Alors que les Européens ont vu dans l’échec de la tentative de destituer la présidente géorgienne « une victoire pour l’avenir européen de la Géorgie », Jaba Devdariani montre, faits à l’appui, qu’il s’agissait en réalité d’une manœuvre du gouvernement géorgien pour dissimuler une affaire autrement grave de collusion du parti au pouvoir, le Rêve géorgien, avec le FSB. Du même coup, le pouvoir veut paraître pro-européen et accuse l’opposition de saborder la candidature de la Géorgie à l’UE. Une candidature qui devient dans ce contexte le cheval de Troie du Kremlin.
« Une victoire du bon sens, une victoire pour la constitution géorgienne et une victoire pour l’avenir européen de la Géorgie » : telle est la réaction de l’eurodéputée Miriam Lexmann (PPE), amie et soutien actif de la Géorgie au Parlement européen, après l’échec du parti au pouvoir, le Rêve géorgien, qui voulait faire destituer la présidente Salomé Zourabichvili. La plupart des Géorgiens — quelle que soit leur attitude à l’égard de la personnalité politique plutôt controversée de Zourabichvili — conviennent que la destituer pour avoir visité les capitales européennes sans l’autorisation expresse du cabinet aurait signifié s’infliger un dommage irréparable, juste au moment où le pays retient son souffle avant le rapport de la Commission européenne sur les chances de sa candidature à l’UE, attendu pour le 8 novembre.
Mais il serait naïf de penser que l’échec de la procédure de destitution est une sorte d’acte de résilience politique. En fait, le Rêve géorgien a suivi la procédure de destitution — demande auprès de la Cour constitutionnelle, audiences ultérieures et décision favorable au parti au pouvoir — en sachant pertinemment que le vote final échouerait. Irakli Kobakhidze, le président du groupe RG [Rêve géorgien], a déclaré que le processus en lui-même était essentiel. Et, pour une fois, il n’a pas menti.
Les amis européens de la Géorgie — politiciens, journalistes ou analystes — suivent leur habitude naturelle et professionnelle de fixer leur attention sur les événements à caractère politique. Pourtant, dans un pays dont les institutions ont été accaparées par les intérêts financiers d’un seul oligarque [Bidzina Ivanishvili], les institutions ne sont qu’une façade. Oui, un simulacre de processus politique n’a que peu d’incidence sur le résultat. Cependant, il sert un objectif important, celui de la communication. Par leurs actes et leurs paroles, les caïds du parti, ses porte-paroles et les médias, tous fidèles à la seule personnalité politique qui compte dans le pays, tentent de préparer le terrain pour certaines actions à venir et de dissimuler ce qui se passe réellement.
Prenons la saga de la destitution. Elle a servi à attirer l’attention à l’étranger et a fait les gros titres des médias grand public et des réseaux sociaux, pour permettre au parti au pouvoir de neutraliser l’impact d’une affaire bien plus grave et plus préjudiciable au pouvoir.
Otar Partskhaladze, un homme de main de la famille de Bidzina Ivanishvili, a été sanctionné par le Trésor américain et accusé par le Département d’État d’agir pour le compte du FSB russe. Pire, le parti au pouvoir a réagi en révisant la réglementation bancaire afin de protéger Partskahaldze, et les responsables qualifiés de la Banque nationale ont démissionné en signe de protestation. Pour gérer les retombées de l’affaire, la Banque a puisé dans les réserves nationales.
Qu’on en juge : la réputation de la Banque nationale a été entachée et les caisses publiques ont été vidées pour protéger une personne accusée d’être l’interlocuteur du FSB et qui est proche du niveau de décision le plus élevé. L’histoire de la destitution du président Zourabichvili n’était bien sûr qu’un leurre « bienvenu » pour éviter que cette affaire ne fasse la une des journaux.
Mais ce n’est pas tout. Salomé Zourabichvili peut être beaucoup de choses, mais elle n’est clairement pas le produit du système soviétique et post-soviétique, comme elle a tenu à le souligner lors de l’audition parlementaire sur sa destitution. Petite-fille d’immigrés politiques de la Première République de Géorgie (1918-1921), elle est née et a grandi en France, et elle a été formée par des établissements tels que Sciences Po Paris, avant d’accéder au poste d’ambassadeur au Quai d’Orsay. Et, même si certaines de ses réflexions exprimées en géorgien auraient fait sourciller ces institutions respectées, elle s’inscrit parfaitement dans le discours européen lorsqu’elle s’exprime en français ou en anglais. Zourabichvili et la Géorgie qu’elle incarne sont les bienvenues à Bruxelles, alors que le Premier ministre Irakli Garibashvili et les autres acolytes de Bidzina Ivanishvili, des voyous ou des clowns, provoquent chez les eurocrates une nausée persistante.
Certes, Zourabishvili, qui s’était présentée officiellement en tant qu’indépendante, a été élue sur le ticket du Rêve géorgien. Le président du groupe RG lui a rappelé, lors des audiences de destitution, qu’après sa défaite au premier tour de scrutin face au candidat de l’opposition, elle n’avait dû son repêchage qu’à son ralliement à Bidzina Ivanishvili, qui l’avait littéralement remplacée sur les affiches de campagne. Mais c’était à l’époque où le Rêve géorgien était en quête d’une certaine légitimité européenne. Cette époque est désormais révolue.
