« La Russie se comporte selon les schémas coloniaux du passé »

Le 13 juin, l’académie Mohyla à Kyïv a décerné un doctorat honoris causa à Herman Van Rompuy. À cette occasion, lors de la cérémonie en visioconférence, l’ancien président du Conseil européen (2009-2014) et ancien Premier ministre belge a prononcé un discours emblématique que nous reproduisons ici.

C’est la tragédie de la guerre qui nous rassemble. C’est comme si chacune de mes rencontres avec l’Ukraine était d’une certaine manière tragique. En 2009, en tant que président du Parlement belge, j’étais à Kyïv pour commémorer le Holodomor. Le meurtre par la famine de millions de personnes est bien trop peu connu en Europe occidentale. Ceux qui en sont conscients portent aujourd’hui un regard différent sur la guerre. Lorsque je suis revenu trois ans plus tard en tant que président du Conseil européen pour travailler sur l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine, nous ne savions pas ce qui allait se passer en 2013 et 2014 sur la place Maïdan et dans l’est du pays. Dès l’été 2013, il était clair que la Russie était au moins aussi fermement opposée à l’avenir européen de votre pays qu’à son adhésion à l’OTAN. Cela a conduit à la mort tragique de plus d’une centaine de personnes sur Maïdan et de 13 000 dans l’Est, sans prendre en compte tout ce qui s’est passé après la date fatidique du 24 février. J’espère qu’un jour nous pourrons laisser cette tragédie derrière nous et nous revoir dans une Ukraine libre, unie, prospère et démocratique, étroitement liée à l’Union européenne.

Ce qui a rapproché l’UE et votre pays il y a dix ans, ce n’est pas l’hostilité à l’égard de la Russie, mais la communauté de valeurs qu’est l’Union. Le lien le plus étroit entre les nations ne porte pas sur les intérêts mais sur les valeurs. Lorsque deux pays ou entités partagent des intérêts, ils sont alliés. Lorsqu’ils partagent à la fois des valeurs et des intérêts, je les appelle des compagnons. Ils ont un destin commun. L’accord d’association de 2014 en était déjà l’expression. Mais j’ai dit alors que ce ne serait pas la dernière phase de notre coopération.

Quand on parle précisément de valeurs, la première d’entre elles est l’humanité, la valeur de chaque vie humaine. L’homme n’est pas un million de personnes divisé par un million. Cela donne aussi un, mais cela cache l’unicité de chaque personne humaine. La guerre réduit les personnes à des objets qu’il faut éliminer. La guerre menée par la Russie de Poutine viole tous les principes de l’humanité. Pour elle, l’Ukraine n’est pas un pays et les Ukrainiens ne sont pas des frères mais des ennemis.

Outre la paix et l’humanité, la démocratie, une économie sociale de marché, une répartition équitable des revenus et des richesses et l’État de droit constituent les piliers fondamentaux d’un État et d’une communauté. L’autoritarisme et l’oligarchie sont le contraire de la société dont nous rêvons ou que nous aimons. Je sais que beaucoup d’entre vous réfléchissent déjà à ce à quoi ressemblera votre pays après la guerre, dans un pays souverain et uni. Avant 1945, certains en Europe occidentale réfléchissaient à la manière dont l’Europe serait reconstruite après la victoire sur Hitler. Ils construisaient une nouvelle société fondée sur la prospérité et le bien-être pour tous, une démocratie politique forte et une Europe unifiée. Cette utopie s’est réalisée. Bien sûr, ce travail n’est jamais terminé et il y a encore des déceptions aujourd’hui, mais nous avons réussi à créer une nouvelle communauté de nations européennes, comme l’histoire n’en a jamais connu.

L’Ukraine doit rêver et travailler pour un pays renouvelé. Alors, la souffrance et la mort de tant de personnes auront eu un sens, si insensée que soit cette guerre en elle-même. « Que ces morts ne soient pas morts en vain », comme l’a dit le président Lincoln à Gettysburg, en pleine guerre civile, il y a cent soixante ans. Un rêve ne doit pas nécessairement être une utopie. Les rêves peuvent devenir réalité, même si l’on vit aujourd’hui dans un cauchemar.

