Le politologue franco-géorgien explique pourquoi les récentes élections en Géorgie et en Moldavie ont donné des résultats aussi différents. La Moldavie a soutenu la présidente pro-européenne Maia Sandu, ainsi que l’intégration européenne, alors que les Géorgiens, malgré leurs aspirations européennes, ont maintenu au pouvoir le parti pro-russe, le Rêve Géorgien. Il montre le jeu habile de Moscou en Géorgie et appelle l’Europe à reconnaître l’illégitimité des résultats électoraux frauduleux dans ce pays du Caucase.
Il fut un temps où la vie politique en Géorgie et en Moldavie était dominée par les personnalités de deux oligarques : Bidzina Ivanishvili et Vlad Plahotniuk. Lors d’une conférence à Paris consacrée à l’analyse comparative des deux cas avec un collègue moldave, j’ai plaisanté en empruntant une blague odessite, où une femme trompée s’exclame en voyant la maîtresse de l’ami de son mari : « Mais la nôtre est mieux ! » Je me souviens avoir alors dit à mon ami que « notre » oligarque géorgien était « meilleur ». Sa richesse était plus grande, sa mainmise sur l’État géorgien était plus complète et globale, et ses liens avec la Russie plus anciens et plus solides.
Aujourd’hui, Plahotniuk a disparu. Une succession d’autres oligarques (Ilan Shor, Vyacheslav Platon) qui ont repris le flambeau pro-russe en Moldavie ont été battus par les forces pro-européennes lors du référendum et des élections présidentielles successives. C’était un défi, mais il y a tout de même eu défaite des forces pro-russes. En revanche, Ivanichvili est toujours fermement ancré en Géorgie et vient d’organiser avec succès une fraude électorale à grande échelle, en mobilisant toutes les structures de l’appareil d’État à cette fin.
Malgré ces résultats, de nombreux paradoxes se présentent. Depuis son indépendance et avant l’arrivée au pouvoir du Rêve géorgien (RG), la Géorgie s’est toujours alignée sur l’Occident, exprimant même sa volonté de devenir membre de l’OTAN. En revanche, la Moldavie a connu une alternance constante de forces pro-russes et pro-occidentales et n’a jamais revendiqué l’objectif d’une adhésion à l’OTAN. Les sondages d’opinion montrent que plus de 80 % des Géorgiens souhaitent que leur pays rejoigne l’UE, tandis que les Moldaves sont bien moins enthousiastes à l’égard de l’Europe. Et ce, bien que le commerce extérieur de la Moldavie soit beaucoup plus étroitement lié à l’UE que celui de la Géorgie. En outre, la Géorgie, qui n’a plus de relations diplomatiques avec la Russie depuis 2008, a un gouvernement explicitement pro-russe, qui reçoit les encouragements et les applaudissements des personnalités publiques de Moscou et des propagandistes du Kremlin. Maia Sandu, en Moldavie, est quant à elle devenue la bête noire des médias russes et du Kremlin. Toutefois, la Moldavie entretient toujours des liens diplomatiques avec Moscou et a même organisé des élections en Russie pour les expatriés moldaves.
La Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine sont des pays de la ligne de front. Moscou cherche à atteindre le même objectif dans ces trois pays : avec des méthodes « hybrides » dans les deux premiers cas et une guerre cinétique et sanglante dans le dernier. La pression sur Chișinău et Tbilissi s’est considérablement accrue depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine et le retour de la question de l’élargissement à l’ordre du jour européen. À ce stade, le Kremlin a reculé en Moldavie, mais tient bon en Géorgie.
L’accaparement de l’État comme variable décisive
Outre de nombreuses similitudes, telles que leur passé soviétique similaire, leur statut de pays candidat à l’UE, une démographie comparable, l’existence de conflits séparatistes fomentés par Moscou dès les années 1990 et des entités territoriales de facto occupées par l’armée russe, la Moldavie et la Géorgie présentent aussi quelques différences notables.
La différence essentielle et décisive est qu’en Géorgie, l’appareil d’État a été repris par une force politique pro-russe, le parti Rêve géorgien, alors que la Moldavie a réussi à échapper à une mainmise comparable sur l’État. Le redressement de la Moldavie a commencé avec la victoire de Maia Sandu aux élections présidentielles de 2020 et celle du parti pro-européen PAS en 2021. Cela n’a pas suffi, car le pays est depuis lors confronté à une pression intense de la part de la Russie, notamment par des sabotages énergétiques, des cyberattaques, un financement de plusieurs millions de dollars des forces anti-européennes, des fake news et de la propagande. Néanmoins, le contrôle de l’État (à l’exception de la Gagaouzie et de certains districts) est resté largement hors de portée de la Russie, ce qui rend les objectifs de Moscou plus difficiles à atteindre. En revanche, l’emprise du Rêve géorgien sur la Géorgie depuis octobre 2012 et la consolidation constante du pouvoir au sein des institutions de l’État ont grandement facilité son succès lors des élections de 2024.
