L’orthodoxie spéciale du pape François

L’historienne Françoise Thom se penche sur les relations entre le patriarche russe Kirill et le pape François et sur les récentes déclarations de ce dernier au sujet de l’invasion russe de l’Ukraine. Selon elle, ces déclarations, saluées par le Kremlin, montrent les errements idéologiques du pape.

Le tournant que connaît l’Europe ces dernières semaines sous l’influence du courage exemplaire des Ukrainiens rappelle fort l’évolution de l’Europe occidentale de 1945 à 1948, lorsque les démocraties européennes, longtemps en quête d’une « troisième voie » entre Moscou et Washington, s’engagent résolument dans la guerre froide, alors qu’aux États-Unis se dessine une évolution parallèle : l’Amérique, d’abord pressée de revenir à l’isolationnisme des années d’avant-guerre, finit par se résoudre à s’impliquer dans la sécurité européenne. La cause de ce tournant est la politique agressive de Staline, qui, non content d’occuper les pays d’Europe centrale et orientale, y installe un régime de terreur cloné sur celui de l’URSS. Le poids des partis communistes, décuplé par l’« effet Stalingrad », en France, en Belgique et en Italie, fait craindre un basculement de ces pays dans l’orbite soviétique.

La Grande-Bretagne est la première à tirer la sonnette d’alarme et à concevoir une politique de barrage à l’expansion de Staline en Europe. C’est elle qui entraînera les États-Unis en leur rappelant le prix qu’il avait fallu payer pour la politique d’appeasement menée face à Hitler dans les années 1930. Aujourd’hui la Grande-Bretagne se trouve à la pointe des pays occidentaux dans l’assistance qu’elle apporte à l’Ukraine. Comme en 1945 elle s’est montrée plus lucide et plus prévoyante que les autres Occidentaux : elle commence à entraîner l’armée ukrainienne dès 2015. Ainsi, la situation actuelle présente des similarités frappantes avec la période du début de la guerre froide.

Avec cependant une différence notable. Dans les années d’après-guerre, les démocraties occidentales avaient le soutien discret mais résolu du Vatican. Le pape Pie XII avait fait taire les préventions à l’égard des États-Unis qu’il avait exprimées dans sa critique du capitalisme, visant l’influence déterminante du protestantisme outre-Atlantique. Devant la menace soviétique, l’Église de Pie XII va placer toute son autorité morale dans le camp occidental1. Le pape et le président Truman semblent tous deux convaincus qu’il leur faut allier leur autorité spirituelle et leur puissance économique et militaire pour lutter contre l’expansionnisme communiste. Le pape se réjouit de l’adoption du plan Marshall et est fort sensible à la promesse américaine d’apporter une aide financière à l’Italie, alors menacée d’un chaos qui ne pouvait profiter qu’aux communistes, très influents après leur engagement dans la Résistance. De même, le pape apporte son soutien à la construction européenne naissante comme à l’entrée de l’Italie dans l’OTAN. Fin 1948, il joue un rôle décisif pour vaincre les hésitations internes de la démocratie chrétienne italienne au sujet de l’adhésion au Pacte atlantique. On a pu dire que, « dans la lutte contre le communisme, Pie XII a en quelque sorte été au monde religieux ce que Churchill était au monde politique2 ». Le 13 juillet 1949, le pape édicte un décret frappant d’excommunication toute personne associée d’une quelconque manière au communisme, déstabilisant ainsi le bloc soviétique en empêchant tout « arrangement » entre catholiques et autorités communistes.

De même, au moment de la crise polonaise à partir de 1980, les États-Unis de Reagan et le Vatican de Jean-Paul II ont une vision similaire de l’URSS. Ils sont tous deux convaincus de la nature profondément immorale de l’idéologie communiste et ils pensent qu’il est possible de vaincre le communisme. Au début de décembre 1980, l’Administration américaine apprend que des troupes soviétiques ont été déployées à la frontière polonaise. Elle en avertit le pape et lui demande d’user de son influence pour convaincre les pays européens catholiques de soutenir un ultimatum menaçant l’Union soviétique de représailles en cas d’intervention en Pologne, ce à quoi le pape Jean-Paul II aurait consenti sans la moindre hésitation3.

