Desk Russie a déjà écrit sur la discussion acharnée dans la société russe à propos de la série Traîtres de Maria Pevtchikh qui expose la corruption des années 1990 et montre que ce sont les soi-disant « démocrates » (d’où l’appellation « traîtres ») qui ont volé le peuple et amené Poutine au pouvoir. Sergueï Medvedev, célèbre philosophe politique, analyse dans cet article percutant les raisons profondes des passions suscitées par cette époque. Indirectement, le film de Pevtchikh renforce la légitimité de Vladimir Poutine qui s’échine à dénoncer ces années-là depuis son arrivée au pouvoir.
J’avais quatorze ans lorsque j’ai entendu pour la première fois l’expression « brailler comme un sinistré ». Cela s’est passé dans une épicerie moscovite, où un retraité se plaignait bruyamment d’avoir été escroqué au rayon de la viande, brandissant un morceau de saucisson de couleur terreuse enveloppé dans un épais papier d’emballage. À cette époque, le saucisson était rare même à Moscou, et en dehors de la capitale, il était devenu un mythe, si bien que chaque gramme comptait. « Pourquoi tu brailles comme un sinistré ? », lui dit la vendeuse sans méchanceté, ajoutant un autre bout de saucisson à son paquet, et le retraité se calma instantanément.
Aujourd’hui, dans les réseaux sociaux russes, on entend à nouveau des cris de sinistrés. Non, ce n’est pas à cause du régime de Poutine, des répressions politiques ou de la guerre en Ukraine — ce sont les cris de ceux qui souffrent des années 1990, une décennie qui, trente ans plus tard, apparaît comme le péché originel de la Russie, un crime de Caïn commis par le pouvoir, à l’origine de tous nos maux. Cela a commencé avec la série de Maria Pevtchikh, Traîtres, qui, sans détour ni nuance, exposait les crimes de corruption des principaux personnages des années 1990. Le premier épisode a été diffusé le 16 avril 2024, et depuis un mois et demi, la communauté politiquement engagée de Russie est en proie à une discussion sans précédent par son ampleur, la plus vaste depuis le début de la grande guerre en février 2022, à laquelle presque tout le monde semble avoir pris part, et qui a été suivie par une interview de Mikhaïl Khodorkovski réalisée par Iouri Doud, avec la même indignation pathétique que celle de Pevtchikh.
Pendant ce mois et demi, la Russie a bombardé Tchernihiv (17 morts, 78 blessés), frappé avec des munitions à sous-munitions la promenade à Odessa (7 morts et 30 blessés) et pilonné sans arrêt Kharkiv avec des missiles — l’attaque contre le supermarché de matériaux de construction Épicentre le 25 mai a tué 18 personnes et en a blessé des dizaines. Pendant que les experts médico-légaux à Kharkiv prélèvent des échantillons d’ADN des enfants pour identifier les restes de leurs parents brûlés, les Russes discutent passionnément des enchères de privatisation de 1994, de la privatisation de Sviazinvest en 1997 et de la « maison Eltsine » sur le boulevard Osenny à Moscou : ce n’est pas Kharkiv qui les fait souffrir, c’est l’un des responsables de la privatisation, Tchoubaïs.
Je ne souhaite pas discuter ici du film de Pevtchikh : il est réalisé dans le style propre au FBK (Fonds de lutte contre la corruption), dont l’efficacité est confirmée par des centaines de millions de vues, et constitue l’exécution du testament politique d’Alexeï Navalny, « Ma peur et ma haine », publié en août 2023, où le politicien règle résolument ses comptes avec les années 1990. On peut dire que le film est intempestif, tendancieux et inutile pour la lutte contre le régime — Maria en a le droit, elle a son propre agenda, ses obligations et ses objectifs politiques, peut-être différents des objectifs et des goûts du public libéral.
Ce qui est bien plus intéressant, c’est l’appétit avec lequel le public éclairé a une fois de plus entrepris de débattre d’un sujet des années 1990 déjà maintes fois disséqué. Il semble qu’il y ait quelque chose dans cette période qui pousse des personnes très différentes, des propagandistes de Poutine aux plumes de l’opposition, des « boomers » aux « zoomers », à revenir aux années 1990 et à les maudire.
