Depuis le coup d’État bolchévique de 1917, Lénine et ses camarades ont élaboré les principes de leurs relations avec le monde extérieur : déstabiliser l’ordre international par la propagande et la désinformation ; pénétrer les institutions des pays capitalistes afin de les affaiblir de l’intérieur ; exploiter la rapacité des capitalistes afin qu’ils donnent à l’État bolchévique les moyens de leur propre destruction, etc. Pratiquée par tous les dirigeants soviétiques, cette politique de nuisance est toujours active sous Poutine, formé sur les « logiciels » du KGB.
L’opération Trump, le remarquable documentaire d’Antoine Vitkine qui décrit la manière patiente et persévérante dont le Kremlin a cultivé Trump durant des décennies, fait toucher du doigt l’étonnante continuité de la politique souterraine russe, en dessous des turbulences de surface : chute du communisme, tempêtes de la démocratie naissante, rivalités de clans. Si on peut parler d’État profond, c’est bien dans ce cas. Un État profond qui est une machine de subversion constamment à l’œuvre, si bien programmée depuis plus d’un siècle qu’elle continue à fonctionner quand l’opérateur quitte un moment les commandes. Le logiciel de la machine a été installé durant les années Lénine ; les successeurs de Lénine se sont contentés d’adapter les vieilles méthodes aux circonstances et aux moyens nouveaux.
Qu’aurait été le monde s’il n’y avait pas eu le bolchévisme ? Un inventaire complet des « apports » de ce régime n’a jamais été fait. Il est temps d’y réfléchir aujourd’hui, quand tant d’experts craignent que la disparition de l’autocratie russe ne sème le chaos, sans se demander si l’atmosphère mondiale ne serait pas considérablement assainie si elle était purgée du torrent de venin quotidiennement déversé tous azimuts de Moscou, nettoyée des semences de discorde plantées et cultivées par le Kremlin.
Le logiciel initial
L’originalité de la politique étrangère bolchévique tient à ce qu’elle se guide sur l’idéologie léniniste, qui est à la fois déterministe, car elle se réclame d’une pseudo-science (le marxisme), et d’inspiration millénariste, puisqu’elle annonce la destruction inéluctable du monde existant et l’avènement d’un monde nouveau. Ses postulats fondamentaux appliqués aux relations extérieures sont les suivants : le monde est divisé en deux camps, le camp impérialiste de la bourgeoisie, condamné par l’histoire, et le camp du prolétariat, incarné par l’URSS. Entre ces deux camps, il n’y a pas de coexistence durable possible. Le parti bolchévique, l’avant-garde du prolétariat, peut accélérer le cours de l’histoire en hâtant la défaite de la bourgeoisie. Dans les États impérialistes, il faut savoir distinguer le maillon faible et y porter les coups ; il faut aussi repérer l’adversaire principal, le chef du camp ennemi (jusqu’en 1946 c’était la Grande-Bretagne ; à partir de 1947 ce seront les États-Unis). Le bolchevik se considère comme étant toujours en guerre avec le monde non communiste. Pour lui, l’intérêt national se confond avec celui de la révolution mondiale. Tous les moyens, légaux et illégaux, sont bons dans cette confrontation, pourvu qu’ils favorisent la révolution. « Il faut en finir une bonne fois avec le baratin des curés et des quakers sur la valeur sacrée de la vie humaine », écrit Trotski après l’assassinat de la famille impériale2. Ainsi, toutes les démarches entreprises en politique étrangère depuis la révolution d’Octobre ont pour but : 1) de renforcer l’État soviétique en tant qu’instrument de la révolution mondiale ; 2) de détruire les États non communistes.
Le modus operandi n’a pas changé depuis 1917. Il consiste à exploiter les conflits et les antagonismes entre les impérialistes et à les attiser ; à combiner la subversion intérieure avec l’utilisation de la force. En 1920, Lénine publie La maladie infantile du communisme où il formule la doctrine de l’entrisme dans les institutions et organisations bourgeoises, c’est-à-dire la technique de pourrissement de l’intérieur des démocraties. Ce texte nous fait toucher l’essence du léninisme. Toute organisation existante dans les pays démocratiques peut être infiltrée et utilisée pour désagréger de l’intérieur le régime existant, explique Lénine, soit par le discrédit de ces institutions ou organismes aux yeux du peuple, soit par leur prise de contrôle. Il faut que les communistes « aillent là où se trouvent les masses organisées » ; il ne faut boycotter ni les syndicats ni les parlements : il faut les noyauter. « Tant que vous n’avez pas la force de dissoudre le parlement bourgeois ou toute autre institution réactionnaire, vous êtes tenus de travailler [donc de vous livrer à la subversion, NDLR] dans ces institutions… même dans tout ce qu’il y a de plus réactionnaire. » Il vaut mieux noyauter une structure existante qu’en créer une nouvelle, ajoute Lénine. Boukharine met les points sur les i au IIe Congrès du Komintern [l’Internationale communiste, NDLR] en juillet 1920 : « On ne peut parler d’utiliser les institutions étatiques bourgeoises qu’en vue de leur propre destruction. […] Tout député communiste au parlement doit être pénétré de l’idée qu’il n’est aucunement un législateur qui cherche un compromis avec d’autres législateurs, mais un agitateur du parti envoyé dans le camp ennemi pour y appliquer les décisions du parti. »
Les expériences précoces des années 1918-1919 prouvent aux bolcheviks que la subversion ne suffit pas, qu’aucune tentative d’insurrection communiste à l’étranger ne peut réussir tant qu’il n’y a pas de présence de l’Armée rouge sur place. « La baïonnette est un moyen indispensable pour la propagation du communisme », constate le bolchevik Karl Radek3. Toute guerre est bonne à prendre, y compris la guerre civile, car elle entraîne la liquidation de l’État de droit bourgeois, écrit Lénine dans une lettre adressée au bolchevik Guéorgui Piatakov : « La guerre civile est aussi une guerre, par conséquent elle doit aussi ériger la violence en lieu et place du droit4. » En mai 1918, Lénine ordonne de « consacrer le gros de nos efforts à la préparation militaire5 ».
