Parler de la mort, avec Hannah Arendt

L’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova livre le troisième volet de sa « petite bibliothèque de l’antifascisme » pour nous parler du traitement de la mort, et en particulier de la mort sur le champ de bataille. Selon la chercheuse, le nihilisme, l’amoralisme et la philosophie de la mort violente pronés officiellement par le régime poutinien mènent non seulement à la déshumanisation mais à la réduction de l’homme à un prêt-à-mourir et même à un prêt-à-disparaître.

Au moment de ses vœux pour l’année 2023, le président de la Russie s’est présenté sur fond de faux soldats (en fait, ses gardes de corps) et n’a parlé que de la guerre qu’il appelle encore et toujours l’opération militaire spéciale. Cette dernière, a-t-il dit, est menée pour défendre la vérité contre le mensonge propagé par l’Occident. Il a parlé de l’héroïsme des soldats russes, mais n’a rien dit des morts, du moins des morts russes, pourtant de plus en plus nombreux. Un peu plus d’un mois auparavant (le 25 novembre 2022) Poutine a rencontré les mères de soldats, y compris de soldats morts lors de cette opération spéciale, autour d’une tasse de thé. « La langue n’ose pas vous prononcer, dit alors Poutine à ces mères, des paroles de condoléances. » La langue n’ose pas… Le mot mort n’a pas été prononcé par lui une seule fois, remplacé par le mot perte : ces mères ont perdu leurs garçons.

L’une des mères, celle de Konstantine Pchenitchkine, a parlé de son fils disparu en appelant à hacher les Ukropes (appellation humiliante des Ukrainiens par les Russes). Comme cela a été établi par des journalistes d’investigation, ce fils Pchenitchkine a disparu, mais en 2019. Dans sa réponse, le président, de sa petite voix de grand-mère sentimentale, en toussotant et en haletant, a évoqué la grande tragédie, le « vide que laisse dans le cœur de sa mère un garçon disparu ». Puis, il s’est mis brusquement à parler plus en long et a fini par prononcerune sorte de crédo que nous reproduisons ici en entier :

« Vous savez ce qui me vient à l’esprit, je l’ai déjà mentionné une fois : nous avons environ 30 000 personnes [par an] qui meurent dans des accidents de la circulation et à peu près le même nombre à cause de l’alcool : la vie est complexe et diverse, plus complexe que sur le papier, ici, nous sommes tous sous la grâce du Seigneur, d’Allah, du Christ, je ne sais pas trop, ceux qui croient en des pouvoirs supérieurs, peu importe la religion à laquelle ils adhèrent…, l’important est que nous sommes tous mortels, nous sommes tous sous la grâce du Seigneur. Et un jour tous, nous quitterons ce monde. C’est inévitable. La question est de savoir comment nous avons vécu. Certains, après tout, ce n’est pas bien clair s’ils vivent ou s’ils ne vivent pas. Ils disparaissent à cause de la vodka ou d’autre chose, ce n’est pas bien clair si untel ou un autre untel a vécu ou pas, ce n’est même pas perceptible. D’une certaine façon, c’est comme une page tournée. A-t-il vécu, n’a-t-il pas vécu ? Mais votre fils, lui, il a vécu. Vous voyez ? Son objectif a été atteint. Cela signifie qu’il n’est pas parti pour rien. Vous voyez, dans ce sens, bien sûr, sa vie s’est avérée significative, avec un résultat. Et ce résultat est celui auquel il aspirait. »

medvedkova poutine
Poutine avec des mères de soldats, le 25 novembre 2022. // kremlin.ru

