L’alliance Serbie-Russie, la diplomatie multivectorielle de Belgrade et l’improbable perspective européenne

L’acceptation par l’Union européenne de la candidature de Kyïv, une décision adéquate mais insuffisante pour assurer la défense de l’Ukraine, a des répercussions dans les Balkans occidentaux.

Réuni à la veille du Conseil européen des 23 et 24 juin dernier, le sommet UE-Balkans occidentaux n’a débouché sur aucune décision forte. Cette absence de perspective claire bénéficie à la Russie et à la Chine populaire, voire à la Turquie. Il faudrait aller de l’avant. Pourtant, le cas de la Serbie, très liée à la Russie, soulève bien des réserves.

Proche sur les plans historique, culturel et religieux des États slaves orthodoxes de la péninsule Balkanique, la Russie affiche une étroite proximité avec la Serbie. Lors des guerres d’ex-Yougoslavie, dans les années 1990, gouvernants et forces politiques russes rappelèrent cette solidarité géopolitique, leur soutien à Belgrade finissant par provoquer une grave crise dans leurs rapports avec les Occidentaux, lors de la guerre du Kosovo (1999). C’est l’absence de coopération réelle avec la Russie, afin d’amener à résipiscence le président serbe de l’époque, Slobodan Milosevic, qui fait douter les dirigeants occidentaux du projet d’une Communauté euro-atlantique qui s’étendrait de Vancouver à Vladivostok. Ayant compris que la Russie ne serait pas un stakeholder, i.e. un actionnaire de bonne foi du système international, ils acceptent l’idée d’une OTAN élargie à l’Europe centrale et orientale.

Lorsque le Kosovo proclame son indépendance, en 2008, la Russie refuse de reconnaître la souveraineté de cette ancienne province de Serbie. Elle reste sur cette position. En 2013, Moscou et Belgrade signent un « partenariat stratégique » qui inclut coopération militaire et partage du renseignement. La Serbie obtient ensuite un statut d’observateur auprès de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective). Enfin, les compagnies énergétiques russes sont très actives en Serbie comme en Republika srpska (l’entité serbe de Bosnie). Gazprom et Lukoïl y sont à l’avant-garde des investissements russes (compagnies pétrolières et sociétés de distribution). En 2008, la vente à Gazprom de NIS (Naftna Industrija Srbij) fut opérée de gré à gré, à un prix que certains experts estiment quatre fois inférieur à la valeur réelle de la compagnie serbe.

Désormais, la Russie domine très largement ce secteur, y compris dans le domaine des infrastructures (oléoducs, gazoducs, raffineries). Le projet South Stream plaçait la Serbie en position centrale dans le réseau russe de gazoducs en Europe, et son abandon a ruiné les attentes de Belgrade. Ensuite, les espoirs serbes furent investis dans la prolongation du Turkish Stream vers les marchés européens. Sur ce plan, la Serbie était la concurrente de la Bulgarie, également intéressée. La construction d’un Balkan Stream a depuis été décidée, ce gazoduc solidarisant les intérêts de la Russie, de la Serbie, de la Bulgarie et de la Turquie, également partie prenante (le Balkan Stream a été inauguré en janvier 2021).

Au regard des représentations géopolitiques de type « slave-orthodoxe », qui vont de pair avec une dénonciation de l’islamo-nationalisme turc, il est bon de souligner aussi les étroits rapports entre Ankara et Belgrade. De manière contre-intuitive, la Turquie a fait de la Serbie l’un de ses principaux partenaires diplomatiques et économiques dans les Balkans. Dans les années 1990, à l’époque des guerres qui déchirèrent l’ex-Yougoslavie, le nationalisme slave-orthodoxe des combattants serbes blâmait pourtant la Turquie musulmane et la « diagonale verte » que cette dernière voulait déployer à travers les Balkans, sur des territoires autrefois dominés par les Ottomans. Plus récemment, on se souvient des propos provocateurs de Recep T. Erdogan, en octobre 2013, lors d’une visite officielle à Pristina : « La Turquie, c’est le Kosovo, et le Kosovo, c’est la Turquie. »

drapeau pietine
Des manifestants d’extrême droite piétinent le drapeau européen à Belgrade, le 5 mars. // Capture d’écran

Dans les années qui suivirent, le président turc et son homologue serbe, Aleksandar Vučić, ont développé une relation personnelle forte, étayée par des liens d’affaires étroits entre les deux pays. Sur la décennie 2010-2020, les échanges commerciaux ont quintuplé et des centaines d’entreprises turques sont présentes en Serbie. Ce volume commercial représente le tiers des échanges entre la Turquie et l’ensemble de la zone balkanique. Lors d’une visite officielle d’Erdogan en Serbie, en octobre 2019, un accord est passé concernant le développement des relations commerciales entre la Turquie, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, préfiguration d’une zone de libre-échange qui associerait les trois pays.