Malheureusement, aujourd’hui, lorsque les pays occidentaux, réveillés par le sort tragique de l’Ukraine et le crescendo de menaces émanant de Moscou, se serrent les coudes et cherchent dans la douleur à élaborer une politique solidaire, ils ne peuvent que constater une grande absente, l’Église romaine. Les propos tenus par le pape incitent même à se demander s’il ne sympathise pas en son for intérieur avec la cause russe.

Ces inquiétudes ne datent pas d’aujourd’hui. On se souvient de la rencontre entre le pape et le patriarche Kirill qui se tient à Cuba le 12 février 2016, et qui doit ébaucher le rapprochement du Vatican avec les orthodoxes russes4. Un commentateur russe résume la signification de cet événement : « Nous avons un ennemi commun, le sécularisme, et nous sommes prêts à lutter ensemble contre l’athéisme libéral mondial. »

En l’occurrence le pape François n’a pas hésité à « dialoguer » avec un personnage connu pour ses liens avec le KGB, un homme qui contribue bruyamment à l’évolution répressive et xénophobe du régime à partir du printemps 2012, n’hésitant pas à déclarer par exemple : « Les droits de l’homme sont un prétexte aux insultes contre les valeurs nationales » ; un homme qui va devenir l’un des principaux propagandistes de la théorie du « monde russe » justifiant l’amputation et l’ethnocide en Ukraine. « Le monde russe, ce n’est pas le monde de la Fédération de Russie, c’est le monde de l’empire russe », auquel appartiennent les Bélarusses et les Ukrainiens. Le patriarche Kirill n’hésite pas à jouer le rôle de boutefeu, déclarant que chercher un compromis avec la « junte de Kiev » c’était « vouloir s’entendre avec le diable » (24 mai 2015). En 2014-2015, loin d’essayer de tempérer le délire chauvin qui s’empare des Russes, il s’efforce de l’appuyer sur une base théologique : « La Sainte Russie reste l’idéal spirituel et moral de notre peuple. Cet idéal s’exprime dans la sainteté. D’ordinaire les peuples ont d’autres idéaux, liés à l’existence profane, la richesse, le pouvoir, le prestige. Mais pour notre peuple l’idée nationale est la sainteté5» D’autres hiérarques de l’Église orthodoxe russe, tel Vsevolod Tchapline, alors responsable des relations entre l’Église et la société au patriarcat, vont encore plus loin : « La Russie a sa mission, qui n’est pas dans la sphère de l’économie et de la politique. La Russie est seule à connaître la voie unique qui mène à Dieu… Nous ne sommes pas seuls dans cette voie, nous pouvons réunir autour de nous des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, car le peuple russe a une qualité particulière, il peut se sacrifier pour servir d’autres peuples6» Devant la démission de l’Occident « pourri par le libéralisme », Kirill se voit en chef de la chrétienté : « La crise de l’Occident est très profonde. […] Certes, celui-ci jouit d’une prospérité extérieure, mais un beau jour tout a commencé à s’effondrer. Et cette érosion spirituelle du socle de la vie affaiblit considérablement la société occidentale […] Les pays dont la majorité des habitants sont orthodoxes ont pour vocation de montrer au monde l’exemple de la construction d’une économie et d’un gouvernement populaire conformes aux principes et aux idéaux chrétiens7»

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Le pape François lors de sa rencontre en visio avec le patriarche Kirill, le 16 mars 2022. Photo : patriarchia.ru