L’Union européenne et l’Occident dans son ensemble aideront à reconstruire votre pays sur les ruines d’aujourd’hui. Des ressources sont déjà mobilisées à cette fin. Ce sera en grande partie votre propre travail, mais les amis de votre pays vous aideront comme ils le font déjà dans cette guerre. Ce sera également une occasion unique de construire une nouvelle économie et de nouvelles infrastructures technologiquement avancées, écologiquement durables et établies de manière ouverte et transparente, au bénéfice de tous et non de quelques-uns seulement.

Après la guerre, vous pouvez marquer une différence encore plus forte avec la Russie en choisissant résolument l’avenir et non le passé. La Russie de Poutine est prisonnière d’un nationalisme nostalgique : rendre sa grandeur à la Russie. Ce genre de culte du passé est toujours dangereux. Cela a malheureusement été démontré une fois de plus aujourd’hui. Dans notre Union européenne, le revenu par habitant est cinq fois supérieur à celui de la Russie. Nous avons investi dans notre propre peuple et non dans une folie collective. Le patriotisme diffère du nationalisme radical. Aimer son pays et surtout son peuple : ce patriotisme est sain car il est un hommage à nos origines. Nous devons rester fidèles à nos racines mais toujours avec un sens de l’ouverture vers les autres, à ceux qui sont différents par leur langue et leur culture mais avec lesquels nous partageons les mêmes valeurs. Une civilisation fondée sur des valeurs et des cultures multiples.

L’UE n’est pas parfaite, mais vous ne trouverez pas un Français, un Allemand ou un Italien qui rêve de restaurer son empire, si grand qu’il ait été. Cette nostalgie n’existe plus dans l’UE, de sorte que la paix peut être durable. La Russie se comporte selon les schémas coloniaux du passé. Il est tragique que de grands pays à travers le monde, encore traumatisés par le joug colonial qui leur a été imposé à l’époque, n’aient pas le courage aujourd’hui de condamner le néocolonialisme russe. C’est incompréhensible. Vous ne pouvez pas être l’ami de l’ennemi de l’humanité.

L’UE est une entité à laquelle participent aujourd’hui 27 pays. Elle n’était pas et n’est pas un club fermé. Nous avons commencé avec six pays, dont mon pays. Aujourd’hui, nous sommes provisoirement 27. Nous essayons toujours de parvenir à des positions unanimes. Souvent, une crise nous rapproche. La fin de l’Union a été prédite d’innombrables fois. Nous sommes habitués à cela. Depuis la crise bancaire de 2008, nous avons dû traverser une crise après l’autre. La crise des banques, de l’euro, de l’économie, des réfugiés du Moyen-Orient, du terrorisme, du Covid, de l’inflation et maintenant les conséquences de la guerre. On appelle cela la crise multiple, voire la crise permanente. Chaque fois, l’Union en est sortie renforcée. Poutine pensait que nous allions réagir faiblement et être divisés. Il s’attendait à cela de la part de l’Occident décadent ! Mais l’UE, l’Occident et le G7 ont rarement été aussi unis. Quoi de plus décadent que la guerre ! C’est cela, la vraie décadence.

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Sommet UE-Ukraine du 25 février 2013. Herman Van Rompuy (au centre), président du Conseil européen, José Manuel Barroso (à gauche), président de la Commission européenne, et Viktor Ianoukovitch (à droite), président ukrainien. // Compte Flickr de H. Van Rompuy

J’ai parlé de l’unité de l’UE. Je sais qu’une partie de la presse internationale aime zoomer sur le débat interne à l’Union, mais l’existence d’un débat est une chose normale. Il existe au sein même d’États unitaires, comme le Royaume-Uni et les États-Unis. Seules les dictatures n’ont pas de débats internes. D’ailleurs, ces derniers mois, seule la Hongrie a posé de réels problèmes. Mais après tout, ce pays représente moins de 2 % de l’économie européenne. De plus, la Hongrie a approuvé les cinq premiers paquets de sanctions sans rechigner. Cette unanimité est requise par le traité de l’UE dans de nombreux domaines, y compris les sanctions.