L’Armée rouge est dès les premiers jours un instrument décisif de la soviétisation. Sans l’occupation par l’Armée rouge, aucun État de Transcaucasie ne serait devenu bolchévique. Les forces bolchéviques s’y comportent durant les années 1918-1921 comme dans l’Europe « libérée » en 1945, pillant, violant, semant l’épouvante. Cette terreur est considérée par Moscou comme indispensable à la phase initiale de la soviétisation. Les débordements de la soldatesque constituent en quelque sorte une pédagogie de la nouvelle société (aujourd’hui du « monde russe »).
En juillet 1920, l’optimisme règne dans les rangs bolchéviques, quand l’Armée rouge approche de Varsovie après avoir repoussé l’offensive polonaise d’avril. Moscou a déjà préparé un gouvernement bolchévique polonais. Staline recommande à Lénine d’activer la politique de subversion en Europe pour faire fructifier le succès anticipé en Pologne : « Nous sommes maintenant en guerre ouverte contre l’Entente, il devient inutile de louvoyer désormais, nous devons adopter une politique offensive si nous voulons garder l’initiative dont nous nous sommes saisis récemment. C’est pourquoi le Komintern doit être chargé d’organiser des révolutions en Italie, et dans les États encore faibles, comme la Hongrie et la Tchécoslovaquie (quant à la Roumanie il nous faudra la battre)6. » Zinoviev s’exclame lors du IIe Congrès du Komintern, qui s’ouvre le 19 juillet : « Le IIIe Congrès du Komintern se tiendra à Berlin puis à Paris et à Londres. »
La déstabilisation de l’ordre international
La priorité de la politique étrangère soviétique après la Première Guerre mondiale est de remettre en cause l’ordre européen issu des traités de paix. Moscou va s’efforcer d’affaiblir la SDN, la gardienne de la paix entre impérialistes, « ce centre d’intrigues et de machinations contre l’Union soviétique7 ». Parallèlement, Moscou va soutenir les pays révisionnistes, Allemagne, Italie, Turquie et Hongrie, contre la France, suppôt de l’ordre versaillais. Dès leur expédition contre la Pologne en 1920, les bolcheviks commencent à flirter avec les nationalistes allemands. En 1923, au moment de l’occupation de la Ruhr par les forces franco-belges, Radek propose un front commun en Allemagne entre communistes et nationalistes révolutionnaires. La mémoire du lieutenant Schlageter, un militaire auteur de nombreux attentats, fusillé par les Français, est célébrée à la fois par les communistes et les nationalistes (dont les nazis). Ils fraternisent dans leur haine de la social-démocratie, « objectivement l’aile modérée du fascisme », comme dit Staline (20 septembre 1924). Communistes et nazis discutent des buts de la révolution allemande. Au printemps 1931, ces deux partis entament une campagne pour un référendum visant à renverser le gouvernement de Prusse où les socialistes sont encore dominants, ce qui provoque la dissolution du Parlement du Reich en juillet 1932 ; en novembre 1932, les communistes allemands se joignent à la grève des transports berlinois organisée par les nazis. Staline a compris très tôt qu’Hitler pouvait être le fossoyeur de l’ordre européen. Dans son discours au XVIIe Congrès le 26 janvier 1934, il dévoile ses arrière-pensées : « Les choses s’orientent vers une nouvelle guerre impérialiste… Elle déclenchera à coup sûr la révolution et mettra en péril l’existence même du capitalisme dans une série de pays. » Staline n’a jamais oublié le rôle des défaites militaires dans l’avancée du communisme : à l’expérience des revers de Kerenski à l’été 1917 s’ajoute celle de l’Arménie où la débandade devant les Turcs en octobre 1920 affaiblit le gouvernement national dachnak et facilita le putsch bolchévique. À l’été 1940, Staline espère qu’un scénario identique se réalisera en France et déclenchera la révolution ; en 1944, il compte sur la débâcle de la Wehrmacht pour étendre le communisme à toute l’Allemagne.