C’est avec cet interlocuteur que le pape signe une déclaration commune dont « on a l’impression qu’elle a été dictée à la chancellerie de l’Église orthodoxe russe par un fonctionnaire de l’Administration du président Poutine », note le commentateur russe Igor Iakovenko. Le pontife semble avoir fait sien tout le bagage idéologique insidieusement intégré dans ce texte. Ainsi, au sécularisme des pays occidentaux, celle-ci oppose « la renaissance sans précédent du christianisme » qui a lieu en Russie, prétendument attestée par les églises construites en grand nombre. Ce substrat néoslavophile laisse parfois affleurer une couche plus profonde de l’idéologie russe actuelle, le bon vieux marxisme mâtiné de tiers-mondisme. Le document stigmatise en effet la « consommation effrénée caractéristique des pays les plus développés, qui épuise les ressources de la planète ». « L’inégalité grandissante dans la répartition des biens de ce monde augmente le sentiment d’injustice suscité par le système des relations internationales. » La deuxième phrase fait écho au désir qui travaille déjà Poutine de bouleverser l’ordre international soi-disant injuste à cause de la prédominance des pays développés, désir qui culminera en 2022 avec les conséquences que l’on sait.

Dans ses interviews, le pape se plaît à reconnaître qu’« il y a en partie une convergence d’analyse entre le Saint-Siège et le Kremlin »8, épousant notamment toutes les thèses russes sur la responsabilité de l’Occident dans la crise au Moyen-Orient : selon lui, « l’Occident devrait être autocritique ». En Russie on met les points sur les i : « Le pape et le patriarche ont constaté la mort de l’Occident », titre l’hebdomadaire Zavtra. « C’est l’Occident affaibli incarné par le pape qui demande l’aide de la Russie. Et Moscou peut lui répondre par une position de force, à la fois comme grande puissance et puissance spirituelle. » La déclaration commune est « une sentence de mort pour la démocratie libérale » qui annonce l’effondrement prochain de « la tour de Babylone de l’Eurosodome ». La propagandiste poutinienne Natalia Narotchnitskaïa déclare sur la première chaîne : « L’Europe est menacée par la déchristianisation, la perte totale des valeurs religieuses. Et nous venons au secours du pape. […] Là-bas on lui ferme la bouche. Notre Église est plus forte dans son aire que l’Église catholique dans la sienne » (14 février 2016). La Nezavissimaïa gazeta, moins stridente, se contente de noter : « Si le Kremlin et le Vatican parlent d’une seule voix, l’Occident aura du mal à s’adresser à la Russie sur le ton catégorique qui était le sien tant que la Russie était isolée… »

L’allusion dans la déclaration commune au conflit ukrainien (« Nous invitons toutes les parties impliquées dans le conflit à la prudence, à la solidarité sociale et à une action visant à la construction de la paix. Nous invitons nos Églises qui sont en Ukraine à travailler à l’harmonie sociale, à s’abstenir de prendre part à la confrontation, et à ne soutenir aucun nouveau développement du conflit ») passe sous silence le rôle de la Russie dans l’agression dont a été victime l’Ukraine et place sur le même plan l’agresseur et la victime. Sous prétexte de se distancier « des vieilles querelles de l’“Ancien Monde” », comme il est dit dans la déclaration commune, le pape a passé l’éponge sur les persécutions vécues par les gréco-catholiques ukrainiens dont l’Église a été supprimée avec le soutien du patriarche orthodoxe Alexis de Moscou en mars 1946. Visiblement, pour le pape François, la repentance n’est de mise que pour l’Occident, pas pour la Russie communiste et post-communiste. Notons aussi l’hypocrisie des appels à « l’unité religieuse » en Ukraine, unité qui, dans l’esprit de Kirill et de ses sponsors au Kremlin, ne peut se faire que sous la houlette du patriarcat de Moscou. Sviatoslav Сhevtchouk, le primat de l’Église gréco-catholique ukrainienne, a ainsi réagi le 14 février 2016 : « Beaucoup de gens ont pris contact avec moi et m’ont dit qu’ils se sentaient trahis par le Vatican ; ils sont déçus par le caractère de demi-vérité de ce document, qu’ils perçoivent même comme un soutien indirect apporté par le Siège apostolique à l’agression russe contre l’Ukraine. […] Ou bien on a l’impression que le patriarcat de Moscou refuse obstinément de reconnaître qu’il participe au conflit, puisqu’il soutient ouvertement l’agression perpétrée par la Russie contre l’Ukraine — je note, au passage, qu’il bénit également les opérations militaires menées par la Russie en Syrie, qualifiées de “guerre sainte”. Ou bien on pense qu’il fait appel avant tout à sa conscience et qu’il cherche à faire également preuve de prudence, de solidarité sociale et d’activité en faveur de la construction de la paix. Je ne sais pas ! Le mot “conflit” lui-même est obscur dans cette phrase et il semble suggérer au lecteur que l’on a affaire à une “guerre civile” plutôt qu’à une agression extérieure menée par un état frontalier. […] si la Russie n’envoyait pas des soldats sur le territoire ukrainien et si elle ne fournissait pas des armes lourdes, si l’Église orthodoxe russe, au lieu de bénir l’idée de “rousski mir” (“Monde russe”) soutenait l’Ukraine dans ses efforts pour prendre le contrôle de ses propres frontières, il n’y aurait pas d’annexion de la Crimée ni même de guerre. C’est précisément cette sorte de solidarité sociale avec le peuple ukrainien et une construction active de la paix que nous attendons des signataires de ce document. »