L’absence du mot mort était déjà spécifique pour la Russie soviétique, dont les mémoriels célébraient les soldats et les officiers tombés (pavchiïe) pour la défense de la patrie. La vie n’étant, selon la vision matérialiste, qu’une « forme d’existence des corps protéinés » (c’est ce qu’on enseignait à l’école soviétique), la mort n’était pas autre chose que « l’arrêt complet des processus biologiques et physiologiques ». Comparée à cette tautologie simpliste de l’ère soviétique, la pensée poutinienne est abyssale de nihilisme élitiste. Ce qu’on en déduit, au prix d’une brève analyse non exempte de dégoût, donne réellement la chair de poule. En philosophant à la va-vite, Poutine proclame, certes, le grand principe de la finitude humaine, qu’il remet dans un contexte vaguement spirituel. Ce principe est, au premier abord, égalitaire. « Nous sommes tous mortels », dit-il en utilisant pour une fois le vrai mot : non pas, certes, mort mais du moins mortel. Mais en réalité, se rattrape-t-il, il ne l’est pas. Non, les gens ne sont pas égaux devant la mort. Car, nous explique le philosophe Poutine, durant leur vie, les gens ne sont pas tous vivants. La disparition de celui qui n’a pas été vivant durant sa vie ne se remarque même pas. C’est comme s’il n’a jamais été. N’ayant jamais été, il ne meurt pas, il se dissout. Cela concerne la mort naturelle. En revanche, la mort violente est une belle mort. C’est cette mort qui est la condition sine qua non pour avoir le statut d’ayant vécu. Face à la disparition naturelle d’un mort-vivant, son glissement inaperçu dans le néant (la comparaison d’un mort avec une page tournée est réellement terrifiante), la mort violente est une belle mort, non seulement inévitable (comme la mort naturelle) mais désirable et positive. La mort comme désirable et positive… ?

À quoi peut-on comparer cette attitude d’un dirigeant de pays qui envoie les citoyens de ce pays tuer leurs voisins innocents et à mourir eux-mêmes, lors d’une guerre injuste et absurde, et qui explique à leurs mères que mourir c’est finalement ce qu’il y a de mieux à faire ? Comment comprendre ces citoyens et citoyennes qui l’écoutent, qui répètent ses paroles et qui acceptent d’être traités de la sorte, c’est-à-dire en tant que d’emblée morts ou en tant que prêts-à-mourir ? Nul mieux que Hannah Arendt (1906-1975) n’aide à répondre à ces questions. Pour s’en convaincre, il suffit de relire l’un des chapitres de son Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalisation du mal (1963), intitulé « La solution finale : le meurtre1 ». Ce livre d’Hannah Arendt a été beaucoup critiqué, notamment à cause de son attitude face au rôle de l’État d’Israël dans la capture d’Eichmann et dans l’organisation de son procès. Or, bien de choses concernant la préparation de cet événement et que nous connaissons aujourd’hui n’étaient pas accessibles à son époque. Par ailleurs, la formule la banalité du mal a fait une fausse route dans la conscience, surtout de ceux qui n’ont pas lu le livre mais qui en ont entendu parler. Car il ne s’agit pas, bien sûr, pour Hannah Arendt, de défendre l’hypothèse du mal banal, mais du mal rendu banal. Le pire des maux, le mal le plus choquant, le plus scandaleux, le moins banal est la mort violente des innocents. Hannah Arendt montre comment Hitler, ses idéologues et sa machine de propagande, ont rendu cette mort (le fait d’être tué ou de tuer) banale. C’est ce dont parle en particulier le chapitre que nous proposons à relire.

Ce chapitre commence par l’analyse du fait bien connu aujourd’hui, ou plutôt par une lettre, écrite par Goering et envoyé à Heydrich, demandant à ce dernier de mettre au point « la solution générale, Gesamtlösung, de la question juive dans la zone d’influence allemande en Europe » et de lui en soumettre une proposition d’ensemble pour la solution finale (Endlösung). Cette expression (la solution finale) est devenue le nom de code officiel pour l’extermination des Juifs, mais pas seulement. Le monde s’est tellement habitué à cette formule que nous n’entendons plus son caractère mensonger. Or, derrière ce mot, explique Hannah Arendt, toute une langue a été soumise à des « règles de langage ». Les mots tels que extermination, liquidation ou tuerie ont été strictement interdits. On disait ou écrivait à la place : évacuation, solution finale ou traitement spécial. Observons que l’adjectif spécial était largement utilisé pour coder l’assassinat. On disait encore réinstallation, à la place de déportation. Ces codes de langage, créant un hiatus entre la chose et son nom, introduisaient le régime du mensonge total. On pouvait en même temps commettre une atrocité et la désavouer. « Mieux encore, écrit Hannah Arendt, l’expression « règles de langage (Sprachregelung) » était elle-même un nom de code ; en langage ordinaire, on appellerait cela un mensonge2Ibid., p. 177.. » Et encore : « L’effet exact produit par ce système de langage n’était pas d’empêcher les gens de savoir ce qu’ils faisaient, mais de les empêcher de mettre leurs actes en rapport avec leur ancienne notion « normale » du meurtre et du mensonge3Ibid.. »