Sus à l’Occident
La déstabilisation de l’ordre international passe aussi par la lutte des peuples colonisés contre les « impérialistes ». La haine de l’Occident est l’un des legs les plus durables de la propagande bolchévique, et l’un de ceux dont l’influence a été la plus néfaste chez les peuples tombés sous son emprise. Dès le 20 novembre 1917, on pouvait lire dans la Pravda : « L’armée de la révolution russe possède des réserves inépuisables. Les nations opprimées de l’Asie (Chine, Indes, Perse) attendent la chute du régime capitaliste avec autant d’impatience que les masses prolétariennes de toute l’Europe. Ce sera la tâche historique des ouvriers et des paysans russes de fusionner ces forces et de les entraîner dans une révolution mondiale contre la bourgeoisie impérialiste. »
Après leur déconfiture inattendue devant Varsovie en août 1920, après les fiascos répétés des tentatives de putsch communiste en Allemagne, les bolcheviks se tournent vers l’Orient. Comme l’écrit Trotski, « dans l’espace asiatique de la politique mondiale, l’Armée rouge est une force infiniment plus significative que dans l’espace européen8 ». L’idylle islamo-bolchévique est à son apogée lors du Congrès de Bakou en septembre 1920, lorsque devant un public enthousiaste Zinoviev appela au « djihad » (sic) contre les capitalistes français et britanniques, et Radek invita au nom d’Allah les travailleurs d’Orient à saisir la main fraternelle des prolétaires russes afin de secouer le joug du capitalisme9. Les bolcheviks sont toutefois divisés entre ceux qui souhaitent fomenter en priorité la révolution en Europe et ceux qui souhaitent soulever les pays colonisés contre les « impérialistes ». Nariman Narimanov, le patriarche du bolchévisme azerbaïdjanais, écrivait au Comité central à l’été 1923 : « En concentrant notre attention sur l’Occident, nous nous éloignons de l’Orient et nous perdons ce que nous avons acquis par nos proclamations durant les premiers jours de notre révolution […]. Il se peut que si nous nous y étions mieux pris dans notre politique orientale, nous serions aujourd’hui en mesure de dicter nos conditions à l’Europe […]. J’affirme qu’il faut commencer par l’Orient et priver de la sorte le capitalisme européen de ressources juteuses, ce qui engendrera le chômage, et aggravera la crise industrielle et commerciale en Europe10… »
La même grille idéologique déterminera la politique soviétique au Moyen-Orient. Israël est perçu comme un instrument au service de l’impérialisme occidental, utilisé pour déstabiliser les régimes arabes « progressistes » s’orientant vers l’URSS, l’Égypte de Nasser, la Syrie. Moscou ne tarde pas à s’apercevoir que le marxisme ne fait guère recette dans la région et mise en conséquence sur le nationalisme arabe, dans l’espoir — toujours déçu — d’unifier le monde arabe en un bloc anti-occidental soudé par la haine d’Israël. Telles sont notamment les arrière-pensées qui poussent les Soviétiques à désinformer leurs clients arabes au printemps 1967 en leur signalant une concentration de troupes israéliennes à la frontière syrienne et en les invitant à prendre des mesures militaires face à cette menace. Les dirigeants du Kremlin sont convaincus qu’en cas de guerre, Israël sera battu à plate couture, ce qui incitera d’autres États arabes à se détourner du patronage occidental et à se ranger dans le camp « progressiste ». Comme l’écrira plus tard Evgueni Pyrline, un spécialiste de l’Égypte au Ministère des Affaires étrangères de l’URSS, « il était possible d’espérer et de compter sur le fait que, grâce à cette guerre, la distribution des forces politiques au Moyen-Orient allait être considérablement modifiée et que, comme après 1956, des révolutions en chaîne allaient balayer le monde arabe, remplaçant des régimes pro-occidentaux par des régimes nationalistes11… ». « Nous pensions qu’Israël serait en difficulté et que les États-Unis seraient entraînés dans une guerre contre l’ensemble du monde musulman. Nous pensions que pour l’Amérique ce serait pire que le Vietnam. » La victoire d’Israël au terme de la guerre des Six jours ne découragera pas le Kremlin. Son but restera de torpiller les efforts américains pour pacifier la région, en soutenant les groupes arabes les plus extrémistes. En 1974, Andropov recommande d’assister le FPLP qui projette une série d’attentats contre les installations pétrolières en Arabie saoudite, dans le Golfe et à Hong Kong. Le Politburo accepte12. L’OLP ouvre un bureau à Moscou. La confrontation avec Reagan culminera au Moyen-Orient. Andropov arme massivement la Syrie, à laquelle il fournit un système de défense anti-aérienne, achevé en janvier 1983.
L’empreinte laissée par la propagande de Moscou dans la région est attestée par les propos tenus tout récemment par Mahmoud Abbas à Margarita Simonian : « Comprenez bien que nous n’avons rien contre les Juifs. Ce sont nos voisins de longue date. Le problème, c’est l’Amérique. C’est elle la responsable de tout. Et qui a répandu le sionisme dans notre pays ? Les puissances coloniales. » Margarita Simonian rapporte : « Il ne cessait de répéter que la faute était à l’Amérique, que si l’Amérique cessait de s’immiscer, les Palestiniens trouveraient un modus vivendi avec les Juifs… », applaudissant cette déclaration du leader palestinien : « Notre devoir est d’être avec la Russie. »
L’idéologie léniniste implantée par Moscou au sein des pays du tiers-monde laissera des traces profondes et entraînera des conséquences déplorables pour ces pays. Elle les engagea souvent à choisir la voie « socialiste » après l’indépendance et à s’inspirer du modèle soviétique. L’orientation marxiste causa dans ces pays une débâcle économique que la propagande du Kremlin s’empressa d’expliquer par les manœuvres « néocoloniales » des pays occidentaux. Cette démagogie constitue le socle de ce « Sud global » que Poutine essaie d’enrégimenter contre l’Occident, en cultivant le ressentiment attisé pendant un siècle par la propagande du Kremlin.
La corde pour les pendre : « Exploiter la rapacité des capitalistes… »
Si les bolcheviks étendaient le fléau de la discorde au sein du monde extérieur, leur politique intérieure était encore plus dévastatrice, ne rencontrant pas d’obstacles. Dès le printemps 1918, il n’y a plus de bourgeoisie à piller, la disette s’installe et les bolcheviks entament la grande spoliation de la paysannerie, qui s’achèvera sous Staline. Les plans grandioses de communisation de toute l’Europe, la lutte contre l’ennemi intérieur exigent la création d’une armée gigantesque. Du coup, il faut organiser l’arrière pour nourrir et équiper ces masses armées. Telle est l’origine du communisme de guerre mis en place à partir du printemps 1918. De 1918 à 1920, les citadins affamés fuient les villes. Petrograd perd près des trois quarts de ses habitants.
