« Memorial face à l’oppression russe » : que reste-t-il de la société civile ?

De nombreux essais sur le régime de Vladimir Poutine, sur le goulag, sur le travail de mémoire et ses enjeux dans la Russie contemporaine, ont été publiés ces dernières années, mais aucune monographie en français n’avait été consacrée à Memorial. Le livre d’Étienne Bouche, Memorial face à l’oppression russe, qui vient de paraître aux éditions Plein Jour, comble ce manque à point nommé.

Selon Étienne Bouche, correspondant en Russie pour différents médias français de 2013 à 2020, il ne fait aucun doute que la guerre déclarée à l’Ukraine et la dissolution de Memorial sont l’avers et le revers d’une même pièce : « L’année 2022 marquait le centenaire de la proclamation officielle de l’Union soviétique. Cette même année, l’État russe a non seulement lancé une guerre infâme contre l’Ukraine, mais il a aussi ordonné la dissolution de Memorial », « sur la base d’un ressentiment mémoriel que Memorial, précisément, s’employait à défaire ».

L’organisation non gouvernementale russe Memorial s’était attelée, dès la fin des années 1980, à l’inventaire des purges staliniennes puis, plus largement, des répressions politiques dans leur ensemble, ainsi qu’à la restauration et à la préservation de la mémoire collective, par l’établissement de listes des victimes du goulag avec la constitution d’« archives du peuple », la mise au jour des charniers de la Grande Terreur, l’identification des tombes, et la restitution des noms par le recueil de témoignages. Et le sort qui a été réservé à cette organisation si renommée a signé de façon emblématique le retour d’une répression des plus féroces contre toute voix discordante en Russie. Memorial, lauréat du prix Nobel de la paix en 20221, conjointement avec le Centre ukrainien pour les libertés civiles et l’opposant bélarusse Ales Bialiatski, avait pourtant résisté le plus longtemps possible aux coups de boutoir du Kremlin — calomnies et intimidations, procès fallacieux et condamnation honteuse de l’historien Iouri Dmitriev, obligation d’apposer l’estampille « agent de l’étranger »… —, jusqu’à sa « liquidation », le 28 décembre 2021, deux mois avant que les troupes russes n’envahissent l’Ukraine.

Memorial face à l’oppression russe repose sur une appréhension spatiale de la Russie contemporaine, en proie à une « maladie de la mémoire ». D’emblée, Étienne Bouche précise que son approche est « journalistique, et volontiers géographique ». Dès son arrivée en Russie, il constate l’omniprésence tapageuse des symboles soviétiques (« le XXe siècle ne nous lâche pas », déclare l’historienne Irina Chtcherbakova, citée par l’auteur) et leur instrumentalisation à des fins politiques : parade du 9 Mai, Régiment immortel, parcs d’attraction dits « historiques »2, révélant, entre autres, « l’hypermnésie de l’État à l’égard de la Grande Guerre patriotique », le tout à rebours de ce que la majeure partie de l’ancien « bloc de l’Est » s’est appliquée en son temps à condamner et à faire disparaître, par voie de lustration et de décommunisation. D’ailleurs, ainsi que le rappelle Étienne Bouche, l’Ukraine, en rupture avec l’héritage de l’empire, avait, elle, entrepris la mutation de son espace public et engagé son « leninopad », c’est-à-dire la démolition des monuments à Lénine.

Aussi « l’absence de rupture idéologique au sommet de l’État [russe] », malgré les années Eltsine et malgré Memorial, est-elle à l’origine de réhabilitations désastreuses, au premier rang desquelles figurent le passé stalinien, glorifié avec tout ce qui est susceptible d’incarner la « grandeur de l’État » (différents « centres Staline » sont d’ailleurs en construction, près de Nijni Novgorod et dans l’Altaï). Car c’est bien de l’État, dépositaire intangible du passé, qu’il est question. Le récit « historique » ainsi élaboré est jalonné par quelques grands épisodes quasi mythologiques, mêlant « tsarisme et soviétisme [qui] n’entret[iennent] pas un rapport d’opposition » mais « appartiennent à un imaginaire dissocié de l’historicité ».

Dès lors, comment ce qui reste de la dissidence peut-il lutter contre une idéologie qui, toujours prescrite par l’État, se fonde non plus sur le marxisme-léninisme, mais sur une résurgence hybride de la triade d’Ouvarov3 ? Et qui, mieux que Memorial, peut servir de fil conducteur pour comprendre cette résurgence et représenter les tentatives problématiques pour extraire les mémoires individuelles de la gangue du totalitarisme ?