L’époque du « diviser pour mieux régner » est révolue. Jusqu’à récemment, la Chine pensait jouir d’une relation privilégiée avec les pays d’Europe centrale et orientale dans le cadre du format « 16+1 ». Ce temps-là aussi est révolu depuis le 24 février. La relation « sans limites » de la Chine avec la Russie est à l’origine de cette situation. Les actions de quelqu’un vous suivent ou vous poursuivent.

La guerre en Ukraine entraîne de nombreuses conséquences géopolitiques, même si la Russie elle-même n’est plus un acteur géopolitique. Son économie est trop faible pour cela, même avant l’invasion. La guerre a encore accru la méfiance qui existait déjà entre les acteurs mondiaux. Qui croit encore la Russie et qui fait confiance aux alliés de celle-ci ? La tendance à ne pas trop dépendre des autres a fortement augmenté chez tous les acteurs géopolitiques au cours des quatre derniers mois. L’UE aussi veut être plus souveraine sur l’énergie, le numérique, les migrations, les puces, les batteries, les terres rares, l’alimentation, les médicaments et le matériel médical, la défense. La mondialisation a des limites. Bien sûr, une moindre mondialisation a un coût économique. La mondialisation et la concurrence entraînent normalement une baisse des prix, sauf si elles créent des monopoles et des oligopoles, ce qui est le cas. La mondialisation a énormément aidé la Chine depuis son adhésion à l’OMC en 2000. La Russie y a adhéré il y a dix ans, mais elle a raté le train d’une économie moderne. Aujourd’hui, nous savons que la sécurité est plus importante que la compétitivité. Lorsqu’il s’agit de sécurité, la politique prime sur l’économie, sur l’argent. L’Union a dû apprendre cette dure leçon. C’est pourquoi, aujourd’hui, la souveraineté européenne, ou l’autonomie stratégique, est devenue le concept central de l’Union. Non pas pour le plaisir de la puissance, mais pour éviter l’impuissance.

Bien sûr, nous voulons d’abord coopérer avec des pays partageant les mêmes idées, avec lesquels nous partageons des intérêts mais surtout des valeurs. Pour nous, ce sont les États-Unis, le Japon, le Canada et quelques autres. Mais pour être juste, l’Union est aussi devenue prudente après les quatre années désastreuses sous le président Trump qui, soit dit en passant, au début de cette guerre, a qualifié Poutine de « gars intelligent » et a même qualifié l’UE d’« ennemi » à l’époque. Imaginez cette guerre avec Trump à la Maison-Blanche ! On ne peut tout simplement pas y penser. Heureusement, le parti républicain lui-même adopte une position anti-Poutine claire.

De manière générale, le monde ne sera plus le même après le 24 février. La confiance s’en va à cheval et revient à pied. C’est vrai pour les personnes mais aussi pour les nations. La méfiance tue et la confiance donne la vie. Nous aurons des relations normales avec la Russie le jour où la Russie elle-même deviendra un pays normal. C’est pourquoi les sanctions occidentales resteront en place jusqu’à ce que la normalité soit rétablie, jusqu’à ce que la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine soient restaurées.

La conséquence géopolitique la plus scandaleuse de la guerre est la pénurie alimentaire et les prix élevés des denrées alimentaires. Sans la guerre, cela ne serait pas arrivé et nous savons clairement qui en porte la responsabilité. C’est aussi simple que cela. Une sorte de Holodomor mondial est encore en gestation. Espérons qu’il pourra encore être évité. On peut raconter des « fake news » ou des mensonges sur les pénuries alimentaires, cependant la vérité est simple.

