Ce texte est un cri du cœur et un hommage à la jeune artiste et poétesse russe Sacha Skotchilenko, condamnée le 16 novembre à sept ans de prison pour avoir accolé des slogans anti-guerre à des étiquettes dans un supermarché de Saint-Pétersbourg. Une cliente du supermarché, une dame retraitée, l’avait dénoncée. Prenant la parole lors du dernier jour de son procès aux allures de théâtre de l’absurde, Sacha Skotchilenko a livré une leçon de courage, de liberté et de résistance.
Cette jeune femme rousse aux yeux verts, sans un brin de maquillage, une Pétersbourgeoise au visage de madone florentine, née le 13 septembre 1990 — âgée donc seulement de 33 ans —, nous donne aujourd’hui une leçon à tous : une leçon de courage, de liberté, de résistance. Cette leçon est calme, douce, profonde, sincère, existentielle pour ainsi dire. C’est une résistance au régime totalitaire mensonger et sanguinaire, qui s’opère sur le seul mode efficace, le seul qui marche vraiment, issu du sentiment que « je ne peux pas faire autrement ». Et plus en profondeur encore, « je ne peux pas être autrement ».
Depuis le 1er avril 2022, cette artiste au sens large du mot — poète, écrivaine, journaliste, dessinatrice, musicienne, vidéaste — est en prison. Elle est accusée du crime qui figure au chapitre 207.3 (2) du Code pénal russe : « dissémination d’informations délibérément fausses à propos des forces armées de la Fédération de Russie ». Le 16 novembre 2023, le verdict tombe : coupable, sept ans de colonie à régime sévère.
Mais qu’a-t-elle fait de si grave ? Qu’a-t-elle commis au juste ? Cette jeune femme a participé, avec quelques autres personnes restées anonymes, à une action artistique lancée par le mouvement de la Résistance féministe anti-guerre qui, sur sa plateforme, proposait des modèles d’autocollants que l’on pouvait imprimer et diffuser dans les supermarchés, en les mettant à la place des prix. Cette manifestation était intelligente et drôle. Ses concepteurs jouaient sur la notion du prix, de la valeur et des valeurs dont le régime poutinien ne cesse de parler. Les petites étiquettes indiquaient : « On envoie les conscrits en Ukraine. Le prix de cette guerre : la vie de nos enfants. 500 roubles à l’unité. » Ou : « Arrêtez cette guerre. Les trois premiers jours, 4 300 soldats russes sont morts. Pourquoi personne n’en parle à la télé ? » Ou : « L’armée russe a bombardé l’école des beaux-arts de Marioupol. 400 personnes s’y cachaient. » Ou encore : « Poutine nous ment depuis 20 ans. La conséquence de ce mensonge est que nous sommes prêts à justifier cette guerre et toutes ces morts absurdes. »
Le soir du 31 mars 2022, Sacha entrait dans le supermarché Carrefour situé sur l’île Vassilievski à Pétersbourg, pour coller quelques-unes de ces étiquettes. Elle a été aperçue par une retraitée, Galina Baranova (que son nom figure ici et que l’on ne l’oublie pas !), qui l’a dénoncée à la police. Le 1er avril, Sacha a été arrêtée et jetée en prison où elle a été traitée avec une cruauté inouïe : on lui a fait subir des humiliations diverses et variées, des expertises psychiatriques multiples, on lui a interdit les médicaments et le régime alimentaire que nécessitent sa maladie.
Ainsi, dénonçons-le encore et encore, le système judiciaire russe actuel est ouvertement utilisé par le régime comme l’un des outils courants de son appareil répressif, de la criminalisation de l’opposition, et pas seulement (un autre nom propre doit figurer ici : celui de la juge Oksana Demiatcheva qui l’a reconnue coupable et qui l’a condamnée à sept ans de colonie). Le cas de Sacha Skotchilenko en témoigne : il ne s’agit pas seulement de contrer toute opposition politique, mais aussi et même peut-être surtout, il s’agit d’une haine viscérale, propagée par le poutinisme, de tout être libre ; pire, de l’être tout court. C’est une haine ontologique, un cas d’espèce, époustouflante et primitive : c’est comme dans un conte. La mort déteste la vie. La Baba Yaga ou le Sorcier Immortel y prononcent ces mots que chaque enfant russe connaît : « Cela sent la chair humaine, oh que je déteste cette odeur ! » Ceux qui ont vécu en URSS reconnaissent aussi cette odeur : les uns pour dénoncer l’humain, pour l’écraser, l’humilier, le détruire ; les autres pour s’en indigner, pour commémorer tous ces gens, ces artistes, ces poètes, coupables de quoi ? Et dont les vies ont été brisées, au nom de quoi ?!