Comme l’écrit Philippe de Lara, « le pape a sacrifié ses principes et une partie de ses fidèles à un arrangement qui a l’allure d’un partage de zones d’influence entre bureaucraties rivales, sous couvert de “communion” et de “dialogue” entre des familles spirituelles divisées ».

Les déclarations russes citées plus haut auraient dû suffire à dessiller les yeux du pape et lui faire comprendre dans quelle voie dangereuse il poussait l’Église catholique en donnant l’air de pactiser avec le représentant d’un des courants les plus funestes en Russie. Le patriarche Kirill, fidèle à lui-même, a défendu l’« opération militaire spéciale » du 24 février 2022, reprenant les arguments du pouvoir : il interprète la guerre comme un affrontement avec les « forces du mal » qui combattent l’« unité historique » entre la Russie et l’Ukraine ; une provocation de l’Occident, qui cherche à implanter en Russie des valeurs étrangères comme la gay pride. Le 13 mars, il offre une icône au chef de la Garde nationale russe, en espérant qu’elle « inspirera les jeunes combattants ». Kirill exhorte mi-avril à se rallier autour du pouvoir pour combattre les « ennemis extérieurs et intérieurs » de la Russie. Dans un sermon le 3 mai, le patriarche, après avoir vanté l’autocratie russe, déclare sans sourciller que « la Russie n’a jamais attaqué personne », mais « a seulement défendu ses frontières ».

Les prises de position du patriarche n’empêcheront pas le pape François d’avoir un entretien vidéo avec lui le 16 mars sur la guerre en Ukraine, au cours duquel on exprime pieusement le vœu d’« une paix équitable ». Le compte rendu du patriarcat ne fait état d’aucune condamnation de l’invasion en Ukraine ni d’engagement à intervenir auprès du président Vladimir Poutine pour un cessez-le-feu, alors que le communiqué du Vatican souligne à la fois les points de convergence et de divergence entre le patriarcat de Moscou et Rome sur la guerre en Ukraine. Le pape a condamné comme un « sacrilège » ce qu’il a appelé « la monstruosité » de la guerre, sa « cruauté sauvage ». Il a rappelé à Kirill que « l’Église ne doit pas utiliser le langage de la politique, mais le langage de Jésus ».

Les détails de cette conversation téléphonique sont maintenant mieux connus. Kirill a lu pendant vingt minutes un exposé des raisons de la guerre. Dans le plus pur style poutinien, il a fait le catalogue des griefs de la Russie, affirmant qu’à la fin de l’ère soviétique la Russie avait reçu l’assurance que l’OTAN ne se déplacerait pas d’un pouce vers l’est. Cependant, cette promesse n’avait pas été tenue, même les anciennes Républiques baltes soviétiques ayant rejoint l’OTAN. En conséquence, une situation des plus dangereuses s’est développée : les frontières de l’OTAN étaient situées à 130 km de Saint-Pétersbourg, le temps de vol des missiles n’étant que de quelques minutes. Si l’Ukraine était admise dans l’OTAN, le temps de vol vers Moscou serait réduit à quelques minutes. La Russie ne pouvait pas permettre que cela se produise.