En 1920-1921, la ruine et la famine sont telles que le pouvoir bolchévique est menacé. Lénine décide de faire appel au capital étranger, offrant des concessions aux entrepreneurs « bourgeois ». Il ne craint plus les puissances occidentales après l’échec de leur intervention en Russie : « Les forces de la bourgeoisie internationale sont incapables de résister à la moindre épreuve, de se sacrifier13. » Les pays occidentaux « sont atteints de la maladie de la volonté14 ». Si la bourgeoisie n’a pas su s’unir à un moment décisif pour elle, à plus forte raison ses divisions vont s’aggraver à l’avenir13. Il sera aisé de la coopter et de l’inciter à voler au secours de la Russie bolchévique. « Nous reculerons maintenant, mais c’est pour nous préparer et mieux attaquer ensuite15 », explique Lénine à ses proches.
C’est grâce à l’achat en Suède d’un millier de locomotives au printemps 1920 que les bolcheviks ont pu l’emporter dans la guerre civile en surmontant la paralysie du transport qui handicapait l’avancée de l’Armée rouge. Dès 1918, Lénine et ses comparses développent tout un argumentaire visant à persuader les « impérialistes » qu’ils avaient intérêt à maintenir au pouvoir le régime bolchévique. Ils jouent sur les rivalités nationales entre les puissances européennes : « Malgré les déceptions que nous a données la Russie, nous ne devons pas abandonner la place, car elle serait prise définitivement par d’autres, sans que nous puissions espérer récupérer un jour les milliards que nous avons exposés », estime l’ambassadeur français Joseph Noulens, pourtant sans illusions sur le bolchévisme (3 avril 1918)16. De son côté, à l’été 1918, Karl Radek conseille d’exploiter chez les Allemands la peur de l’anarchie russe : « Les Allemands ont compris qu’attaquer la Russie revient à jeter 25 divisions dans un marécage sans en tirer le moindre profit. Chaque fois que nous sommes en difficulté, ils tremblent à l’idée que nous puissions tomber et se préparent à occuper des parties de la Russie ; quand nous nous rétablissons, ils poussent un soupir de soulagement17. »
Les bolcheviks envisagent les échanges économiques avant tout comme un instrument supplémentaire de déstabilisation des États, à combiner avec l’intimidation : « D’un côté les menaces, de l’autre le pétrole que nous livrons, voilà comment nous allons acquérir de l’influence sur la Géorgie bourgeoise », se félicite Tchitchérine18 en 1920, quand la Russie bolchévique met tous ses efforts à renverser le gouvernement menchévique de la Géorgie indépendante.
C’est le même Tchitchérine qui a le mieux formulé comment les bolcheviks conçoivent le rapport parasitaire qu’ils nouent avec l’Occident : « L’originalité sans précédent de notre politique tient à ceci que le prolétariat est maître du pouvoir politique et il s’offre les services du capital sans le laisser devenir la classe dominante19 (22 novembre 1921). » Autrement dit, les hommes du Kremlin ont compris qu’ils pouvaient puiser à pleines mains dans les capitaux et les technologies des pays « bourgeois » sans avoir à payer le moindre prix en termes de concessions politiques. Bien mieux, la supériorité économique des Occidentaux pouvait être tournée contre le camp occidental et utilisée pour le diviser, le commerce avec l’URSS créant dans chaque pays un lobby kremlinophile au sein de la classe dirigeante.
En outre, les Occidentaux étaient prêts à vendre à l’URSS des technologies militaires qui pourraient être utilisées contre eux ! De 1929 à 1932, au début du premier plan quinquennal lancé par Staline, on assista à une infusion sans précédent de technologies étrangères. L’URSS importe massivement de la main-d’œuvre qualifiée, des données techniques et des équipements. Les transferts qui eurent lieu pendant cette brève période permirent l’augmentation de la production dans la plupart des secteurs industriels soviétiques, notamment dans l’industrie lourde et le secteur de l’armement. Cette assistance étrangère acheva de convaincre Staline qu’il n’avait nul besoin de ménager sa propre population : d’où la destruction de la paysannerie et l’effroyable famine de 1932-1933, suivie des grandes purges. Le Kremlin avait appris qu’il pouvait impunément aller fort loin dans l’anéantissement physique, moral et intellectuel de ses sujets, car il pouvait toujours compter sur la complaisance de l’étranger pour entretenir et développer les instruments de sa puissance, la seule chose qui compte pour lui. De manière significative, lorsque, fin 1935, l’Allemagne offre à l’URSS un crédit, les Soviétiques mettent comme condition à la discussion de cette proposition le consentement allemand à des commandes militaires de l’URSS. Une demande identique est adressée à la France au même moment. Comme l’écrit le diplomate Potemkine à son ministre Litvinov le 11 janvier 1937, pour les Soviétiques les commandes militaires « sont une sorte de test pour voir si les Français étaient prêts à contribuer au renforcement de notre puissance militaire20 ». L’une des raisons qui ont poussé Staline à choisir l’entente avec Hitler en 1939 est l’acquiescement allemand à partager des technologies militaires avec l’URSS. En 1940, les Soviétiques purent faire leur shopping en Allemagne, se procurant des avions de combat, des systèmes d’artillerie, des canons anti-aériens, des chars légers, des croquis de moteurs diesel et la documentation pour la construction de sous-marins. Des presses allemandes spéciales ont été utilisées dans la fabrication des fameux chars T-34.