Dans l’une de ses lettres de prison, Sacha écrit à son amie : « Il se trouve que je représente tout ce que vomit le régime poutinien : la création, le pacifisme, le mouvement LGBT, l’éducation psychologique, le féminisme, l’humanisme, l’amour de ce qui est lumineux, complexe, inhabituel. » Cet autoportrait paraît fort ressemblant. La jeune femme est marquée par un don évident, celui qui distingue une vie d’une autre et que l’artiste ne fait qu’amplifier, mais oh combien puissamment : le don d’une voix, d’une ligne qui n’est qu’à elle. Elle est singulière, cette Sacha, du genre qui ne fait pas semblant, c’est une personne, un individuum, l’indivisible. Et c’est dans cette qualité émouvante de vie qui est unique et qui est mortelle, qui ne se répétera pas, qu’elle témoigne contre le régime répressif et contre la guerre, en faveur de chaque vie, de toute vie.
Dans son dernier discours au procès, elle dit : « Oui, je considère que la vie est sacrée. Oh oui, la vie ! Si l’on rejette tous les clinquants de ce monde, l’argent, le pouvoir, la renommée, la position sociale, le résultat final n’est que cela. Oh oui, la vie ! Elle est têtue, elle est persistante, elle est incroyable, touchante, étonnante, forte. Elle est originaire de la Terre et jusqu’à présent, nous n’en avons pas trouvé d’analogue, même dans l’espace lointain. Elle peut percer l’asphalte, détruire les pierres, passer d’une petite pousse à un gigantesque baobab, d’une cellule microscopique à une baleine géante. Elle habite les sommets, se cache dans la fosse des Mariannes, existe dans les glaces arctiques et dans le désert chaud. Sa forme la plus parfaite est l’humain. L’humain est une forme de vie très intelligente. C’est une vie qui peut prendre conscience d’elle-même. Prendre conscience de sa propre mortalité. Certes, le plus souvent, nous n’en avons pas conscience et vivons comme si nous allions vivre éternellement. Mais en réalité, la vie humaine est éphémère. Elle est si courte. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prolonger ce bref moment de bonheur. Tous les êtres vivants veulent vivre. Même sur le cou des pendus, on trouve les traces des griffures de leurs ongles. Cela signifie qu’au tout dernier moment, ils voulaient vivre. Demandez à une personne qui vient de se faire enlever une tumeur cancéreuse ce qu’est la vie et quelle est sa valeur. Aujourd’hui, les scientifiques et les médecins du monde entier se battent pour augmenter l’espérance de vie humaine et trouver des remèdes à des maladies mortelles. Alors je ne comprends pas : à quoi bon la guerre ? Après tout, la guerre raccourcit la vie. La guerre, c’est la mort. En 2021, lors de l’épidémie de coronavirus, nous avons perdu nos proches âgés — nos grands-parents, mentors, enseignants. Nous avons vécu tant de douleur, d’anxiété et de deuil, et quand nous avons commencé à nous remettre sur pied, à vivre… la guerre. Aujourd’hui, nous perdons des jeunes. À nouveau la mort, à nouveau le chagrin, à nouveau la douleur. Et je n’arrive pas du tout à comprendre : pourquoi la guerre ?1 »
En endossant le caractère exceptionnel de l’être humain, elle parle dans ses livres, dans les BD qu’elle écrit et qu’elle dessine, de la difficulté de vivre pour ceux qui sont doués, comme elle, d’une âme capable de souffrance et de compassion, d’une fragilité mais aussi d’une puissance de ceux qui ne se cachent pas. Dans son Livre à propos de la dépression, le personnage principal est une jeune fille qui s’appelle Sacha. Elle a les cheveux roux. « Elle a beaucoup d’amis, une bonne famille et un travail qui lui plaît. Elle est jolie. Certains disent qu’elle est belle. Elle a tout pour se sentir heureuse… et d’habitude c’est ainsi. Sacha se réjouit du soleil. Elle s’amuse avec son meilleur ami. Elle se moque de la traduction naïve de l’Iliade… »
