtchikh, au Forum de la liberté d’Oslo 2021, à Miami, le 5 octobre. Le célèbre prisonnier y affirme que la lutte pour les droits de l’homme doit être au centre de toute action politique digne de ce nom.

Il n’y a rien d’exceptionnel à ce que je m’adresse à un forum sur les droits de l’homme par correspondance. Ou virtuellement. C’est ainsi que les choses se passent maintenant. Mais ce ne sont pas les restrictions liées au Covid qui m’empêchent aujourd’hui de prononcer mon discours, en personne ou virtuellement, au Forum de la liberté d’Oslo à Miami. Beaucoup d’autres se trouvent dans la même situation que moi.

J’écris ce discours sur un bout de papier dans le parloir d’une colonie pénitentiaire. On me met à nu pour me fouiller chaque fois que j’entre ou sors de cette pièce. J’ai environ une demi-heure. Et un gardien surveille chaque mot que j’écris. J’ai vraiment l’impression de décrire un plan d’évasion ou la recette pour fabriquer une bombe, non un discours pour un forum sur les droits de l’homme.

Les dirigeants du monde entier sont peut-être bons pour résoudre certains problèmes globaux, mais leur efficacité laisse beaucoup à désirer lorsqu’il s’agit de protéger les droits de l’homme. Je crains que l’on ne considère bientôt comme un miracle qu’un militant notoirement connu de Russie, du Bélarus, de Cuba ou de Hong Kong assiste en personne au forum au lieu d’envoyer quelques lignes d’une cellule de prison.

Les dirigeants des mouvements qui défendent les droits de l’homme nous ont tous mis en garde

En m’adressant aux principaux représentants d’organisations des droits de l’homme, j’estime qu’ils ont, plus que tout autre, le droit d’affirmer : « Je vous l’avais dit. » C’est vrai. Vous nous l’avez dit. Vous nous avez mis en garde. Et vous aviez absolument raison, et ceux qui ne vous ont pas écoutés ont commis une erreur incommensurable. Et je crois que chaque chef d’État aurait dû tenir compte de vos avertissements.

Mais, au lieu de cela, nous entendons ces mêmes chefs d’État tenir des propos différents. Au cours des trente dernières années, combien d’histoires nous ont été racontées sur les miracles de la modernisation autoritaire ? Combien de fois des « diplomates expérimentés », brandissant les bannières de la Realpolitik, nous ont-ils chuchoté à l’oreille : « Ne faites pas pression sur ce dictateur à cause des droits de l’homme, vous allez l’effrayer. Il est prêt à faire des réformes économiques, et c’est plus important, vous devez le comprendre » ? Combien de fois les banquiers d’affaires nous ont-ils adressé des clins d’œil sur les pages des journaux économiques, en disant : « Qu’importe s’il y a des tortures ici et là, ce qui compte c’est que l’économie croisse de 7 % par an » ?

Toute une religion est née, que l’on pourrait baptiser « les Témoins du miracle de Singapour ». De Washington à Francfort et Londres, de nombreuses personnes y ont cru dévotement et continuent de le faire. Le Rwanda, le Kazakhstan, la Russie, le Bélarus et le Chili ont été les prophètes de cette religion. Ils répétaient comme un mantra : « Ne nous embêtez pas avec les droits de l’homme, investissez massivement dans notre économie et nous nous transformerons sûrement en un second Singapour. »

Mais aucun second Singapour n’a jamais vu le jour. Les défenseurs des droits de l’homme, tout en étant de plus en plus souvent réduits au silence, se sont révélés avoir parfaitement raison. Il n’y aura pas de croissance durable ni de véritable développement dans les pays où les droits de l’homme ne constituent pas le fondement de l’État. Et tant que le respect des droits de l’homme dans un pays autoritaire ne devient pas un facteur concret de la politique intérieure, aussi réel que le taux d’intérêt de la Banque centrale, ce pays peut au mieux produire une croissance temporaire, qui se soldera, inévitablement, par des problèmes et des pertes.

La lutte pour les droits de l’homme commence en politique

L’organisation que j’ai fondée est spécialisée dans la lutte contre la corruption. Et cela, manifestement, suffit à la rendre extrémiste aux yeux des autorités de mon pays.

Certes, la corruption est à l’origine de nombreux problèmes et défis mondiaux, allant de la guerre à la pauvreté, mais je souligne en particulier que la corruption prospère lorsqu’il n’y a pas de respect des droits de l’homme. Pour voler quelque chose à quelqu’un, il faut d’abord le priver du droit à un procès équitable, à la liberté d’expression et à des élections équitables.

Le fonctionnaire qui accepte un pot-de-vin et le policier qui enfile un sac sur la tête d’un prisonnier attaché à une chaise sont semblables. Leur loi, c’est la supériorité du fort sur le faible. La supériorité des intérêts d’une société sur les droits d’un individu. La volonté de commettre des crimes pour prouver leur « loyauté » au régime.

Les questions relatives aux droits de l’homme doivent cesser d’être une formalité, cesser d’être le dernier point, le moins important, du communiqué d’un énième sommet de dirigeants.

La politique doit porter sur la lutte pour les droits de l’homme, et non sur les gazoducs et la vague « coopération en matière de sécurité ». Toute action ou tout événement qui ne conduit pas à une réelle amélioration des droits de l’homme est au mieux inutile.

C’est ce que les défenseurs des droits de l’homme ont toujours essayé de nous dire. Ils ont tout à fait raison depuis le début. Si seulement nous les avions écoutés.

Homme politique russe, prisonnier politique, fondateur de la Fondation de lutte contre la corruption (FBK), considéré comme le principal opposant à Vladimir Poutine

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