La Russie a tenté une prise de contrôle hostile en Moldavie, visible même en surface. La prise de pouvoir de l’extérieur tend à être plus flagrante que le maintien du pouvoir de l’intérieur, car le contrôle institutionnel permet plus de subtilité, comme on l’a vu en Géorgie. En octobre 2023, Maia Sandu a révélé un complot du groupe paramilitaire russe Wagner visant à la renverser. La police moldave a découvert un réseau de plus d’une centaine de jeunes hommes formés en Russie, en Serbie et en Republika Srpska (appartenant à la Bosnie-Herzégovine) pour provoquer des troubles post-électoraux. Des tactiques aussi agressives n’ont pas été nécessaires en Géorgie. Après le premier tour des élections présidentielles et du référendum en Moldavie, Maia Sandu a accusé des « groupes criminels travaillant avec des forces étrangères » d’avoir tenté d’acheter 300 000 voix. Dans certaines régions, des cartes de paiement russes ont été largement distribuées à la population.
Mais qu’en est-il de la Géorgie ? Pourquoi les observateurs internationaux ne mettent-ils pas l’accent sur l’ingérence russe, alors que la présidente Salomé Zourabichvili l’a qualifiée d’ « opération spéciale russe » ?
La Russie sous-traite au Rêve géorgien ?
Malgré l’interdiction par Chișinău des émissions télévisées russes, la Russie maintient un solide réseau de médias en langue russe en Moldavie, qui promeuvent des récits favorables aux intérêts du Kremlin. Les médias en langue russe sont beaucoup moins répandus en Géorgie, les émissions de la télévision russe ayant été interdites en 2008 après l’invasion russe. Toutefois, la Géorgie n’a pas mieux résisté que la Moldavie à la propagande décrivant l’Europe et l’Occident comme des forces déstabilisatrices qualifiées de « parti de la guerre mondiale » prônant la dégradation morale, détruisant les valeurs traditionnelles et familiales et imposant de force le mariage entre personnes du même sexe.
Contrairement à la Moldavie, en Géorgie, cette désinformation a été principalement diffusée par des médias en langue géorgienne liés au parti au pouvoir. Des chaînes comme Imedi, Rustavi2, PosTV et le radiodiffuseur public géorgien ont diffusé en géorgien une propagande alignée sur la Russie sans y faire ouvertement référence. Cette approche s’est avérée plus efficace que si elle avait été présentée en russe. Le même schéma s’étend à la manipulation des médias sociaux sur des plateformes telles que Facebook, TikTok, Instagram et Telegram. En mai 2023, Meta a supprimé des dizaines de comptes, pages et groupes du gouvernement géorgien pour « comportement inauthentique coordonné », un terme qui fait essentiellement référence à la diffusion de fausses nouvelles. Ces comptes étaient notamment liés à la société gouvernementale Stratcom, qui avait bénéficié d’un financement important de la part des contribuables européens et américains.
La Russie est restée remarquablement absente des messages du Rêve géorgien, probablement en raison d’une décision tactique d’éviter de mentionner le pays par son nom. La propagande pro-gouvernementale s’est plutôt attachée à critiquer l’Europe qu’à glorifier le régime de Poutine. Toute référence explicite à la Russie aurait compliqué les choses pour le Rêve géorgien, car le Kremlin est largement impopulaire parmi les électeurs géorgiens. Chaque déclaration de Moscou en faveur du Rêve géorgien n’a fait qu’accroître la méfiance d’une grande partie de l’électorat, rendant de tels soutiens indésirables. Le seul contexte acceptable pour évoquer le « grand voisin du nord » était celui des discussions sur la « paix ». La Russie suscitant à la fois des sentiments négatifs et la crainte d’une population géorgienne encore traumatisée par les conflits armés du début des années 1990 et de 2008, le Rêve géorgien s’est positionné comme le seul garant de la paix avec Moscou.
