Emmanuel Carrère vient de publier « Un roman géorgien » dans la revue Kometa. Dans cet article, « l’écrivain français part à la rencontre de sa cousine Salomé Zourabichvili, présidente de la Géorgie, pour raconter l’histoire de ce pays qui tente de s’affranchir de la Russie ». Ce « récit » a attiré l’attention de Régis Genté, un journaliste français installé à Tbilissi depuis 2002. Il passe au crible la description de la Géorgie faite par Carrère, « tronquée » et « approximative ».
Dans son article, Emmanuel Carrère prétend dire des choses vraies de ce petit pays du Caucase d’où provient une partie de sa famille, tout en assumant la subjectivité que l’on attend de lui. Mais il se fonde en réalité sur quantité d’erreurs factuelles et d’approximations, livrant au final une image tronquée du pays et de sa présidente.
Ceci est donc un article sur la Géorgie. Rien que sur la Géorgie à vrai dire. Presque un coup de gueule. Pour rétablir quelques faits. Dans les affaires politiques, on ne peut penser les choses que sur la base de faits aussi bien établis que possible. A fortiori dans cet ancien espace soviétique si troublé actuellement, dans un pays qui a encore connu la guerre en 2008 et est travaillé par mille tensions aujourd’hui. Ceci est l’article d’un journaliste installé à Tbilissi qui, année après année depuis vingt et un ans, ressent combien il est crucial de raconter l’ex-URSS le plus précisément possible, tant les clichés, mensonges, approximations, sans parler des fantasmes, polluent la compréhension de ce qui se joue dans la région, jusqu’à nos instances dirigeantes. Tant tout cela a fait, par exemple, que l’on n’a pas compris au final le sens de l’agression russe contre la Géorgie en 2008. Une guerre qui est la même que celle qui fait rage en Ukraine aujourd’hui, qui était en fait le début même de cette guerre, lancée par Vladimir Poutine en 2014.
Ceci n’est donc pas un article sur Emmanuel Carrère. Mais un article sur l’article qu’il vient de publier dans le N° 1 de la revue Kometa. « Un roman géorgien » (c’est le titre de l’article) où « l’écrivain français part à la rencontre de sa cousine Salomé Zourabichvili, présidente de la Géorgie1, pour raconter l’histoire de ce pays qui tente de s’affranchir de la Russie. Un récit entre introspection familiale, clic-clac inconfortable et destins politiques incroyables. » Rien que d’alléchant donc, dans ce qui est présenté comme un « récit », genre qui autorise une bonne dose de subjectivité, mais pas d’ignorer la réalité des faits. Or, le papier est truffé d’erreurs factuelles et d’approximations, à commencer par ce qui fait le cœur même de son article.
« Mais c’est un écrivain ! », me disent ses amis et admirateurs. Oui, mais c’est lui qui dit qu’il a écrit un « récit », dois-je répéter, où il dit vouloir raconter « l’histoire de ce pays qui tente de s’affranchir de la Russie ». Comment raconter l’histoire d’un pays sur la base d’erreurs factuelles ? Ce n’est pas grave en soi, d’autant que l’on sent se profiler, avec délectation déjà, la suite de Un roman russe, livre où l’auteur, fils de la célèbre historienne spécialiste de la Russie Hélène Carrère d’Encausse, menait une enquête troublante sur son grand-père maternel, probablement exécuté pour collaboration avec l’Allemagne nazie. Mais Emmanuel Carrère a une voix qui porte en France. La journaliste Léa Salamé l’accueille dans la très écoutée matinale de France Inter du 26 septembre pour justement parler de son « roman géorgien » et faire une promo un peu insistante de la revue Kometa. Et il prétend ici dire des choses (vraies) sur la Géorgie, en même temps que la séduction qu’elle exerce sur lui après ce premier voyage de quinze jours dans le pays d’une partie de ses ancêtres.
Or, il dit des choses (fausses) qui, de fait, font écho à ce que l’on entend trop souvent en France au sujet de la Géorgie, et notamment de sa cousine, Salomé Zourabichvili. Des choses qui, vues de Tbilissi, sont plus que caricaturales : face au méchant pouvoir pro-russe de Bidzina Ivanichvili, on trouverait une présidente pro-européenne, comme on l’entend régulièrement sur les chaînes de TV françaises. C’est la plus grosse erreur factuelle de l’article de M. Carrère : l’oligarque Bidzina Ivanichvili, qui règne sur le pays et lui fait faire actuellement un impressionnant virage pro-russe, a remboursé les emprunts de 600 000 électeurs géorgiens, non pas en 2012 comme l’écrit Emmanuel Carrère, mais en 2018. Précisément pour faire élire à la présidence la cousine de M. Carrère2. Demandez à n’importe quel politiste du pays.
