En novembre 2003 eut lieu en Géorgie la révolution des Roses. À la suite d’élections législatives contestées, de vastes manifestations furent organisées par l’opposition à travers le pays, qui aboutirent à la démission du président Edouard Chevardnadze, soupçonné de corruption. À l’élection présidentielle anticipée, c’est le chef de l’opposition pro-européenne Mikheïl Saakachvili qui fut élu, et son parti (Mouvement national uni) remporta les élections législatives. Le pays se tourna largement vers l’Occident avec l’aspiration de rejoindre rapidement l’OTAN et l’UE. Deux facteurs permirent le dénouement heureux, pacifique de la révolte populaire. Primo, la population pauvre d’un pays extrêmement corrompu s’attendait à des miracles économiques à la suite de ce tournant pro-européen, et elle soutint massivement la révolution. Secundo, l’armée géorgienne n’obéit pas aux ordres gouvernementaux et fraternisa avec l’opposition, au lieu de disperser les manifestants.
Cependant, en quelques années, Saakachvili et son régime commirent de nombreuses erreurs dans la gestion du pays, et le soutien populaire diminua au point qu’en 2012, le parti d’opposition fraîchement créé, Rêve géorgien, financé par le milliardaire pro-Kremlin Bidzina Ivanichvili, gagna les élections législatives. Quelques mois plus tard, le candidat du même parti, Guiorgui Margvelachvili, devint président, tandis que Saakachvili fut contraint de partir en exil.
En fait, le sort du régime pro-occidental et ultra-libéral géorgien fut scellé bien plus tôt. En avril 2008, l’OTAN refusa d’accorder à Tbilissi (ainsi qu’à Kyïv) le statut de MAP (Plan d’action pour l’adhésion). Alors que les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et la plupart des pays de l’Europe centrale étaient pour, l’Allemagne et la France ont bloqué la décision, afin de ne pas irriter la Russie. Cinq mois plus tard, la Russie introduisit ses troupes en Géorgie, amputant de 20 % du territoire de cette dernière, en faveur de deux régions séparatistes dont elle reconnut l’indépendance et où elle plaça ses bases militaires et ses troupes.
Pour ses agissements contraires à la loi internationale, la Russie n’a pas été sanctionnée. Qui plus est, le président américain Obama a souhaité le « reset » (la relance) des relations russo-américaines, et pour Paris et Berlin, ces années-là ont été une sorte de lune de miel avec Poutine et Medvedev. On se souvient encore des grands projets franco-russes, comme la vente des porte-hélicoptères Mistral français (heureusement annulée par le président Hollande) ou la construction d’un grand ensemble religieux et culturel russe quai Branly à Paris. On se souvient également des deux gazoducs Nord Stream (heureusement endommagés à cause d’une série d’explosions) reliant via la mer Baltique la Russie à l’Allemagne, qui espérait ainsi « civiliser » la Russie selon la formule « Wandel durch Handel » (accroître les échanges commerciaux avec les régimes autoritaires dans le but d’induire un changement politique).
Occupé par de grands projets mirifiques, qui ne prenaient pas en compte la nature même du régime de Poutine, l’Occident a délaissé la Géorgie en la livrant à la propagande russe et à la rhétorique tordue d’Ivanichvili (qui est le vrai maître du pays). Le Rêve géorgien a été assez sage pour ne pas restaurer les relations diplomatiques avec la Russie, ce qui aurait été inacceptable pour la population après la défaite de 2008, mais il a sensiblement amélioré les relations commerciales et politiques avec elle et n’a pas participé aux sanctions internationales après le déclenchement de la guerre à grande échelle en Ukraine en février 2022.
Selon la recette adoptée par beaucoup de dictatures, Ivanichvili et son parti au pouvoir combinent la propagande, la censure et les arrestations d’opposants avec l’achat pur et simple de certaines catégories de population. Ainsi, avant les législatives de 2012, Ivanichvili a promis à la population de diminuer de 50 % les tarifs de l’électricité et du gaz, et avant les législatives de 2018, il a promis à près de 600 000 Géorgiens d’annuler les impayés des crédits qu’ils avaient contractés auprès des banques. Inutile de dire que ces promesses se sont réduites en réalité à des aides bien plus modestes ou n’ont pas du tout été tenues.
Pour les législatives de 2024, à l’issue desquelles le Rêve géorgien a proclamé sa victoire, les promesses ont été d’un ordre différent. Tout d’abord, à quelques mois des législatives, le Parlement géorgien a adopté successivement deux lois qui copient les lois russes : celle sur les « agents étrangers » qui stigmatise les ONG pro-occidentales (veillant au respect des droits de l’Homme et des libertés publiques) et les empêche de travailler ; et celle qui interdit « la propagande » des relations LGBTQ en tant que contraires aux « valeurs traditionnelles » géorgiennes. Ainsi, le champ est ouvert à la propagande pro-russe — qui ne dit pas son nom.
Selon la technique élaborée sous Eltsine pour sa réélection au second mandat, alors que sa popularité était extrêmement basse, le principal argument électoral était l’instillation de la peur. L’équipe eltsinienne, soutenue par les oligarques, dépensa alors des millions pour produire des clips télévisés et des journaux de campagne où l’on affirmait que le retour des communistes (les principaux concurrents de l’époque) produirait la famine, l’interdiction de voyager et l’instauration du Goulag, comme sous Staline. Ce qui était, bien entendu, une très grosse exagération. Suivant cette technique, la propagande d’Ivanichvili a déclaré que l’opposition était le « parti de la guerre » et que son retour au pouvoir signifierait la destruction imminente de la Géorgie par la Russie, en affichant les photos de villes détruites de l’Ukraine. No comment!
Dans son principal discours électoral, Ivanichvili a annoncé que lors du prochain mandat du Parlement, les partis d’opposition, qu’il désigne comme « une association de criminels », seront mis hors la loi. Je cite : « La force qui commet un tel crime contre sa propre patrie et son propre peuple, qui aujourd’hui encore entraîne le pays vers la guerre, ne devrait pas avoir la possibilité, même théorique, de revenir au pouvoir. C’est pourquoi, après avoir obtenu une majorité constitutionnelle, nous entamerons un processus judiciaire qui aboutira à déclarer inconstitutionnels le Mouvement national et les partis satellites qui lui ont succédé. Ces personnes doivent être jugées de la manière la plus sévère pour tous les crimes odieux qu’elles ont commis contre le pays et le peuple. »
La présidente du pays, Salomé Zourabichvili, a appelé les Géorgiens à ne pas reconnaître les résultats des élections, certainement en partie truquées, et à sortir dans la rue. Mais il ne faut pas s’attendre à une répétition de la révolution des Roses. D’une part, la population a été soumise depuis douze ans à la propagande pro-russe et anti-occidentale, et d’autre part, l’opposition est divisée en quatre et n’a pas de leader charismatique, comme l’avait été en son temps le jeune Saakachvili. Et puis, au vu de ce qu’on promet en guise de répressions, beaucoup de gens auront tout simplement peur. L’écrasement total par Loukachenko de l’opposition populaire au Bélarus en 2020 et l’anéantissement de l’opposition en Russie ces dernières années montrent que les dictateurs post-soviétiques sont désormais pleins de résolution.
En clair, l’Occident n’a pas su aider à temps la Géorgie et l’a perdue, peut-être pour longtemps, en trahissant le rêve européen de son peuple. L’Occident a-t-il au moins tiré des leçons de sa défaite, dans ce pays qui n’aspirait qu’à l’Europe ? Rien n’est moins sûr.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.