La fin de l’Amérique et la destruction du monde anglo-saxon : « Vous n’avez pas idée de ce qui se prépare pour vous. »
Depuis l’annonce du plan Marshall en 1947, les États-Unis sont devenus l’ennemi à abattre pour Staline, car la présence américaine en Europe est perçue comme le seul obstacle à l’instauration de l’hégémonie de Moscou sur le continent. Voici les recommandations faites en novembre 1952 par Staline aux responsables du MGB [ministère de la Sécurité d’État] : « Dans le renseignement, il ne faut jamais mener d’attaque frontale. Nos services doivent toujours agir de manière indirecte. Autrement nous essuierons des échecs graves. L’attaque frontale est une tactique myope. […] Nous devons constamment changer de tactique et de méthodes. Nous devons utiliser la conjoncture mondiale. Il faut manœuvrer de manière raisonnable, utiliser ce que Dieu nous donne. […] Il faut prendre ce qui est mal gardé, aller aux points faibles. Notre ennemi principal est l’Amérique. Mais nous devons faire porter l’essentiel de nos efforts ailleurs qu’en Amérique. Il faut créer des résidences clandestines [antennes du KGB, NDLR] dans les pays voisins. La première base où nous devons avoir des gens à nous est l’Allemagne de l’Ouest21. »
À l’époque, Staline reprochait surtout au MGB de refuser de pratiquer la terreur et le sabotage sur le territoire des pays de l’OTAN. Il enjoignit à ses services de préparer des attentats dans les ports de la côte Pacifique des États-Unis22, puis des groupes d’illégaux furent mis en place pour détruire les bases militaires de Bergen, de Cherbourg et du Havre, ainsi que les communications de l’état-major de l’OTAN à Fontainebleau23. En décembre 1952, il ordonna de « créer un réseau de renseignement grandiose […]. Nous devons agir de manière décisive contre les Américains, d’abord en Europe et au Moyen-Orient […]. C’est la structure multinationale de sa population qui rend l’Amérique vulnérable. Nous devons profiter de tous les moyens dont nous disposons pour exploiter les minorités24. » Le 15 avril 1973, Andropov, alors chef du KGB, fit parvenir à Brejnev le document daté de novembre 1952 cité plus haut. Dans la note accompagnant cet envoi, Andropov remarquait que « toutes les remarques de Staline n’ont rien perdu de leur actualité ».
La coïncidence entre la date de la communication de cet éloquent document à Brejnev et l’arrivée aux États-Unis en 1973 d’un certain Dimitri Simes émigré de l’URSS est révélatrice de la continuité dans le fonctionnement de cette machine de subversion que représente l’État profond soviéto-russe. En effet, Simes est l’homme qui a contribué à affaiblir le courant reaganien dans le parti républicain, à piloter vers l’isolationnisme la droite américaine et à la retourner en faveur du Kremlin. Selon Youri Shvetz, un transfuge du KGB, Simes a été envoyé aux États-Unis par Primakov, alors le supérieur hiérarchique de Shvetz. Simes fait une carrière vertigineuse. Il devient conseiller de l’ex-président Nixon, président du Nixon Center en 1994 et rédacteur en chef de la revue The National Interest, puis en 2016 conseiller de Trump en politique étrangère. En 2022, Simes, enfin grillé aux États-Unis, reçut un passeport russe et devint un propagandiste grassement payé de la première chaîne de la télévision poutinienne25.
Après l’éclatement de l’URSS, bien injustement attribué par les propagandistes du Kremlin aux intrigues de Washington, la destruction de l’Amérique tourne à l’idée fixe chez les dirigeants russes. Avec son talent d’exprimer les obsessions de ses chefs, Jirinovski prédit inlassablement que les États-Unis, « ce pays de bric et de broc », cesseraient bientôt d’exister. Dès la période Eltsine, il prophétisait urbi et orbi : « L’Amérique aussi commencera bientôt à se défaire […]. Elle est à la veille d’une perestroïka et elle commencera à dégénérer. […] Des États vont s’en détacher […], la Californie demandera son rattachement au Mexique, une république nègre sera proclamée à Miami26. » En 2009, Jirinovski clame qu’Obama sera le Gorbatchev américain, qu’il présidera à l’éclatement des États-Unis. Les experts russes discutaient alors comment serait dépecé l’ours américain, comment la Chine et la Russie se partageraient les dépouilles. Pas découragé, Jirinovski prédit en 2020 que Biden causera la désagrégation des États-Unis, qu’il n’y aurait plus d’élections aux États-Unis en 2024, car « il n’y aurait plus d’Amérique ».