Ce « bouclier de langage contre la réalité », cette armure de mensonge, l’on l’observe également aujourd’hui en Russie, où il s’est généralisé de manière exponentielle. On voit, dans de nombreux reportages, les Russes répéter obstinément :

– Pourvu qu’il n’y ait pas de guerre ! Pourvu que l’opération spéciale empêche la guerre ! Mais elle va bien sûr l’empêcher, car elle est menée par des gens qui ont une compétence spéciale pour cela.

Certes, dit Hannah Arendt, ce bouclier de mensonge n’était pas totalement imperméable, et ceux qui voulaient savoir savaient, mais il fournissait (comme il fournit aujourd’hui en Russie), assez d’isolant, afin que ceux qui ne veulent pas savoir ne sachent rien ou, pire, sachent autre chose, voire le contraire de ce qui existe. Car, comme l’avait montré aussi Victor Klemperer, la langue biaisée permet de biaiser les consciences. Il s’agissait alors en Allemagne (comme aujourd’hui en Russie), de l’altération organisée, manipulée, dirigée d’en haut, de la conscience des gens, plus profonde et plus grave que n’importe quelle soi-disant idéologie. C’était là le cœur du régime. Il s’agissait de faire croire le contraire de ce que n’importe quelle personne « normale » croit, de lui faire souhaiter le contraire de ce que les gens souhaitent normalement. Et en premier lieu de leur faire souhaiter la mort violente, non seulement pour le soi-disant ennemi, mais aussi pour eux-mêmes. L’un des outils de cette manipulation radicale (et là, grâce à Hannah Arendt, nous touchons l’essentiel de cette question) se trouvait dans l’expression une fois de plus codée : « éviter les souffrances inutiles ».

L’idée de l’euthanasie, appelée en langue codée la « mort médicale » ou la « mort miséricordieuse » travaillait Hitler depuis 1935. Les premières chambres à gaz avaient été construites en 1939, en réponse au décret spécial signé par Hitler le 1er septembre 1939. Ce fut son premier décret en temps de guerre, le plus décisif. Ce fut ce décret d’euthanasie, qui eut, selon Hannah Arendt, le plus d’impact sur la conscience des gens. Car c’est là que le mot tuer fut remplacé par l’expression accorder une mort miséricordieuse. Il s’agissait en premier lieux des malades mentaux : en 1939-1941, environ 50 000 Allemands furent exécutés au monoxyde de carbone ; les chambres de la mort étaient déjà déguisées, comme plus tard à Auschwitz, en salles de douches. Ce gazage, destiné à l’origine aux vrais Allemands, était appelé « le moyen humain de tuer ». Les gens qui travaillaient au programme d’euthanasie en Allemagne furent plus tard envoyés dans les camps à l’Est. Les équipes spécialisées d’euthanasie furent par ailleurs envoyées sur le front, à partir de janvier 1942, afin de «porter secours » aux blessés.