C’est ce que j’appellerais le complexe de la victime et l’attribution de ses souffrances à un mal extérieur, une variante de la vénérable tradition russe appelée ressentiment. Nietzsche, auteur de ce terme, appelait le ressentiment « la morale des esclaves », l’envie vengeresse de l’homme humilié, impuissant à changer les conditions de son existence et voyant la cause de ses malheurs dans un mal extérieur. Plus tard, Max Scheler écrivait sur la propension particulière des Russes au ressentiment, en donnant des exemples tirés des livres de Gogol, Dostoïevski, Tolstoï — en situation de non-liberté, les gens ont tendance à diriger leur haine non pas contre la source de leurs malheurs (l’État, les autorités, la condition servile), mais contre une force extérieure — ainsi « l’homme du sous-sol » de Dostoïevski, humilié par sa vie à Saint-Pétersbourg, rêve de détruire le Palais de Cristal à Londres. De même, en Russie, on tente constamment d’expliquer les imperfections du monde soit par une force extérieure hostile, soit par les erreurs du passé, en remplaçant l’auto-évaluation critique et l’action pratique pour changer le monde par cette question « maudite » : « à qui la faute ? »
À différentes époques, les principaux coupables désignés étaient le joug tatar, le servage, les Allemands, les Juifs, les Anglo-Saxons, l’héritage du tsarisme, le passé soviétique et maintenant les « sombres années 1990 ». Plus l’époque fautive est éloignée dans le temps, plus ses principaux protagonistes sont morts ou tombés dans l’insignifiance, et plus la colère est perçue comme juste. Cette colère est inoffensive et politiquement insensée, mais elle remplit une fonction thérapeutique, canalisant la frustration, réconciliant avec la réalité et en même temps donnant à celui qui se met en colère un sens à sa vie et un sentiment d’identité.
Ces dernières décennies, le monde a connu une « révolution thérapeutique », et l’identité est désormais fondée sur le traumatisme. Chaque personne qui se respecte doit avoir un traumatisme — des parents abusifs, des relations toxiques, du harcèlement au travail — et pour les groupes, cela peut être le traumatisme du colonialisme ou la discrimination fondée sur le sexe, la race, l’orientation sexuelle. L’identité d’une personne apparaît de plus en plus souvent comme un ensemble de traumatismes divers, dont la révélation, la discussion et la thérapie occupent une grande partie de la vie publique, du contenu médiatique et de la littérature académique.
De même, en Russie, un traumatisme fondamental universel a été trouvé : les années 1990. La haine de cette période unit des antagonistes tels que la star des médias d’opposition Elena Kostioutchenko avec son récit sur le sac d’orge perlé des colis alimentaires dans Iaroslavl affamé en 1997, et la journaliste loyale Anastasia Mironova, qui a écrit la macabre nouvelle Maman ! sur les horreurs des années 1990 dans une banlieue ouvrière de Tioumen, Maria Pevtchikh avec Traîtres et Vladimir Poutine avec son récit sur la « guerre civile » en Russie qui aurait sévi jusqu’à la veille de son accession au pouvoir. Condamner les années 1990 est à la mode, c’est actuel et totalement sûr ; c’est une forme de rétropolitique avec laquelle la Russie vit depuis un quart de siècle, remplaçant la vision de l’avenir par des querelles douloureuses autour de son propre passé. La verbalisation du « traumatisme des années 1990 » est une thérapie trompeuse, qui déplace le focus de l’action sociale, permet de se réconcilier avec le présent, et surtout positionne l’individu non pas en tant que sujet de l’histoire, mais en tant que victime injustement offensée. La valeur de la victimisation pour manipuler les foules était bien comprise par Jirinovski qui, il y a un quart de siècle, avait lancé un slogan simple et efficace : « Pour les Russes, pour les pauvres ! »
Cependant, le traumatisme des années 1990 est en grande partie construit, il est le fruit de l’imagination politique. Oui, c’était une époque de rupture, de dislocation historique, lorsque l’État paternaliste s’est soudainement effondré et des dizaines de millions de personnes habituées à l’assistanat social se sont retrouvées seules dans le vent glacial de l’histoire, dans les eaux troubles du marché libre. Cependant, comparé aux catastrophes du siècle dernier — aux véritables famines, où les paysans ne mangeaient pas de l’orge perlé, mais de l’arroche, aux répressions de masse et aux déportations de peuples, comparé à la misère et à l’hypocrisie de l’ère Brejnev et au pillage sans précédent des temps de Poutine — les années 1990 ne semblent pas être la décennie la plus difficile de l’histoire russe du siècle passé, et peut-être même la plus « végétarienne ». Cependant, elles sont devenues une cible commode : sur la haine de ces années, on peut construire une identité et se débarrasser des questions gênantes concernant un passé terrible (la discussion sur le stalinisme en Russie n’a jamais eu lieu) et un présent tout aussi terrible.
Le complexe de la victime est indestructible, tout comme l’habitude de s’occuper du passé. Les années passeront, l’ère Poutine sombrera dans l’oubli, mais si quelque chose reste de la Russie après elle, les générations futures de Russes, une fois sorties des décombres, la maudiront comme elles le faisaient avec les années 1990 — se posant en victimes innocentes, braillant comme des sinistrés.
Traduit du russe par Desk Russie
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Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).