L’essai d’Étienne Bouche, dense et clair, est nourri de nombreuses lectures, mais aussi et surtout de rencontres et d’entretiens avec de grandes figures de Memorial (Alexandre Daniel, Alexandre Tcherkassov…), des responsables de sections locales, aussi bien qu’avec des memorialtsy (membres de Memorial) plus modestes, aux quatre coins de la Russie. Ainsi, à travers Memorial, se dessinent en creux des individualités distinctes : mais que peut-il advenir de cette ébauche de société civile atomisée quand l’histoire, la mémoire collective, sont confisquées par l’État ?

De la société russe, on a tendance à ne voir désormais qu’une masse uniforme dans le sillage de son chef belliqueux, et dont la conscience a été anéantie par des années de propagande. Aujourd’hui, les voix contestataires sont inaudibles, les « piquets » solitaires (sortir seul dans la rue en brandissant une pancarte pour marquer son opposition) paraissent dérisoires, alors que la guerre contre l’Ukraine est menée au nom des Russes dans leur ensemble. Malgré les moyens de communication contemporains (les réseaux sociaux et Internet permettent d’accéder à un autre récit que celui du Kremlin), malgré les trente années d’activité de Memorial, la lutte pour la mémoire et contre « l’inertie de la peur », pour reprendre l’expression d’une autre grande figure de la dissidence soviétique, Valentin Tourtchine, s’est soldée par un échec.

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 Installation de la Pierre des Solovki à Loubianka, le 26 octobre 1990. Photo : Boris Azarov-Tcholakov, Memorial

En se penchant sur Memorial, Étienne Bouche invite le lecteur à se poser de multiples questions sans se voir asséner de réponses péremptoires ou prématurées. Et ce n’est pas la moindre qualité de son livre. Les pistes de réflexion qu’il trace sont à chercher du côté des antinomies et de leur articulation : l’État, rouleau compresseur, Moloch ou Léviathan, broie les mémoires individuelles et sacralise des mythes en lieu et place de l’histoire. Or, de la mythification à la mystification il n’y a qu’un pas. La sacralisation, quant à elle, favorise le fanatisme, qui prend la forme de la « zombification des esprits » dont il est si souvent question depuis le début de la guerre.

Est-il trop tard pour contourner l’État et rendre la mémoire et la parole aux Russes de sorte qu’émerge une société civile, celle-là même qu’on avait cru voir apparaître, notamment grâce à Memorial, mais qui aujourd’hui fait défaut de manière effarante ? La société russe est-elle soluble dans le régime qu’elle semble s’être choisi ? Est-elle condamnée à l’être ?

Il n’y a pas de « Russie éternelle », pas plus qu’il ne saurait y avoir de Russie « éternellement irrationnelle ». Étienne Bouche dit avoir fini par détester le trop fameux quatrain du poète Fiodor Tiouttchev (1803-1873) : « La Russie ne se comprend pas par l’intelligence / Ni ne se comprend à l’aune commune / Elle possède son statut propre / La Russie, on ne peut que croire en elle »), dont les Russes se gargarisent si souvent et qui empêche de penser. Sera-t-il possible, un jour, de concevoir une autre Russie, à l’aune des individus qui la composent ?

Si grande que soit la tentation de vouer aux gémonies cette Russie née des décombres de l’empire soviétique et si disposée à dévaster ses voisins, il convient de ne pas délaisser l’étude de son histoire contemporaine, de réfléchir aux traumatismes de sa société. Pour cela et pour l’acuité de ses observations, on ne saurait trop recommander Memorial face à l’oppression russe.

Étienne Bouche, Memorial face à l’oppression russe, Paris, Plein Jour, 2023 (208 p.).

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Ève Sorin est slavisante, diplômée de russe et de tchèque, ainsi que de lettres modernes. Ses recherches l’ont conduite à s’intéresser à la littérature bélarusse de la seconde moitié du XXe siècle. Elle travaille aujourd’hui dans l’édition.

Notes

  1. Andreï Sakharov (1921-1989), l’un des plus illustres fondateurs de Memorial, avait lui-même déjà reçu le prix Nobel de la paix en 1975.
  2. À ce sujet, on lira avec profit Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine, de Galia Ackerman, aux éditions Premier Parallèle (2019 ; réédition au format de poche : 2023).
  3. « Orthodoxie, autocratie, esprit national ». Selon l’historien Nicolas Werth, Poutine se serait contenté d’inverser les deux premiers termes de cette triade, qui date du règne de Nicolas Ier (1825-1855), pour définir l’idéologie officielle de son régime.

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