Comme nous l’avons déjà vu, le chapitre que nous proposons ici à la relecture, porte le titre La Solution finale : le meurtre. Par ce titre Hannah Arendt brise le code de langage et appelle un chat un chat. La solution finale n’avait rien d’une solution, ce fut un meurtre. Les Russes d’aujourd’hui finiront-ils un jour par briser les codes mensongers qui leur sont imposés au prix souvent de leur liberté et d’appeler la guerre, l’assassinat collectif, l’extermination de la population civile par leur vrai nom? Mais pour briser ce code, il faut avoir la certitude que la chose dont ce mot est le nom existe réellement. Si on pense qu’elle existe, la contradiction mensongère devient un jour insupportable. La chose elle-même brise la glace de la langue qui ment. Or, si on pense, ou on dit que la chose en soi n’existe pas… ?

Ainsi, le nihilisme officiel soutient l’édifice de mensonge total. Ainsi, la société totalitaire se crée comme d’elle-même. Plus profonde est la catastrophe morale que le nihilisme entraîne et plus solide est le totalitarisme qui exprime la soudure des gens dans le mensonge.

Le chapitre d’Hannah Arendt que nous relisons ici se termine par l’évocation d’un souvenir raconté dans le Journal de l’écrivain et médecin Friedrich Reck-Malleczewen (1884-1945, Dachau), l’un des antifascistes allemands les plus importants4 : une responsable féminine nazie vient en Bavière à l’été 1944 pour parler aux paysans et leur remonter le moral. Elle ne leur ment pas, non, elle parle franchement de la défaite qui est proche. Mais les gens n’ont pas à s’inquiéter. Car dans sa bonté le Führer a prévu pour son peuple une belle mort, une mort très douce, par le gaz. Non, s’exclame, Friedrich Reck-Malleczewen, je ne l’ai pas inventé, je l’ai vu de mes yeux, cette femme au teint jaune et aux yeux fous ! Et les paysans ? Ils n’ont rien dit, ils l’ont écouté en silence puis ils sont rentrés chez eux.

Le 28 décembre 2022, le ministère de la Santé de la Fédération de la Russie a annoncé les mesures prises pour assurer aux mobilisés de l’opération spéciale la possibilité de congeler leur sperme avant de partir pour le front. Tout est donc prévu : leur disparition est programmée. Les vidéos de propagande faisant la publicité de l’engagement dans l’Armée, massivement diffusées en Russie ces premiers jours de l’année 2023, montrent les hommes en train de prendre cette décision. Ils se disent :

– De toute façon c’est quoi notre vie ? C’est soit la mort par la vodka, soit la prison.

Ainsi le nihilisme, l’amoralisme et la philosophie de la mort violente officiels mènent directement non seulement à la déshumanisation mais à la réduction de l’homme à un prêt-à-mourir et même à un prêt-à-disparaître. Car même la mort, on la lui refuse. Celui qui n’a pas vécu, ne peut pas non plus avoir vécu. Son corps n’est ni rapatrié ni enterré, sa mort n’est pas pleurée, son nom reste inconnu…

Beaucoup d’Allemands, explique Hannah Arendt, ne comprenaient pas, après la fin de la guerre, l’attitude du monde à leur égard, accusant les Alliés d’être « déraisonnables », inspirés par la haine aveugle5. Tout en sachant quelle guerre injuste, sans provocation quelconque préalable, Hitler avait déclenché, nombre d’entre eux espéraient quand-même une paix « juste »… Les Russes d’aujourd’hui devraient relire ces phrases d’Hannah Arendt et repenser, à leur lumière, ce qui leur arrive aujourd’hui et ce qui les attend demain.

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Elle est auteure de plusieurs livres en histoire de l’art et de textes de fiction, comme Réveillon chez les Boulgakov, Paris, TriArtis, 2021

Notes

  1. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, traduction de l’anglais par Anne Guérin, révision par Martine Leibovici, présentation par Michèle-Irène Brundy-de Lunay, Gallimard, 2002, p. 173-217.
  2. Friedrich Reck-Malleczewen, La Haine et la Honte, traduction de Tagebuch eines Verzweifelten par Élie Gabey, Éditions du Seuil, 1969. Réédition : Vuibert, 2015.
  3. Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, op. cit., p. 202.

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