Le contrôle de l’appareil bureaucratique par le Rêve géorgien lui a donné un avantage significatif sur les forces pro-russes en Moldavie. En contrôlant entièrement le ministère des Affaires étrangères et en exerçant une influence sur la Commission électorale centrale (CEC), le Rêve géorgien a limité les droits de vote de la diaspora géorgienne, refusant systématiquement d’ouvrir un nombre suffisant de bureaux de vote à l’étranger malgré les pétitions des citoyens hors de Géorgie. En Géorgie comme en Moldavie, le vote de la diaspora a massivement soutenu les forces pro-européennes (plus de 80 %). Environ 700 000 à 800 000 citoyens moldaves comme géorgiens à l’étranger ont le droit de voter. Pourtant, la CEC moldave a ouvert 231 bureaux de vote à l’étranger, tandis que la CEC géorgienne n’en a ouvert que 67. Cette disparité explique le taux de participation beaucoup plus élevé de la diaspora en Moldavie : 328 000 Moldaves (19,5 % du total des électeurs) ont voté, contre seulement 34 000 Géorgiens (1,6 %). Les votes de la diaspora ont été déterminants en Moldavie, contribuant à la victoire de Sandu au second tour de la présidentielle et au « oui » (pro-européen) au référendum. Le sabotage conjoint du ministère géorgien des Affaires étrangères et de la CEC a joué un rôle essentiel dans le score record du gouvernement géorgien lors de ces élections. Il a eu un double effet : il a réduit le nombre de voix de l’opposition et augmenté le score du parti au pouvoir. En effet, de nombreux rapports soumis par des ONG et des observateurs de l’opposition font état de l’utilisation massive par le RG de cartes d’identité/numéros d’identification d’émigrants non enregistrés auprès des consulats géorgiens dans leur pays de résidence et incapables de rentrer au pays le jour du scrutin.
La mainmise de l’État a fourni au Rêve géorgien des outils inestimables pour fausser l’équité des élections. Chaque ministère et agence d’État a été mobilisé pour fournir des données personnelles sur presque tous les électeurs géorgiens, donnant au parti au pouvoir une possibilité exclusive de les influencer.
Par exemple, le ministère de la Santé et des Affaires sociales a fourni des listes de bénéficiaires de l’aide sociale, de participants aux programmes de distribution de médicaments de l’État, de candidats à l’assurance maladie publique, de personnes inscrites à des programmes de sevrage et de patients atteints de cancer. Grâce à ces informations confidentielles, le Rêve géorgien a pu adapter sa campagne aux besoins individuels, ce qui a eu pour effet de marchandiser les votes. Les électeurs se sont vu proposer des services correspondant précisément à leurs besoins, tels que l’aide à l’achat de médicaments, la garde d’enfants ou la distribution de méthadone pour les personnes participant à des programmes de traitement de la toxicomanie. L’administration pénitentiaire et le ministère de la Justice pouvaient fournir la liste complète des personnes en probation, de celles purgeant leur peine dans des établissements pénitentiaires, la nature de leurs délits et la durée de leur peine. Seul dépositaire de ces informations, le RG a pu proposer aux familles des amnisties et des réductions de peine en échange de leur vote. Les personnes concernées, leurs familles et leurs proches ont été encouragés à voter pour le RG et à devenir des « coordinateurs » de ce parti et des militants électoraux. La « relation spéciale » que les structures chargées de l’application de la loi entretiennent avec le monde criminel a également été mise à profit pour favoriser la victoire du RG : les « petits voyous » du quartier pouvaient intimider les électeurs de l’opposition en échange de l’impunité pour leurs crimes, leurs trafics de drogue et leurs incivilités quotidiennes.
Le ministère de la Justice, les maisons de service public — qui étaient autrefois la marque de fabrique du gouvernement précédent — et la Police des frontières ont dressé une liste des citoyens géorgiens à l’étranger qui ne s’étaient pas inscrits auprès des consulats, les empêchant ainsi de voter sur place. Le Rêve géorgien a exploité ce réservoir de voix en organisant des votes multiples par l’intermédiaire de loyalistes du parti ou de participants rémunérés. Selon certaines personnes impliquées, les individus les plus « efficaces » ont voté jusqu’à 22 fois dans différents bureaux de vote à travers le pays.
De plus, le système judiciaire, entièrement soumis à l’influence politique, rejette régulièrement les plaintes pour violation des règles électorales déposées par les ONG ou les partis d’opposition, à l’exception de quelques juges courageux. Cependant, même ces cas se heurtent à un rejet par les tribunaux supérieurs, laissant les plaintes de l’opposition sans aucune chance de succès.