Les affiches électorales de la candidate, qui ne faisait pas partie du Rêve géorgien [le parti d’Ivanichvili, NDLR] mais était soutenue par lui pour cette élection, ont même été retirées dans l’entre-deux tours, estimant que son image nuirait aux chances de la faire élire. Elles ont alors été remplacées par d’immenses affiches de M. Ivanichvili et de ses hommes placés à la tête du parti au pouvoir.
Pour ce scrutin, Salomé Zourabichvili avait accepté le parrainage de l’oligarque (et un prêt d’un million de lari, 340 000 € à l’époque), dont nous savions déjà tous qu’il était « tenu » par les Russes, outre qu’il s’employait aussi déjà à saper la dynamique démocratique que l’on observe dans le pays depuis une vingtaine d’années. Voilà qui change sacrément l’image de cette cousine pro-européenne tant vantée tout au long du papier et dans les interviews des chaînes d’info françaises… J’ai la faiblesse de croire que cela la rendrait au passage sacrément plus intéressante d’un point de vue littéraire. Du point de vue journalistique, il faut dire combien cette présidentielle de 2018 a porté un coup très rude à la jeune démocratie géorgienne.
Il ne s’agit pas de dire que Salomé Zourabichvili n’est pas pro-européenne. Ni que ses efforts pour que la Géorgie obtienne en cette fin 2023 le statut de « pays candidat » à l’UE ne sont pas bons pour le pays. Ils le sont. Et c’est très important. Mais, puisque je parle ici essentiellement de la Géorgie, je ne peux que rapporter l’analyse bien plus controversée que les Géorgiens font d’une présidente qui, bien qu’elle remonte aujourd’hui dans les sondages grâce à ses prises de position pro-UE et à son opposition au parti au pouvoir, est perçue comme arrogante, détachée du peuple et, surtout, compromise avec l’homme fort du pays.
Pour nuancer le portrait de sa cousine, l’auteur aurait pu rappeler ce que le patron du parti au pouvoir, Irakli Kobakhidzé, a dit en mars dernier : « Nous disposons d’informations détaillées sur les raisons pour lesquelles elle a changé de couleur [s’est mise soudain à critiquer son parti à partir de février 2022], mais nous nous abstiendrons de parler de ces détails, notamment du fait que Salomé Zourabichvili n’a pas encore franchi la ligne rouge ». On la tient ! dit-il ici en substance. Le soutien massif de Rêve géorgien lors de l’élection de 2018 n’est pas qu’un « péché originel », qui n’aurait d’intérêt que pour l’histoire. Quelles sont ces lignes rouges ? « Jamais elle ne prononce le nom d’Ivanichvili, elle n’est pas allée à Kyïv depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, elle ne graciera pas [l’ancien président Mikheïl] Saakachvili alors que rien ne l’en empêche légalement, absolument rien sinon le veto d’Ivanichvili », nous confie un proche de la direction du Rêve géorgien.
Pour continuer à nuancer le portrait de Mme Zourabichvili, il faut encore évoquer ce fait troublant et qui nous mène au cœur de son ambivalence politique. Son livre La tragédie géorgienne, vanté une fois par Poutine, a été versé au dossier par la Russie devant la Cour internationale de Justice de La Haye, dans l’affaire portée devant celle-ci par Tbilissi, après la guerre russo-géorgienne de 2008… Les Russes ont beaucoup aimé le fait qu’elle fasse d’abord porter la responsabilité du déclenchement de cette guerre sur le président géorgien d’alors, Mikheïl Saakachvili, plutôt que sur le Kremlin. Et, jusqu’au déclenchement de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine le 24 février 2022, c’est la position que défendait en gros l’actuelle présidente. Certes, M. Saakachvili a redoublé d’imprudence, s’est parfois montré provocateur à l’égard de la Russie, mais là n’est pas le problème. Le président ukrainien actuel, Volodymyr Zelensky, s’est fait élire entre autres avec des promesses de travailler à faire la paix avec la Russie, de discuter et faire des concessions à M. Poutine. Cela ne l’a pas empêché d’avoir la guerre que l’on sait depuis vingt mois. Inutile de dire combien les prises de positions de Mme Zourabichvili ont choqué en Géorgie et affaiblissent sa parole jusqu’à aujourd’hui.