Après l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie, ce qui motive Bidzina Ivanishvili est apparu au grand jour. Il craint beaucoup plus un thé au polonium ou une défenestration par une fenêtre ouverte par inadvertance dans son palais, et est beaucoup plus susceptible de tirer profit de l’aide apportée à ses amis moscovites pour qu’ils échappent aux sanctions financières, qu’il n’est réceptif aux réprimandes de l’Occident ou aux exhortations de Kyïv. Les deux véritables craintes vis-à-vis de l’Occident que M. Ivanishvili a manifestées — à travers les réactions des médias contrôlés par l’État, des « analystes » de sa cour et de la direction de son parti — sont la crainte d’une protestation de la société civile et celle de sanctions financières. La tentative, en mars 2023, d’adopter une loi sur les « agents de l’étranger » calquée sur le modèle russe et visant à réduire au silence les médias indépendants et les acteurs de la société civile était une indication claire de cette crainte. Mais cette tentative a échoué, en grande partie grâce à une mobilisation soudaine et inattendue — y compris pour la société civile elle-même — des citoyens et, en particulier, des jeunes.
Depuis lors, le Rêve géorgien a redoublé d’efforts pour fabriquer une théorie du complot, selon laquelle une coalition d’acteurs nationaux inspirée par l’Occident — partis d’opposition, ONG, médias — conspire pour entraîner la Géorgie dans une guerre avec la Russie. Ils appellent cela le « parti mondial de la guerre » — une terminologie empruntée au rebelle hongrois Viktor Orban, adepte de la « démocratie souveraine », et qui vise à susciter et à exploiter la peur naturelle de la guerre et des troubles au profit d’une classe dirigeante qui s’enfonce rapidement dans l’autoritarisme.
Alors que la procédure de destitution faisait la une des journaux, la direction du Rêve géorgien, par l’intermédiaire des services de sécurité à la solde du politique, a avancé des accusations de coup d’État financé par l’USAID et a fait arrêter des activistes civiques, des artistes, des écrivains et des peintres pour les interroger. L’enquête étant « classifiée », ils sont liés par des accords de confidentialité et ne peuvent rendre public le contenu de ces interrogatoires, ce qui permet de laisser le public dans l’expectative, tandis que les commentateurs affiliés au parti fournissent à point nommé des indices sordides. Les accusations se sont amplifiées et s’étendent maintenant à l’UE, le président du Parlement faisant de vagues allégations et exigeant des réponses à des questions contrefactuelles. L’idée qu’une protestation publique — fût-elle violente — est un événement normal dans une démocratie est décrite comme séditieuse et « anti-européenne ».
Il était donc à peu près irrésistible de lier Zourabichvili à cette histoire par un récit approprié : la présidente d’origine occidentale faisait un « agent de l’étranger » idéal, aligné sur le « parti mondial de la guerre » et entraînant la Géorgie dans un conflit dévastateur, sur ordre de Bruxelles ou de Washington. Le parti au pouvoir en Géorgie a ainsi fabriqué une prophétie auto-réalisatrice : il parle de manifestations de rue imminentes tout en interdisant tout autre moyen institutionnel de contester son autorité, il prêche les principes européens tout en réprimant la dissidence. Une telle déformation de la réalité politique n’est possible que lorsque les contre-pouvoirs de la démocratie ont disparu, que les tribunaux sont aux ordres et que les médias sont largement sous contrôle. Il n’est donc pas étonnant que le Hongrois Orban et l’Azerbaïdjanais Ilham Aliev soient aujourd’hui les meilleurs amis de Tbilissi.
Le vice-président du Rêve géorgien, Kakha Kaladze, s’est dit « certain à 100 % » que la Géorgie obtiendrait la candidature à l’UE. Le Premier ministre Garibashvili rencontre à Bruxelles le commissaire à l’élargissement Oliver Varhelyi [un diplomate hongrois], qui a la réputation d’aplanir le chemin de l’UE pour les régimes les moins ragoûtants, comme ceux de Banja Luka ou de Belgrade.
L’opposition et la société civile géorgiennes sont désormais prises en otage par un tour de passe-passe basique du manuel du parfait gangster : si elles parlent des dommages que le Rêve géorgien a causés et continue de causer aux institutions du pays, elles sont accusées de saper l’avenir européen de la Géorgie. Le Rêve géorgien veut le beurre et l’argent du beurre : si la candidature est acceptée, il s’attribuera le mérite d’avoir progressé sur la voie européenne, tout en continuant à dénigrer les partenaires occidentaux. Si elle est rejetée, « le parti mondial de la guerre » sera blâmé et la dérive vers l’autoritarisme deviendra une glissade, lubrifiée par les discours pernicieux sur le rejet par l’Europe de l’identité et des traditions géorgiennes.
Bruxelles serait bien avisée de prendre conscience de ce bluff et de le dénoncer : le régime actuel de la Géorgie enfreint délibérément les critères de Copenhague et aucun progrès véritable ne sera possible tant que ce régime restera en place.
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Jaba Devdariani est cofondateur (en 2001) et rédacteur en chef de Civil.ge, le magazine d'information et d'analyse de la Géorgie. Il a travaillé comme fonctionnaire international en Bosnie-Herzégovine et en Serbie de 2003 à 2011 et consulte les gouvernements et les institutions internationales sur la gestion des risques et la résolution des conflits. Il est diplômé de la Fletcher School of Law and Diplomacy.