J’ai parlé à plusieurs reprises de la confiance. Eh bien, la confiance repose sur le respect des règles de droit qui régissent l’ordre international, à commencer par les frontières d’un pays. Quiconque ne reconnaît pas ces dernières met tout sens dessus dessous. Il n’y a pratiquement pas de litiges frontaliers dans l’Union, à l’exception de quelques petits litiges en ex-Yougoslavie. L’Allemagne a reconnu la frontière Oder-Neisse entre la Pologne et l’Allemagne des années avant la chute du mur de Berlin. La reconnaissance des frontières est la base de la paix. L’inverse peut conduire à la guerre. C’est presque une loi de la cohabitation. Pour les États autoritaires d’aujourd’hui, les accords et conventions internationaux ne comptent pas. La parole donnée n’existe pas. Tout est contrôlé par le pouvoir. On prend juste ce que l’on peut avoir. Ainsi, Hong Kong a perdu son statut distinct au sein de la Chine malgré les accords internationaux. Inutile de faire référence à la Crimée. Le pouvoir remplace l’éthique. En termes géopolitiques, nous vivons à nouveau une époque non seulement de déficit éthique mais de vide éthique. Ce n’est pas la première fois au cours des cent dernières années. Beaucoup d’entre nous pensaient que nous vivions définitivement dans une nouvelle ère, mais nous sommes de retour dans « le monde d’hier » (pour reprendre le titre de Stefan Zweig, 1941).

Certains diront que je présente les choses en noir et blanc, que l’Occident n’est pas toujours cohérent non plus. Nous coopérons, par exemple, avec certains régimes autoritaires dans le monde. La différence est que la Russie est une menace réelle pour vous et pour nous. La plupart des autres pays ne le sont pas.

De même qu’il est hypocrite de dire « il faut faire la paix le plus vite possible ». Qui est contre la paix ? Ces déclarations gratuites sur la paix ignorent la question de la culpabilité. Ainsi, les deux parties belligérantes sont maintenues à distance égale dans une sorte de neutralité qui est censée passer pour de la sagesse et de l’équilibre, mais qui est tout simplement erronée. La paix reviendra lorsque l’agression aura cessé.

Dire que « la Russie ne doit pas être humiliée » est une autre déclaration du même acabit. Mais qui cherche à humilier qui dans ce conflit armé ? Poser la question, c’est y répondre ! Le sommet du cynisme est l’affirmation selon laquelle les attaques sur le territoire russe conduiraient à une escalade de la guerre, comme si la Russie, elle, avait le droit moral d’envahir un autre pays souverain.

Un autre argument est de prétendre que l’OTAN menace la sécurité de la Russie. Personne en Europe ou à l’Ouest n’a songé à envahir la Russie après 1945 ou après 1989. L’Union soviétique s’est désintégrée sans le moindre coup de feu et sans aucune action de l’OTAN.

Même dans la tragédie du moment, nous devons faire la distinction entre l’apparence et la réalité, entre le mensonge et la vérité, entre les valeurs et les non-valeurs. Il ne faut jamais renoncer à une pensée claire ! Et il ne faut jamais non plus renoncer aux valeurs.

Vous pouvez sentir dans le ton de mes paroles combien cette situation est incroyable pour nous aussi. Nous ne savions pas qu’une telle barbarie était encore possible. Personne dans ma région d’Europe ne comprend le sens de cette souffrance infligée par un être humain à un autre. Personne ne comprend pourquoi des pères doivent enterrer leurs fils ou des parents leurs enfants. Pour quoi faire ? Pourquoi ?

La guerre dans votre pays a déclenché un débat mondial sur le retour de la guerre froide. L’histoire se répète parfois, mais jamais de la même manière. Aujourd’hui, il existe des similitudes et des différences avec l’époque de la guerre froide. L’équilibre des forces entre la Chine et la Russie est différent de ce qu’il était à l’époque de la guerre froide. Aujourd’hui, l’économie chinoise est dix fois plus forte que l’économie russe. Cette guerre réduira à jamais la Russie à l’état de colonie économique de la Chine. La relation politique entre la Chine et la Russie est à l’opposé de ce qu’elle était avant 1989.