Par ailleurs, Emmanuel Carrère écrit que Salomé a réussi « toute seule [à] chasser les Russes du pays de ses ancêtres » (référence à une base militaire russe datant de l’époque soviétique, que Moscou a accepté d’évacuer lorsqu’elle était ministre des Affaires étrangères de la Géorgie en 2004-2005). Cela marche comme cela, le monde ? Une personne « toute seule », fut-elle ministre, contraint les Russes à évacuer leur base ? Certes, Mme Zourabichvili a négocié cette affaire dans sa phase finale, assez bien je crois… « mais la réalité est que l’évacuation de la base russe représente six ans de négociations, qu’une cohorte de diplomates géorgiens a travaillé des années pour rendre cela possible, que Washington et les Européens ont mis tout leur poids dans une balance où Tbilissi pesait bien peu évidemment », nous confie un diplomate géorgien qui a justement œuvré six ans durant au retrait de la base russe d’Akhaltsikhé.
Il y a dans ce dernier point, pour parler moins ici de la Géorgie que du récit de M. Carrère, une forme de mépris de la Géorgie et des Géorgiens. Dans l’interview de la matinale de France Inter, il rappelle qu’il vient d’une famille d’un côté géorgienne et de l’autre russe, où « c’est complètement le côté russe qui l’a emporté ». C’est probablement cela, qu’il confie humblement, qui amène ce mépris certainement involontaire qui perce tout au long du texte. Dans l’ignorance de l’énorme travail de ces diplomates géorgiens, résultant en une héroïsation de Zourabichvili qui aurait réussi « toute seule [à] chasser les Russes du pays de ses ancêtres ». Il semble aussi croire qu’elle a pesé lourd dans la décision du gouvernement « Ivanichvili » de retirer début mars 2023 son projet de loi sur les « agents de l’étranger », que ses opposants ont aussitôt baptisé « loi russe ». Mme Zourabichvili s’est certes opposée à ce projet de loi, mais ce sont d’abord et avant tout les quelque 25 000 jeunes sortis dans la rue et qui ont bravé les canons à eau et le gaz lacrymogène qui ont fait reculer le gouvernement.
Parfois, involontairement encore j’en suis certain, on voit surgir la vision russe des choses, celle du Kremlin. Comme ici : « Les Russes voient d’un très mauvais œil ces révolutions encouragées et financées par les Américains »… Pour avoir enquêté sur la « révolution des roses » de 2003, je crois pouvoir dire que ce n’est pas aussi simple, parce que la société géorgienne existe, bouge, résiste, prend des risques. Ou bien lorsqu’il veut croire que le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, n’était en 2004, lorsque Salomé négocie avec lui le retrait de la base russe, « pas encore le Lavrov que nous connaissons ». Il l’était évidemment. C’est l’époque où Moscou distribuait massivement des passeports russes aux habitants de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, les deux provinces séparatistes géorgiennes, moins en vue de leur être agréable que de préparer une guerre qui sera déclenchée en 2008.
Parmi ces jeunes qui ont défilé contre la « loi russe », se trouvait le jeune Lazare Grigoriadis, récemment condamné à un an et demi pour avoir violenté son père en 2021. Mais en fait, il a été traîné devant la justice après les manifestations de mars 2023 pour avoir prétendument jeté des pierres et des cocktails Molotov sur la police, ce que le parquet n’a pas pu prouver ensuite. La personnalité de ce jeune homme a été utilisée par le pouvoir à la fois pour faire peur à la société et pour en faire le symbole d’une jeunesse présentée comme décadente, dans la veine idéologique prônée par le Kremlin. L’injustice de sa condamnation est criante. Mme Zourabichvili, qui s’est dite aux côtés des manifestants, ne l’a pas gracié alors que rien ne l’en empêche.
Lire également :
- Jaba Devdariani. Les faux-semblants de la politique géorgienne : un piège tendu à l’UE par la Russie
Régis Genté est correspondant dans l'ancien espace soviétique pour Radio France Internationale (RFI), France 24 et Le Figaro. Il est installé depuis plus de vingt ans en Géorgie. En 2014, il publie son livre Poutine et le Caucase. Il est co-auteur de Futbol. Le ballon rond de Staline à Poutine (avec Nicolas Jallot, 2018) et de Volodymyr Zelensky - Dans la tête d'un héros (avec Stéphane Siohan, 2022).
Notes
- Dont les pouvoirs sont désormais plutôt protocolaires.
- Le service de presse de la présidence géorgienne m’a récemment fait savoir qu’elle ne souhaitait pas répondre à mes requêtes, au prétexte que : « c’est la première fois que vous manifestez un intérêt pour une interview » avec Mme Zourabichvili. Ce qui est faux, même s’il est vrai que mes demandes n’ont pas été très nombreuses du fait du rôle seulement protocolaire du chef de l’État géorgien. J’ai évidemment conservé des traces écrites de ces demandes et j’ai aussi divers témoignages à ce sujet.