Cet exposé a fait comprendre au pontife que Kirill n’était qu’un sous-fifre du régime poutinien. Mieux valait s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Du coup le pape François a proposé des négociations directes avec le président russe Vladimir Poutine.

Mais l’endoctrinement de Kirill a laissé des traces. Dans un entretien au Corriere della Sera, le 3 mai, le pape François fait entendre que certains des griefs invoqués par Moscou pourraient justifier les motivations de la guerre en Ukraine. Et à cette occasion le pontife ne s’exprime nullement « dans le langage de Jésus », comme il l’avait conseillé au patriarche Kirill, mais dans un registre qui rappelle plutôt celui de Vladimir Soloviov, le désormais célèbre propagandiste du Kremlin. À l’en croire, « les aboiements de l’OTAN à la porte de la Russie » auraient pu pousser Moscou « à mal réagir et à déclencher le conflit » sous l’effet d’« une colère dont je ne sais dire si elle a été provoquée, mais peut-être facilitée ». Le sous-entendu est clair : les États-Unis ont pu faire exprès de pousser la Russie vers la guerre. Ces propos ont été appréciés par Pékin (« Pour le pape, l’OTAN pourrait être à l’origine des actions de la Russie en Ukraine », titre une publication chinoise en français) mais ont provoqué de vives réactions des autorités polonaises. « À coup sûr, nous sommes nombreux à nous prendre la tête entre les mains en entendant ce que le pape a dit », a déclaré le ministre polonais de l’Éducation, Przemyslaw Czarnek.

Le pape revient dans les colonnes du Corriere della Sera à sa proposition de médiation pour mettre fin à la guerre. Il explique qu’il a décidé de ne pas se rendre à Kyïv « pour l’instant » — hypothèse un temps « sur la table », car ce serait immanquablement perçu comme un acte hostile par le Kremlin. « D’abord, je dois aller à Moscou, d’abord je dois rencontrer Poutine […]. Je fais ce que je peux. Si Poutine ouvrait la porte… »

Faut-il livrer des armes à l’Ukraine, comme le font de nombreux pays de l’OTAN ? Comme le pape l’a affirmé à plusieurs reprises depuis le début de son pontificat, les guerres résultent à ses yeux des ventes d’armes, qui débouchent sur une course aux armements (nous retrouvons ici le substrat gauchiste de la pensée du pape). Il est donc aisé de deviner la réponse à la question de la livraison d’armes à l’Ukraine, même si le pape se garde d’être explicite, tout en procédant par insinuations : « Je ne sais pas comment répondre, je suis trop loin. » « Ce qui est clair, poursuit-il, c’est que des armes sont testées là-bas. […] C’est pour cela qu’on fait des guerres : pour tester les armes que l’on produit. »

Autre appel de pied à Moscou : le 21 avril, le souverain pontife a reçu le Premier ministre hongrois Viktor Orban. Rappelons que les dirigeants hongrois ont refusé d’autoriser le passage d’armes destinées à l’Ukraine sur leur territoire, arguant que l’armement supplémentaire de Kyïv prolongerait et aggraverait le conflit. Au même moment, le pape envoie son représentant, le cardinal polonais Konrad Krajewski, en Ukraine. Dans son homélie pascale, l’envoyé du pape a appelé les Ukrainiens à surmonter la tragédie et à maintenir leur désir de paix.