Ce mélange du simple, du naïf et du savant est propre à son écriture. Elle a fait ses études dans une très bonne école pétersbourgeoise, puis à l’Académie théâtrale, puis à l’université de Saint-Pétersbourg à la faculté d’anthropologie qu’elle a terminée avec un diplôme d’excellence. Sa culture est grande et transparaît dans tout ce qu’elle fait. Mais elle ne cherche pas à la rendre ostensible. Ce qui compte visiblement, c’est un partage le plus honnête possible. Elle raconte sa dépression qui a commencé en 2012, après les événements de la place Bolotnaïa, auxquels elle a participé en tant que journaliste. Le politique et l’intime sont inséparables, font ensemble partie de la vie. Sacha raconte sa dépression non pas pour s’en gargariser, mais pour montrer que l’on peut s’en sortir. Elle indique le chemin, elle esquisse un travail à entreprendre. Elle est sérieuse et drôle à la fois dans ses brèves descriptions de la maladie de l’âme et de sa guérison possible. Ce n’est pas pour rien que ce livre est devenu un best-seller, traduit en plusieurs langues, mais pour l’instant pas encore en français…
Plusieurs organismes (Amnesty International et Mémorial) ont qualifié Sacha de prisonnière politique. La BBC l’a nommée parmi les 100 femmes qui ont marqué l’année 2022. Son procès et sa condamnation sont largement couverts par la presse internationale. On s’indigne et Sacha s’en réjouit : son destin sert à alarmer le monde. On a l’impression que quelque chose se passe. Une centaine de personnes présentes à son procès n’ont pas peur et hurlent : « La honte ! » Parmi eux, le cinéaste Sokourov qui dit aux journalistes : le procès de Sacha est « un outrage contre le peuple, contre l’individu ». Parmi eux, quelques hommes politiques également, comme le président du parti Yabloko Nikolaï Rybakov. Sur sa chaîne Telegram, il a écrit : « L’artiste Sacha Skotchilenko a été condamnée à sept ans de prison. Pas parce que c’est une criminelle et qu’elle a causé un préjudice à quelqu’un. Comme vous le savez, de telles personnes bénéficient désormais d’une amnistie. La sentence insensée pour Sacha est due au fait d’avoir remplacé plusieurs étiquettes de prix dans un supermarché par des appels à la paix, par l’expression d’une position pacifiste… »
Ces gens se taisaient jusqu’à présent… mais ils l’ont tous subitement senti : il se passe au procès de Sacha quelque chose d’inouï, un vrai scandale. La société joue au bouc émissaire, on chasse ouvertement les sorcières. Mais la victime ne joue pas. Sa vie est en danger. Ont-ils senti, ces quelques politiques, que cette fois-ci c’en est trop ? Que leurs noms à eux risquent aussi de rester dans les annales, et de quel côté ? S’en sont-ils soudainement affolés? Ont-ils eu brusquement peur que ce doux visage de Sacha, que ses mots simples, ingénus et graves, ne les lâchent plus jamais ?
Dans les poèmes de Sacha, le je lyrique est masculin : on écoute ses mots et on entend son âme qui est virile, qui est sage et qui est simple, ouverte et pudique, et ce qu’elle endure nous est insoutenable.
« Pour l’instant je suis calme,
mais déjà l’anxiété grandit en moi
comme une boule ou comme
les nuages de plomb —
parce que la neige va tomber bientôt,
et je n’ai toujours pas quelqu’un avec qui me promener sous elle.
La neige va tourbillonner,
scintiller dans le faisceau d’une lanterne de miel,
se poser à terre en étincelles multicolores…
Alors que je me tiendrai silencieusement au seuil,
sans dire à personne les mots appropriés.
Mais, mon Dieu, quand l’avais-je ratée ?
Quel tram n’avais-je pas pris ?
Ou juste ne l’ai-je pas remarquée dans la foule —
En juin ? en octobre ? ou en mai ?
Envoie-moi au moins un signe.
Montre-moi au moins une trace discrète.
Que ta silhouette apparaisse dans la fenêtre d’en haut.
Ou laisse par mégarde tomber un bracelet de ton poignet —
Vite, je t’en supplie, parce que s’il commence à neiger,
il sera impossible de le retrouver. »
(Poème du recueil En mourant jeune, 2013)
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.
Notes
- On peut lire son discours en russe en entier ici.