Les investissements turcs sont particulièrement présents dans les infrastructures, comme l’autoroute Belgrade-Sarajevo. Un autre projet, celui d’une autoroute dans la vallée de la Morava, associe l’entreprise turque Enka à l’américaine Bechtel. Cette autoroute nord-sud reliera la Serbie aux frontières de la Hongrie et de la Macédoine du Nord, l’intégration dans le réseau sud-est européen facilitant l’accès à l’Autriche, la Grèce, l’Italie et la Roumanie. Il faut enfin rappeler le Balkan Stream, prolongement du gazoduc Turkish Stream (vide supra). Avec la Russie, la Turquie est donc un acteur de l’approvisionnement en gaz de la Serbie. Au moyen d’un tel projet, elle parvient tout à la fois à développer ses relations propres avec la Russie et à se poser comme un concurrent de l’Union européenne et de sa politique de voisinage dans les Balkans occidentaux.

Enfin, il n’est pas possible de faire l’impasse sur les relations de Belgrade avec Pékin, et ce quand la Chine populaire est désormais considérée comme un « défi » (le terme est en deçà de la réalité) dans l’Union européenne comme dans l’OTAN. Conformément à un accord signé en 2019, les forces serbes ont ainsi reçu au printemps dernier trois systèmes de défense aérienne FK-3 de conception chinoise, sur fond de guerre en Ukraine et de tensions dans les Balkans. Le transit au-dessus de la Turquie et de la Bulgarie des avions qui ont livré ces armes ont démontré la capacité de l’armée de l’air chinoise à se projeter au loin de ses frontières (les spécialistes parlent de global reach), ce déploiement aérien en Europe constituant une inquiétante nouveauté géostratégique.

Il serait faux de voir dans cette diplomatie serbe la simple expression de liens affairistes ou un effet d’aubaine, en réaction au blocage des négociations d’adhésion avec l’Union européenne. Le discours géopolitique serbe s’oppose frontalement à l’Occident, avec l’OTAN érigée en causalité diabolique, et il utilise les éléments de langage en vigueur à Moscou et à Pékin : le thème de la multipolarité (une polémique anti-occidentale), celui du basculement des équilibres de puissance vers l’Asie, la valorisation des BRICS. À Belgrade, les tenants du « national-communisme » voient la Serbie comme un poste avancé de l’Eurasie sino-russe.

À l’échelon régional, ce discours géopolitique a des prolongements concrets. On sait que l’avenir de la Bosnie-Herzégovine, assemblage d’une Fédération bosno-croate et d’une République serbe, est suspendu aux décisions du chef nationaliste serbe, Milorad Dodik, aiguillonné par Belgrade comme par Moscou. Le 10 décembre 2021, Dodik a fait adopter par le Parlement de Banja Luka des résolutions qui impliqueraient une sortie des institutions bosniennes. Il menace de recréer des institutions bosno-serbes parallèles à celle de la Bosnie-Herzégovine, notamment une armée. De telles décisions pourraient déclencher un nouveau conflit dans le pays, avec des répercussions régionales1.

En somme, il ne sera pas possible d’aller de l’avant avec la Serbie sans une révision de fond en comble de sa politique étrangère, ce qui impliquerait une remise en cause de la vision du monde des dirigeants serbes. Si tel n’était pas le cas, l’intégration dans l’Union européenne reviendrait à introduire un « cheval de Troie ». Aussi le projet de vente d’avions Rafale à la Serbie laisse-t-il dubitatif. Ce serait « mettre la charrue avant les bœufs ». Remémorons-nous l’affaire des Mistral, une vente censée arrimer la Russie à l’Europe !

Quant au couplet sur les relations personnelles entre le président français et son homologue serbe, susceptibles de renverser la situation géopolitique régionale, il rappelle les illusions relatives au rapport spécial avec Poutine, cultivées par Emmanuel Macron et ses prédécesseurs, avec une exception peut-être pour François Hollande. La guerre en Ukraine et la négation de l’évidence, dans les semaines qui précédèrent, n’auraient-elles donc pas servi de leçon ? Errare humanum est, perseverare diabolicum.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. Voir « Crise en Bosnie-Herzégovine : Poutine va-t-il chercher une “revanche” aussi dans les Balkans ? », Desk Russie, 28 janvier 2022.

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