Fin août, les médias russes ont publié les statistiques de natalité et de mortalité en Fédération de Russie. Pour les Russes — eux qui doivent peupler les 17 millions de km² de leur propre pays et rêvent d’occuper d’autres pays, eux qui poursuivent une chimère insensée d’hégémonie en Europe —, c’est une triste nouvelle. À la fin du premier semestre 2024, 599 600 bébés sont nés en Russie, soit 16 600 de moins qu’au cours de la même période en 2023, selon les données de Rosstat (Service fédéral des statistiques). L’année dernière avait déjà été marquée par le taux de natalité le plus bas depuis 1999, mais cette année, le nombre de nouveau-nés a encore baissé de 3 %.
« Au premier semestre 2024, le nombre de naissances a battu l’anti-record absolu de toute l’existence des statistiques », a déclaré le démographe Alexeï Rakcha. La natalité en Russie a commencé à décliner depuis 2014. Cela signifie-t-il que la population russe tout en fêtant « le retour de la Crimée » a ressenti une inquiétude, consciente ou inconsciente, pour son avenir ? Même l’ajout de deux millions de citoyens nouveaux, à savoir d’habitants de la péninsule, n’a pas fait pencher la balance du bon côté. L’indice de fécondité — le nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer — est tombé à 1,44 ; la valeur la plus basse depuis 2008. Pour comparaison, cet indice, également en baisse, est en France de 1,6.
Parallèlement, la mortalité augmente. Pour la neuvième année consécutive, le taux de mortalité dépasse celui de la natalité. Chaque jour, le pays perd 2 000 citoyens en moyenne. Entre 2018 et 2023, la Russie a perdu 3,4 millions d’habitants, malgré les incitations du gouvernement — qui a lancé le projet national « Démographie », au coût de 40 milliards d’euros — d’avoir des enfants dès 18 ans et de former des familles nombreuses. Selon les prévisions de l’Académie des sciences russe, la population de la Fédération va se contracter jusqu’à 135 millions en 2050, contre près de 146 millions à l’heure actuelle.
C’est cette situation alarmante qui pousse le régime russe à combattre le « satanisme » occidental : après l’interdiction de « l’organisation internationale » des LGBTQ, les politiques et les ténors de la propagande s’attaquent à l’idéologie childfree, et même à la quadrobic, au furry et aux thérians. Bref, à tout type de comportement humain qui pourrait empêcher l’individu lambda de créer une famille « normale », en accord avec les « valeurs traditionnelles » tant vantées par Vladimir Poutine. Comme à son habitude, l’État totalitaire tend à établir le contrôle non seulement sur la vie politique, mais aussi sur la vie intime de ses citoyens.
La démographie déclinante est également l’une des raisons « rationnelles » derrière la guerre totale contre l’Ukraine. Cyniquement, certains commentateurs font ce calcul : même si la Russie perd un million de soldats sur les champs de bataille, elle va gagner 8-9 millions de nouveaux citoyens grâce à l’occupation et l’annexion des territoires ukrainiens. De quoi enrayer le déclin démographique autrement inévitable. C’est également dans ce cadre qu’il faut inscrire le rapt des enfants ukrainiens.
Revoyons le tableau. Les autorités ukrainiennes parlent de près de 20 000 enfants kidnappés avec le concours de l’administration militaire russe dans les territoires occupés. Mais il s’agit juste d’une pointe émergée de l’iceberg. Car il est question uniquement d’enfants identifiés, à savoir ceux qui ont été placés dans des internats et des orphelinats, et ceux qui ont été enlevés à leurs parents sous prétexte de fournir aux enfants des « vacances » sur le territoire russe ou en Crimée occupée. Or la commissaire aux droits de l’enfant de la Fédération de Russie, Maria Lvova-Belova, qui se trouve sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par la CPI, a donné des chiffres bien plus importants. Depuis le début de « l’opération militaire spéciale » et jusqu’en juillet 2023, la Russie a accueilli environ 4,8 millions de résidents de l’Ukraine et des républiques du Donbass, dont plus de 700 000 enfants, la grande majorité d’entre eux étant venus avec leurs parents ou d’autres membres de leur famille. Il s’agit bien entendu des populations évacuées pendant des combats en Ukraine où, systématiquement, la Russie n’ouvrait des couloirs humanitaires que vers son territoire.
Mais même cela n’est pas encore l’iceberg dans sa totalité. D’une part, depuis 2014 et jusqu’au début de la guerre à grande échelle, le Donbass s’était déjà vidé d’une partie de sa population : plus d’un million est parti en Ukraine, et autant, voire plus, en Russie, pour fuir les combats, la pauvreté, la corruption et tous les autres « délices » de la vie dans les « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk. Il s’agit donc de quelque 150 – 200 000 enfants supplémentaires perdus pour l’Ukraine.
Enfin, selon les données ukrainiennes, la population actuelle des régions occupées de l’Ukraine est de l’ordre de 4 700 000 personnes. En appliquant le même ratio que pour la population déjà partie pour la Russie, on obtient encore près de 700 000 d’enfants ukrainiens qui subissent une russification forcée. Si ces régions restent sous contrôle russe, comme le souhaitent ceux qui prêchent pour l’arrêt des hostilités en échange d’un statu quo, l’Ukraine aura perdu et la Russie aura « gagné » plus d’un million et demi d’enfants, ce qui est un chiffre absolument monstrueux.
On parle beaucoup dans les médias occidentaux de la destruction des villes et des infrastructures ukrainiennes. Mais quand l’ennemi russe se targue de « dénazifier » l’Ukraine, il s’agit tout d’abord de la destruction de l’identité ukrainienne, notamment par l’élimination, l’éloignement et la « rééducation » de ses porteurs. Si la situation démographique russe n’est pas rose, et empire à cause des pertes sur les fronts, les mauvais soins médicaux et la dénatalité, celle de l’Ukraine est simplement catastrophique. Selon les statistiques officielles, la population qui vit actuellement sur les territoires contrôlés par les autorités ukrainiennes est de l’ordre de 31,1 millions de personnes, une diminution considérable par rapport à celle la veille de l’invasion russe, qui comptait alors près de 42 millions de personnes. Les autorités ukrainiennes déplorent également l’émigration, à cause de la guerre, de plus de 5 000 000 de citoyens, en majorité de femmes avec enfants, dont une partie pourrait ne plus revenir en Ukraine. L’Académie des sciences ukrainienne sonne l’alarme : vers 2051, la population ukrainienne risque de se contracter à 25 millions de personnes seulement.
Le génocide, c’est cela. Voler les enfants et les adultes pour les russifier de force et forcer une partie de la nation à émigrer, pour vider le pays autant que possible. Pour l’instant, seuls Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova sont poursuivis par la CPI. Grâce aux efforts d’avocats, Maîtres Daoud et Sebbah du cabinet Vigo, qui s’appuient sur les recherches menées à l’initiative de l’association Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre, 35 hauts responsables russes — des membres de l’administration présidentielle, des ministres, des cadres de Russie Unie ou des personnes occupant de hautes fonctions dans les territoires occupés — ont été identifiés et, espérons-le, se retrouveront sous le coup d’un mandat d’arrêt international. C’est un travail à poursuivre. Aucun fonctionnaire, aucun « éducateur », aucun directeur d’orphelinat qui accueille des enfants ukrainiens, aucune famille adoptive ne doit échapper au châtiment. Le régime criminel poutinien ne doit pas se refaire une santé démographique sur le compte des Ukrainiens, dont il détruit inlassablement le pays et l’avenir.
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Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.