Ces prises de position ont été fort goûtées à Moscou, comme en témoigne un éditorial du désormais fameux Piotr Akopov, intitulé « Pourquoi le pape a-t-il rappelé “l’OTAN qui aboie aux portes de la Russie” ? » « Condamnant la Russie, le pape condamne simultanément l’Occident, et cela ne répond pas du tout aux intérêts des dirigeants anglo-saxons, qui ont annoncé la nécessité de parvenir non seulement à l’isolement, mais aussi à la défaite de la Russie. […] Mais la position du Vatican n’est pas vraiment surprenante — le Vatican dans son ensemble et le pape François en particulier se démarquent depuis longtemps de la version anglo-saxonne de la mondialisation. L’Église catholique a son propre projet œcuménique, et le projet anglo-saxon est né du messianisme protestant et, depuis la Révolution française, il a réussi à évincer les catholiques. Tout d’abord, du monde occidental, où la position du Vatican s’affaiblit rapidement, surtout après la Seconde Guerre mondiale. […] Ce n’est pas un hasard si François critique constamment le “marché libre” et affirme que les “théories magiques” du capitalisme de marché ont échoué, qu’il appelle au développement d’un système économique de relations équitable au lieu du système actuel, qui enrichit quelques-uns et perpétue la pauvreté. Le pape n’aime pas non plus la conviction qu’a l’Occident de sa supériorité et le droit qu’il s’arroge de faire la leçon à d’autres peuples et civilisations et de les punir en organisant de nouvelles “croisades”. […] La formule de Poutine : “Il est nécessaire de mettre fin à la politique irresponsable consistant à imposer ses valeurs et à tenter de construire des démocraties dans d’autres pays selon des modèles étrangers, sans tenir compte des caractéristiques historiques, nationales et religieuses et en ignorant complètement les traditions des autres peuples” est très appréciée par le pape qui l’a reprise. […] Autrement dit, les attitudes du Vatican et de Moscou à l’égard de la mondialisation anglo-saxonne sont beaucoup plus proches qu’il n’y paraît, et pas seulement parce qu’ils sont contre les diktats des forces du “bien mondial”. Mais aussi parce que catholiques et orthodoxes, malgré toutes leurs différences et contradictions millénaires, malgré tout le rejet des “schismatiques orthodoxes” par l’Occident catholique en son temps, sont aujourd’hui alliés à bien des égards, parce qu’ils défendent les valeurs traditionnelles, religieuses, et la famille, le mode de vie traditionnel, la justice et la diversité de l’humanité. » Et de conclure : « Le Vatican se retrouve inévitablement du même côté des barricades que la Sainte Russie. »

Déjà Moscou suppute les avantages que la Russie peut retirer de sa convergence avec le Vatican. Il place de grands espoirs sur le président de la Croatie, Zoran Milanovic, « le principal ami de la Russie dans l’UE : il a promis de bloquer l’entrée accélérée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN ». Bref, « Les catholiques ont gâché le plan de l’OTAN au moment crucial », titre triomphalement Vzgliad. Autre perspective prometteuse signalée par Vzgliad : « Les catholiques ont commencé le démantèlement de la Grande-Bretagne », allusion à la victoire électorale du Sinn Fein en Irlande du Nord.

Le journaliste Vadim Troukhatchev vient de publier, toujours dans Vzgliad, un éditorial intitulé « Il est temps pour la Russie de miser sur les relations avec le non-Occident ». Il est à craindre que le pape François ne fasse la même analyse pour l’Église catholique. Cette orientation de fond l’incite à ne pas faire la différence entre l’agresseur et l’agressé dans la guerre en Ukraine. Aucune gesticulation humanitaire ne pourra camoufler longtemps des errements idéologiques qui feront plus pour affaiblir le catholicisme en Europe que les dérives du progressisme montées en épingle par la propagande du Kremlin.

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, enseigne l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Céline Cros, « Le Vatican et la guerre froide », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, nos 37-38, 1995, p. 48-49.
  2. Marie Gayte, Les États-Unis et le Vatican. Analyse d’un rapprochement (1981-1989), thèse de doctorat, Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III, 2010.
  3. Ibid.
  4. Voir à ce propos Françoise Thom, « Qui est Kirill, le partenaire du pape ? », Commentaire, no 154, été 2016, p. 303-308.
  5. I. Iakovenko, « Mediafrenia », Ejenedelny journal, 29 juillet 2014.
  6. Nezavissimaïa gazeta, 8 août 2014.
  7. Interfax, 26 juin 2012.
  8. The Economist, 15 février 2016.

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