De nombreux exemples montrent comment des enseignants d’écoles et de jardins d’enfants, souvent non qualifiés et ayant échoué aux examens d’État, ont été poussés à contribuer aux efforts de falsification dans les commissions des bureaux de vote, en acceptant, par exemple, la présentation de documents d’identité non conformes. En outre, le Rêve géorgien a créé des dizaines de milliers d’emplois fictifs dans la fonction publique à l’approche des élections, en les présentant comme des actes de charité — un exemple classique d’ « utilisation des ressources administratives ».
Le contrôle pro-russe de l’appareil d’État géorgien a épargné à Moscou la nécessité d’une ingérence directe, qui aurait été plus manifeste qu’en Moldavie. Cette approche indirecte a été d’autant plus efficace qu’une ingérence russe apparente aurait pu alarmer les électeurs géorgiens.
Quelles leçons pour l’Europe ?
Le Rêve géorgien a transformé les élections en Géorgie et une grande partie de son paysage politique en une sorte de vaste place de marché — la principale chance pour la population appauvrie, intimidée et marginalisée du pays de recevoir une quelconque forme d’aide de la part de l’État. Les élections ont cessé d’être le moment du choix d’une orientation politique, idéologique, économique ou géopolitique ; elles sont devenues des occasions d’obtenir des biens en espèces, de la nourriture, des médicaments, un allègement des dettes et d’autres produits de première nécessité.
Les messages non matériels du parti au pouvoir sont minimes et largement négatifs, centrés sur les peurs qu’il a précédemment cultivées : la peur de la guerre (avec des affiches de campagne montrant des villes ukrainiennes détruites en contraste avec des villes géorgiennes paisibles) et la peur de l’érosion de la famille traditionnelle et des rôles de genre (Bidzina Ivanishvili a évoqué de manière inquiétante la « menace » du lait masculin remplaçant le lait féminin lors de sa dernière interview préélectorale !).
Comment l’Europe et l’Occident doivent-ils donc réagir ? L’intérêt européen pour les élections moldaves et géorgiennes de 2024 était élevé, en particulier compte tenu du contexte : il s’agissait des premières élections depuis l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie et l’octroi du statut de candidat à l’UE à ces deux pays.
Pourtant, l’intérêt, les ressources et les efforts de l’Europe restent en deçà de la détermination de Moscou à s’ingérer dans les deux pays. La menace que la Russie s’investisse davantage dans le voisinage oriental de l’UE — y compris les pays candidats — que Bruxelles elle-même demeure constante. Des dirigeants européens comme Ursula von der Leyen et Josep Borrell ont exprimé leur soutien aux aspirations européennes de la Moldavie et de la Géorgie, parlant d’une chance historique pour ces pays de rejoindre la prochaine vague d’élargissement de l’UE d’ici 2030 s’ils maintiennent leur élan de réforme. Il s’agit en effet de déclarations historiques motivées par les changements géopolitiques provoqués par la guerre en Ukraine. Il y a quelques années encore, Kyïv, Chișinău et Tbilissi ne pouvaient que rêver de telles opportunités. Mais la Russie, même enlisée en Ukraine, considère que c’est le moment de faire avancer sa vision d’un empire qui sera bientôt restauré.
La Russie ne ménage pas ses efforts pour déployer la subversion, la guerre hybride, la désinformation et la construction d’une réalité déformée. L’Europe, quant à elle, a commencé à réagir mais reste souvent à la traîne. En tant que démocraties ancrées dans la légalité et la transparence, les réponses de l’UE sont généralement défensives, visant à contrer les tactiques russes avec un succès modéré, mais rarement par des mesures proactives.
L’approche de l’Europe face à la diplomatie coercitive, au chantage, à l’intimidation, à la déstabilisation et à la corruption de la Russie tend à s’appuyer sur un programme positif (assistance aux réformes, aide financière, crédits pour les infrastructures et programmes de santé et d’éducation). Lorsque Ursula von der Leyen s’est rendue à Chișinău deux semaines avant les élections, elle a annoncé un « plan de croissance » de 1,8 milliard d’euros pour soutenir l’économie de la Moldavie. Il s’agissait d’un engagement sans précédent, mais qui a probablement eu peu d’impact immédiat sur le résultat du référendum, car il a semblé abstrait à de nombreux Moldaves appauvris et aux prises avec la crise, surtout si on le compare aux 100 à 150 euros concrets en espèces offerts par des sources soutenues par la Russie. Le même aspect a joué un rôle dans le choix de milliers de Géorgiens qui étaient plus attirés par l’argent tangible distribué par les coordinateurs du RG que par la perspective d’un avenir lointain et radieux en tant que citoyens de futurs États membres de l’UE.