Au KGB, on peaufinait le scénario de la fin des États-Unis. En 1998, Igor Panarine, officier du KGB puis doyen de l’académie diplomatique du ministère russe des Affaires étrangères, présenta la carte de l’espace nord-américain désintégré en 2010. Plusieurs nouveaux États y apparaissent : les États de Californie, la République d’Amérique centrale du Nord, la République du Texas et l’Amérique atlantique. La Californie deviendrait le noyau de la « République de Californie » et ferait partie de la Chine ou serait influencée par celle-ci. Le Texas deviendrait la base de la « République texane », un groupe d’États qui seraient annexés ou influencés par le Mexique. Washington et New York feraient partie d’une « Amérique atlantique » qui pourrait rejoindre l’Union européenne. Le Canada recevrait un groupe d’États du Nord, la « République centre-américaine de l’Amérique du Nord ». L’Alaska reviendrait à la Russie et Hawaï appartiendrait au Japon. Cette désintégration serait accélérée par la division des élites, entre les « globalistes » et les « étatistes » ( « gossoudarstvenniki »), la confrontation désormais ouverte entre l’élite financière américaine et les forces armées, les services de renseignement et le complexe militaro-industriel américains. Bientôt les espoirs d’une guerre civile aux États-Unis s’ajouteront à ceux du démembrement de ce pays. Comme le dira Soloviov en 2022, s’adressant aux Américains : « Vous faites pression sur nous, et vous échouez sur tous les fronts, mais à ce jour vous n’avez pas idée des ripostes que nous préparons, vous n’avez pas idée de ce qui se prépare pour vous. Cela ne vous plaira pas du tout, chers camarades américains. » Soloviov tenait ces propos après une interview de Tulsi Gabbard, que Donald Trump vient de choisir pour le poste de responsable du renseignement américain. Cette dame répétait si fidèlement le narratif du Kremlin que l’un des participants présents sur le plateau demanda stupéfait : « C’est un agent de Poutine ou quoi ? » « Oui », répondit Soloviov.
Champagne au Kremlin en 2016 : le Brexit et l’élection de Trump
En 2016, le Kremlin pavoise. Il peut s’enorgueillir de deux succès : le Brexit et l’élection de Trump. Aux yeux des dirigeants russes, le Brexit est le premier acte du démembrement de l’UE, tandis que Trump représente un pas décisif vers la guerre civile aux États-Unis. Ces deux événements ont plus en commun que la coïncidence chronologique. Des deux côtés de l’Atlantique, on trouve les mêmes hommes à la manœuvre. Robert Mercer, un milliardaire de fonds spéculatifs qui a contribué au financement de la campagne Trump, est un ami de longue date de Nigel Farage, le champion du Brexit en Grande Bretagne. Mercer a créé la société Cambridge Analytica qui collecte les données des internautes pour proposer des publicités personnalisées et qui se targue d’utiliser une technologie de pointe pour construire des profils intimes des électeurs afin de trouver et cibler leurs leviers émotionnels. Mercer l’a présentée à Nigel Farage et l’a chargée de fournir des conseils d’experts à la campagne pro-brexit Leave.eu, afin de cibler les électeurs influents via Facebook. Arron Banks, le fondateur de Leave.eu, a déclaré que Cambridge Analytica disposait d’une intelligence artificielle de « classe mondiale », et avait aidé les pro-Brexit à atteindre des « niveaux d’engagement sans précédent ». « L’IA a gagné pour Leave », a-t-il déclaré. Selon Andy Wigmore, un ami de Banks, il s’agissait d’une aide gratuite, puisque « la campagne présidentielle de Trump et celle pour le Brexit formaient une seule famille ».
Outre le référendum sur le Brexit, Cambridge Analytica a été accusée d’avoir influencé de nombreuses élections, notamment la campagne présidentielle américaine. L’équipe de Trump a payé à la société plus de 6 millions de dollars pour cibler les électeurs influents. Nous ne reviendrons pas sur les multiples fils reliant la campagne de Trump au Kremlin. Du côté britannique, l’on s’est beaucoup intéressé à Arron Banks, marié à une Russe, et qui n’a jamais caché son admiration pour Poutine, allant jusqu’à approuver l’annexion de la Crimée. Interrogé devant la Haute Cour de Londres, il dit avoir oublié le montant des sommes versées pour la campagne Leave. Le tribunal est convaincu que sa contribution au parti conservateur s’élève à au moins 8 à 9 millions de livres sterling. D’après les médias britanniques, ce don est le plus important de l’histoire du pays, et une grande partie de ces fonds a été allouée à Leave. Au cours de la campagne pour le Brexit, Banks a eu de fréquents contacts avec l’ambassade de Russie. Il s’intéressait au marché de l’or en Russie et des oligarques russes lui faisaient miroiter de fabuleux contrats.
On est frappé dans les deux cas par la paralysie des institutions qui devraient défendre le pays contre une ingérence hostile. Pendant la guerre froide, il suffisait d’un soupçon de soviétophilie pour bloquer la carrière d’un fonctionnaire ou d’un artiste. Aujourd’hui, alors que la Russie menace infiniment plus ouvertement les États-Unis, les pro-russes s’affichent sans complexe, et le candidat Trump s’est félicité du rôle de Moscou dans la disgrâce de sa rivale Hillary Clinton, de même qu’il a invité le Kremlin à punir les mauvais payeurs de l’OTAN. L’establishment a été si radicalement retourné par des années d’irradiation par la propagande du Kremlin que l’État américain est devenu sévèrement immunodéprimé. Ceci est vrai aussi pour la Grande-Bretagne. Lorsque la commission du renseignement et de la sécurité du Parlement britannique s’est sérieusement penchée sur la question de savoir si la Russie avait influencé le vote du Brexit, elle s’est aperçue que le gouvernement britannique ne voulait pas le savoir, et qu’il freinait des quatre fers la publication du « Rapport sur la Russie » (2020), consacré à l’ingérence malveillante de la Russie dans la politique britannique. Produit par un comité indépendant composé de neuf députés issus de plusieurs partis politiques, dont les conservateurs au pouvoir, le rapport est accablant pour ce qui touche l’infiltration de l’élite britannique par les oligarques et la corruption de grande échelle par l’argent russe, notamment celle du parti conservateur. Concernant le référendum sur le Brexit de 2016, le rapport laisse ouverte la possibilité que les opérations de désinformation menées depuis Moscou, notamment via les réseaux sociaux et les chaînes de télévision financées par l’État russe comme Sputnik et RT — et soutenues par un appui ciblé à des voix influentes au sein de la politique britannique — pourraient bien avoir été un facteur important.
