Ces dernières années, et en particulier depuis le début de ce qu’on appelle l’ « opération militaire spéciale », la vie en Russie est dominée par deux éléments : la terreur et le grotesque, suscitant deux sentiments contradictoires, la peur et le rire. D’un côté, il y a le flux quotidien de terreur physique : combats au front et bombardements des villes ukrainiennes, tortures et exécutions, meurtres d’opposants, violence domestique et de rue impliquant des soldats russes revenus du front. Mais parallèlement, et souvent de manière entremêlée, monte une vague d’absurdités : projets de loi à la Douma et initiatives locales, délations de citoyens et artefacts de la culture Z. Parfois, il semble que l’un soit inséparable de l’autre : plus la bacchanale de destruction et de mort en Ukraine est effrayante, plus les nouvelles de Russie sont risibles, grotesques et misérables.
Prenons par exemple les Jeux BRICS qui viennent de se terminer à Kazan. Conçus comme un festival de propagande et « notre réponse aux Jeux Olympiques », semblables aux Jeux de l’amitié et autres Universiades de l’époque soviétique, ils se sont transformés en une immense bulle de savon. Parmi les 90 pays annoncés, à peine la moitié étaient représentés — et encore, par des athlètes de deuxième ou troisième rang, n’ayant pas réussi à se qualifier pour les JO. Lors de la cérémonie d’ouverture, les drapeaux du Royaume-Uni et de l’Allemagne étaient présents, alors que leurs représentants ne sont jamais arrivés à Kazan, et la seule représentante française, la gymnaste de 15 ans Victoria Perisic, vit en réalité à Odintsovo, près de Moscou. En revanche, les Jeux ont accueilli des athlètes d’États non reconnus — Abkhazie, Ossétie du Sud et République serbe de Bosnie. Les sportifs russes, désespérés par l’absence de compétitions, devaient se mesurer à des amateurs ; dans de nombreuses disciplines, ils n’avaient tout simplement pas de concurrents : une vidéo du nageur russe Alexandre Maltsev, participant seul à une compétition de natation synchronisée et montant seul sur le podium, a fait le tour des réseaux sociaux.
L’apothéose a été atteinte avec l’histoire du lutteur lituanien Andrius Mažeika. Le sportif n’a participé à aucun combat, mais est parvenu magiquement aux quarts de finale par le forfait de tous ses adversaires. Il s’est avéré par la suite qu’il s’était blessé et avait renoncé à participer avant le début du tournoi (certains affirmaient même qu’il n’était jamais venu à Kazan), mais il avançait dans les classements et a failli remporter une médaille de bronze.
Le résultat de ce show de propagande a été une victoire caricaturale de la Russie avec cinq cents médailles, dont plus de la moitié en or. Les médias officiels ont présenté cela comme un succès sans précédent, consacrant aux Jeux BRICS la part du lion des retransmissions sportives — bien plus qu’au championnat d’Europe de football se déroulant en Allemagne à la même période, auquel la Russie n’a bien sûr pas été invitée.
On peut se moquer de ce spectacle provincial qui n’a fait que souligner l’isolement de la Russie dans le sport mondial, mais en réalité, cette farce contient l’un des principaux mécanismes du pouvoir totalitaire : le principe de l’annulation de la réalité. Les régimes dictatoriaux créent des univers sémiotiques entiers, des systèmes de signes fermés, des ensembles de signifiants détachés de leurs signifiés. Ainsi, le stalinisme a engendré un monde de lutte des classes infinie, un culte grandiose de concepts abstraits auxquels des millions de vies humaines ont été sacrifiées. Ce n’était pas une terreur d’individus comme Staline ou Beria, ou de groupes de pouvoir comme les bolcheviks ou les tchékistes (qui eux-mêmes finissaient par en être victimes), c’était une terreur des signes, qui annulait non seulement ses opposants politiques ou une classe ennemie, mais la réalité elle-même. Des gens étaient tués pour rien, des crimes imaginaires étaient inventés pour des victimes aléatoires, confirmés par leurs aveux sous la torture : c’était la victoire des signes sur la vie.
Dans cette terreur sémiotique, les meurtres quotidiens s’accompagnaient de l’exposition de l’hyperréalité : défilés de masse, foules en liesse, avenues festives, palais souterrains du métro de Moscou. Sur la façade de la terreur, il y avait le site pompeux de l’Exposition des Réalisations de l’Économie Nationale (VDNKh), les gratte-ciels, le joyeux film Les cosaques du Kouban et la rue Gorki en fête ; de l’autre côté, il y avait l’obscurité du Goulag, les disparitions et la peur nocturne des habitants de ces mêmes gratte-ciels. C’étaient les deux faces d’une même terreur des signes, abolissant la réalité par des meurtres et des célébrations. Parfois, les meurtres et les fêtes coïncidaient, comme lors des procès-spectacles de Staline, où des foules extatiques exigeaient la mort des traîtres ou se réjouissaient de leur exécution. « D’abord, on a prévu des célébrations, puis des arrestations, puis il a été décidé de les combiner. »1
Aujourd’hui, dans la Russie de Poutine, il se passe la même chose : d’une main, le régime tue des Ukrainiens sous le prétexte fictif de « dénazification » et réprime en Russie les dissidents et parfois des victimes aléatoires sous des qualifications juridiques inventées de « fake news », de « discréditation », de « négation » ou « d’offense aux sentiments », et de l’autre main, il crée des mondes imaginaires et des espaces de réjouissance comme le parc Patriot2, l’exposition « La Russie » (ancienne VDNKh) et les Jeux BRICS. Les succès des sportifs russes à Kazan sont en réalité des simulacres, tout comme le « régime nazi » à Kyïv, le « garçon crucifié » à Sloviansk ou « l’apologie du terrorisme » dans la pièce Finist, le clair faucon, pour laquelle Jénia Berkovitch et Svetlana Petriïtchouk sont jugées.3
La machine de la terreur des signes fonctionne sans relâche, produisant des médailles d’or pour les athlètes, des poèmes ultrapatriotiques et des cérémonies dans les maternelles, des salves de missiles sur les villes ukrainiennes et des affaires criminelles pour « discréditation » dans cette liturgie incessante de la Victoire et de la « lutte contre le nazisme ». Les fables sur les médailles russes sont la même terreur des signes qui tue des gens en Ukraine et brise des vies en Russie.
Traduit du russe par Desk Russie. Version originale.
Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).
Notes
- Une citation célèbre tirée du film soviétique Ce même Münchhausen sorti en 1979. [Toutes les notes sont de la rédaction.]
- Un énorme parc militaro-patriotique près de Moscou où les visiteurs, y compris les enfants, peuvent apprendre le maniement d’armes et où sont présentées toutes sortes d’armements.
- On peut voir le spectacle et le débat consacré à ce spectacle sur la chaîne YouTube de Desk Russie. Voir également les publications de Desk Russie (1) et (2)