En outre, l’UE a toujours été réticente à « influencer le vote » dans d’autres pays, même lorsqu’elle y a des intérêts stratégiques. Cette situation commence à changer. Bien que la Commission européenne ait retenu la publication d’un rapport national sur l’élargissement quelques jours avant le vote — craignant qu’il n’apparaisse comme une ingérence électorale —, l’ambassadeur de l’UE à Tbilissi a fini par dépasser sa position initiale consistant à « ne pas surveiller la Géorgie ». Il a mis en garde contre les répercussions si les élections étaient truquées ou si les lois contraires aux principes de l’UE, telles que les lois sur les « agents étrangers » et la « propagande LGBT », n’étaient pas abrogées. Pourtant, cela n’a eu que peu d’impact sur la campagne du Rêve géorgien, qui a attisé les craintes d’une guerre imminente pour influencer les électeurs.
Nécessité de changements radicaux
L’UE doit adopter une position plus ferme. Souvent considérée comme un « herbivore » dans un monde de prédateurs impitoyables, l’Europe doit s’adapter si elle veut avoir un impact dans une région où la Géorgie vit à côté de l’un des voisins les plus agressifs : La Russie de Poutine. Pour faire la différence, l’Europe doit être prête à montrer les dents. Elle ne peut pas se permettre de jouer le rôle du petit chaperon rouge, errant naïvement dans la forêt tandis que le loup — la Russie — attend de bondir. L’UE doit reconnaître qu’elle est confrontée à un prédateur déterminé à exploiter tout signe de vulnérabilité. Si l’Europe souhaite protéger ses valeurs et son influence, elle doit agir comme une force avec laquelle il faut compter, et non comme le personnage sans défense d’une fable familière.
L’Europe s’efforce d’être plus géopolitique et d’établir une stratégie dans son voisinage oriental. Après des années d’inertie, elle a adopté l’élargissement comme outil pour étendre son influence. Cela rappelle la politique de l’UE dans les années 1990, mais les défis d’aujourd’hui ressemblent à l’ère post-Seconde Guerre mondiale, marquée par l’expansion soviétique. L’objectif n’est pas d’établir une comparaison directe avec cette époque-là, mais plutôt de trouver une période où un résultat positif a été obtenu en dépit de l’adversité.
Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique a étendu son emprise sur l’Europe, renversant des gouvernements démocratiques dans des pays comme la Tchécoslovaquie et la Pologne, installant des régimes satellites en Hongrie, en Roumanie et en Bulgarie, et influençant l’Autriche et la Finlande, pays neutres. Les forces communistes ont pris le pouvoir en Yougoslavie et en Albanie, ont mené une guerre civile en Grèce et se sont rapprochées d’un soutien quasi-majoritaire en France et en Italie, avec l’appui significatif de Moscou.
Comment l’Europe occidentale a-t-elle été épargnée par la domination soviétique ? L’audace et la collaboration avec les États-Unis ont été déterminantes, principalement dans le cadre du plan Marshall. Ce plan n’était pas seulement économique, il s’agissait d’une vaste contre-mesure impliquant la culture, l’éducation, les médias et une forte implication en matière de sécurité. L’OTAN est née à ce moment-là, la CIA soutenant les forces anti-soviétiques. Les intellectuels, ou « influenceurs » de l’époque, ont été mobilisés pour résister.
Aujourd’hui, les États-Unis pourraient être moins enclins à intervenir aussi lourdement dans les affaires européennes, surtout après le retour de Trump à la Maison-Blanche. L’Europe devra désormais assumer davantage de responsabilités. En 2024, l’Europe est prospère, stable et davantage capable de s’organiser qu’après la Seconde Guerre mondiale, tandis que la Russie n’a pas la portée de l’URSS et a des ambitions plus modestes. Les anciennes nations du Pacte de Varsovie sont aujourd’hui membres de l’OTAN et contribuent à la défense de l’Occident. L’Ukraine, et non l’Allemagne, est au centre des préoccupations de Poutine. L’Europe peut agir avec une volonté politique, une nouvelle perspective et un changement significatif dans les politiques industrielles, sécuritaires, stratégiques et culturelles. Reconnaître l’illégitimité des élections contestées en Géorgie pourrait être un premier pas solide.
Traduit de l’anglais par Desk Russie. Lire l’original.
Thorniké Gordadze est un universitaire et chercheur franco-géorgien. De 2010 à 2012, il a été ministre d’État pour l’intégration européenne et euro-atlantique de la République de Géorgie.