Une action destructrice décuplée
Les progrès accomplis par la Russie depuis les années du Komintern, les spectaculaires percées de la désinformation, de la guerre psychologique et de l’expansion russe ces derniers temps s’expliquent par une série de causes.
- La Russie ne propose plus le « modèle socialiste ». La propagande du Kremlin est débarrassée du ballast idéologique. Autrefois, il était aisé de contrer les mensonges sur le « paradis socialiste ». Il suffisait d’un court séjour en URSS. Aujourd’hui la propagande n’est plus handicapée par la réclame obligée d’un projet utopique, elle peut se consacrer tout entière à son œuvre de dénigrement universel, faire déferler sur le genre humain la marée noire de la haine et du soupçon. L’Internationale qu’elle construit autour d’elle est celle du ressentiment et de la délinquance. Elle s’est trouvé des alliés fiables dans deux pays qui, comme elle, macèrent dans la haine et dans la soif de détruire, la Corée du Nord, qui rêve d’anéantir la Corée du Sud, et l’Iran des mollahs, dont l’obsession est la destruction d’Israël. Or le ciment d’une haine obsessionnelle est infiniment plus solide que celui d’une construction idéologique utopique. L’autre catégorie des alliés de la Russie est la nébuleuse des milliardaires manipulateurs à la Elon Musk, dont la mentalité rejoint celle des oligarques russes. Ces hommes se considèrent au-dessus des lois, méprisent les peuples dont ils pensent pouvoir tirer les ficelles grâce aux technologies dont il a été question plus haut. Ces personnages qui s’imaginent être des surhommes se donnent le luxe de sécréter une idéologie « anti-élite » qu’ils injectent dans le peuple sous le couvert du discours dénonçant le « mainstream » : tout cela pour affaiblir les États qui restent, malgré tout, les garants de la légalité ; et pour substituer à la souveraineté politique des techniques de contrôle et de manipulation qui leur laisseront le champ libre. On comprend l’alliance du Kremlin avec ces milliardaires égomaniaques qui poursuivent les mêmes objectifs que lui, la sape des démocraties occidentales.
- La propagande du Kremlin s’est donné une gigantesque caisse de résonance grâce aux réseaux sociaux et, désormais, à l’intelligence artificielle.
- Elle profite aussi de l’ignorance généralisée dans les pays démocratiques, due aux carences de l’instruction publique. Les Occidentaux ont perdu le contact avec le socle de leur démocratie. Ils ont oublié que, comme l’écrit Montesquieu, la vertu est le principe de la république, la disposition qui lui permet de se conserver : « Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous27. » Un régime démocratique ne peut fonctionner que si les citoyens et leurs élus donnent la priorité au bien public ; s’ils ont le respect des lois ; s’ils ont conscience des ravages que peuvent entraîner les passions et l’esprit partisan ; s’ils sont accessibles à la raison et maîtrisent leurs affects ; s’ils acceptent l’effort de faire la différence entre le vrai et le faux. Montesquieu remarquait que « c’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation ». La formation par les humanités donnait la capacité de hiérarchiser les événements et de les mettre en perspective. C’est cette capacité qui manque à la plupart de nos contemporains, y compris nos hommes politiques. Nous pataugeons dans la futilité et ne discernons même plus les évolutions qui nous menacent directement. Quelle attention avons-nous accordée à l’importation par la Russie de Nord-Coréens et à leur envoi sur le champ de bataille ? À la transformation de l’économie russe en économie de guerre, au détriment d’une économie civile asphyxiée ?
« Nous devons être victorieux partout »
Et pourtant les Européens ont tout lieu de s’alarmer de ces tournants récents. Car l’économie russe ne peut résister longtemps par ses seules ressources à cette mutation vers l’économie de guerre. La Chine ne l’assiste que dans la mesure où elle l’exploite. Comme toujours, la Russie, quand elle sera au bord de l’effondrement, se tournera vers l’Europe pour entretenir sa machine de guerre et assurer l’intendance. Mais conformément au logiciel bolchévique que nous venons de décrire, elle voudra contrôler militairement cette Europe pour éviter d’en dépendre. Et c’est ici que la présence de milliers de Nord-Coréens sera d’un grand secours au Kremlin. Elle lui permettra de renouer avec la politique impériale qui est traditionnellement la sienne, en fournissant des esclaves pour son complexe militaro-industriel et, pourquoi pas, des forces d’occupation.
La télévision russe avait annoncé depuis des années l’entreprise de destruction de la nation ukrainienne lancée en février 2022. Nous ne prêtions pas attention à ces éructations. Bien à tort. Nous commettrions la même erreur si nous ignorions aujourd’hui les plans du Kremlin qui s’expriment ouvertement dans sa propagande. Non content d’avoir semé la guerre en Europe, Poutine médite de l’étendre en Asie. Ainsi, le général Gourouliov explique sur la Première Chaîne : « Que doit être la victoire pour nous les militaires ? […] C’est la réalisation des objectifs définis par notre président en décembre 2021. Mais comment y parvenir ? Nous devons absolument aller jusqu’à la frontière occidentale de l’Ukraine. Il faut y ajouter une zone grise. L’OTAN doit refluer. Mais si elle refuse de le faire ? Ce sera à nous de la forcer à s’exécuter. Vous vous souvenez de la carte de l’URSS ? De notre frontière au cercle polaire ? Et aujourd’hui ? C’est le deuxième problème que nous affrontons. Nous devons restaurer nos frontières. On nous dit qu’il y aura des provocations dans les pays baltes. Moi je vous dis qu’il y en aura aussi dans les Kouriles, à Sakhaline. […] Nous devons être victorieux partout. » « Nous avons assez d’armes pour détruire l’Allemagne au point qu’il n’en restera rien », martèle encore Gourouliov. Certes les Nord-Coréens peuvent être utiles en Russie, mais l’essentiel n’est pas là : « Notre objectif principal est de préparer l’armée nord-coréenne à la guerre moderne […]. Toutes les crises dans le monde sont résolues par la force militaire et non par la négociation. » Soloviov renchérit : « Un jour nous organiserons nos manœuvres à Potsdam, Berlin, Paris, Strasbourg, Barcelone, Lisbonne et l’Atlantique. » « Il faut remettre les Européens à leur place. » Soloviov apostrophe en ces termes un interlocuteur ukrainien invité sur le plateau : « Nous vous exterminerons jusqu’au dernier. Pas question de négocier. » Sergueï Karaganov, un expert proche du Kremlin, recommande d’utiliser « la dissuasion par l’arme nucléaire » contre « nos voisins européens qui passent les bornes ». Il faut « stopper l’Europe, qui est la source de tous les maux de l’humanité… L’Europe est la pire chose qui ait été produite par l’humanité au cours des 500 dernières années au moins. Je pense au néocolonialisme, au racisme, aux nombreux génocides, au nazisme, etc. Il faut les éliminer… L’Europe historique doit être jetée dans les poubelles de l’histoire afin qu’elle ne gâche plus la vie de l’humanité. »
L’ampleur des sacrifices imposés par Poutine aux Russes doit nous alerter, car l’histoire montre que plus ce pays s’enfonce dans le dénuement et l’asservissement, et plus ses ambitions de conquête s’exacerbent. Les voisins proches de la Russie le savent, les voisins plus éloignés risquent de l’apprendre à leurs dépens s’ils ne sortent pas du cocon de leur nombrilisme et s’ils ne comprennent pas que la priorité absolue doit être donnée à la défense du territoire européen, à commencer par l’Ukraine, et de nos libertés.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.
Notes
- Cité in : Joseph Noulens, Mon ambassade en Russie soviétique, Plon 1933, t. 1, p. IV.
- Cité in : Orlando Figes, La révolution russe, Denoël 2007, p. 789.
- Cité in : L. A. Kogan, “Voenny kommounizm: outopia i realnost”, Voprosy istorii, 2, 1998, p. 128.
- Lénine, Œuvres, op. cit., t. 23, p. 25, in Stéphane Courtois, Communisme et totalitarisme, op. cit., p. 31.
- Cité in : Edward Hallett Carr, The bolshevik revolution, vol. 3, Penguin Books, 1984, p. 80.
- A. V. Kvachonkine, Bolchevistskoïe roukovodstvo. Perepiska 1912-1927, Rosspen, Moscou, 1996, p. 148.
- O. N. Ken, A. I. Roupassov, Politbiouro TsK VKP(b) i otnochenia SSSR s zapadnymi sosednimi gossoudarstvami, St Pét., 2000, p. 126.
- Lettre de Trotski du 5 août 1919. Cité in : Rakhman Mustafa-zade, Dve respoubliki, Moscou, 2006, p. 68.
- Richard Hovannisian, The Republic of Armenia, University of California Press, vol. IV, 1996, p. 170-1.
- RGASPI [Archives russes d’État d’histoire socio-politique], f. 85, op. 2c, d. 3, p. 2-3.
- Cité in : Isabella Ginor, “The Cold War’s Longest Cover-Up: How and Why the Ussr Instigated the 1967 War”, Middle East Review of International Affairs, Vol. 7, No. 3 (September 2003), p. 43-44.
- L. Mletchine, Osobaïa Papka, Moscou, 2003, p. 152-3.
- Discours aux syndicats et aux comités d’usine, 5 mai 1920, p. 113.
- Discours devant le congrès des métallurgistes, 6 mars 1922.
- F. Tchouev, Sto sorok besed s Molotovym, M. Terra 1991, p. 200
- Cité in : Joseph Noulens, op. cit. t. 2, p. 59.
- Cité in : Iou. Vatline, Mejdounarodnaïa strateguia bolchevizma na iskhode pervoï mirovoï voïny, Voprosy Istorii, n°3, 2008, p. 73
- Cité in : Rakhman Mustafa-zade, op. cit., p. 304.
- A. V. Kvachonkine (éd.), Bolchevistskoïe roukovodstvo, perepiska 1912-1927, Moscou, Rosspen, 1996, p. 224.
- Voir S. Dullin, Des hommes d’influences, Payot, 2001, p. 155-6.
- Le document énonçant ces excellents principes a été dévoilé par Istotchnik, n° 5, 2001, p. 130-1.
- A. A. Danilov, A. V. Pyjikov, Rojdenie sverkhderjavy, Moscou, Rosspen, 2001, p. 69.
- A. Soudoplatov, Taïnaïa jizn guenerala Soudoplatova, Moscou, Olma Press, 1998, p. 229, 233.
- P.& A. Soudoplatov, Missions spéciales, Seuil, 1994, p. 411.
- Sur le rôle de Dmitri Simes, voir l’article de L. Saint-Gilles,« Le Lobby russe aux États-Unis ».
- Voir F. Thom, Poutine ou l’obsession de la puissance, Litos 2022, p. 172.
- Esprit des Lois, III, 3