À l’époque, le contraste mondial était idéologique entre le communisme et la liberté. Aujourd’hui, il s’établirait entre l’autoritarisme et la démocratie. Mais est-ce bien le cas ? Est-ce exact ? Le camp qui rejette les sanctions contre la Russie comprend des démocraties, dont la plus grande démocratie du monde, l’Inde, et un autre État démocratique, l’Indonésie, un pays de 270 millions d’habitants. Je reconnais que ces deux pays appartenaient déjà au groupe des pays non alignés pendant la guerre froide. En ce sens, il y a une similitude avec l’époque de la guerre froide.

Toutefois, la dichotomie entre dictature et démocratie n’est pas le principal enjeu de la guerre actuelle. Ce qui est en jeu ici, c’est la souveraineté d’un pays et son intégrité territoriale. Un peuple se voit refuser le droit d’avoir son propre État. De plus, la Russie ne permet pas à cet État de choisir qui sont ses amis et qui sont ses ennemis ou adversaires.

J’ai mentionné au début de ce discours comment, en 2013, la Russie avait fait tout ce qu’elle pouvait pour empêcher le président ukrainien de l’époque de signer l’accord d’association et l’accord de libre-échange avec l’UE. La Russie a offert à votre pays une place dans la soi-disant union douanière comprenant la Russie elle-même, le Bélarus et le Kazakhstan. Mais il est impossible d’être membre de ce groupe et d’avoir un accord de libre-échange avec l’UE en même temps. Ceux qui sont enfermés dans une union douanière perdent leur droit souverain de fixer leurs propres tarifs aux frontières extérieures et ne peuvent donc pas conclure d’accord de libre-échange avec l’Union. À un moment donné, un gouvernement ukrainien [celui de Viktor Ianoukovitch, NDLR] a voulu avoir les deux en même temps, mais c’était impossible. L’Ukraine a dû choisir. Le peuple de Maïdan a choisi.

Je me souviens de la dramatique réunion du Partenariat oriental à Vilnius en novembre 2013, alors que le soulèvement de Maïdan avait déjà éclaté et que le président ukrainien avait refusé de signer l’accord d’association, même contre une partie de son propre gouvernement. Finalement, quelques semaines plus tard, sa position était devenue intenable et il a fui le pays. J’ai fait en sorte que l’accord d’association soit solennellement signé par le nouveau Premier ministre ukrainien et le président nouvellement élu lors de deux sessions du Conseil européen. Tout cela en présence des 28 chefs d’État et de gouvernement de l’UE. Le peuple de Maïdan a fini par triompher. Pendant ce temps, la Russie a annexé la Crimée et déclenché une guerre dans l’est de l’Ukraine. Après la chute du MH17 [le Boeing 777-200ER assurant le vol 17 de la Malaysia Airlines, d’Amsterdam à Kuala Lumpur, NDLR] à l’été 2014, qui a tué plus de deux cents civils innocents, des sanctions économiques contre la Russie sont entrées en vigueur. Quelques semaines auparavant, la Russie avait été expulsée du G8. La Russie avait alors déclaré que le G7 était le passé et le G20 l’avenir. Aujourd’hui, le G7 est plus important que le G20.

Chaque fois, l’UE a réussi à adopter une position unifiée. Bien sûr, il existait différentes sensibilités envers la Russie au sein de l’Union, que ce soit par rapport à l’histoire ou à l’économie. Dans une dictature, il n’y a qu’une seule position. Dans une union d’États avec 27 participants démocratiques, il y a toujours un débat. J’ajouterai que la guerre a effacé beaucoup de ces sensibilités. Mais maintenir l’unité du club est une tâche perpétuelle. Dans les années 2013-2015, la France et l’Allemagne jouaient un rôle prépondérant dans la politique ukrainienne, aux côtés d’institutions européennes comme la Commission européenne. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Désormais, ce sont les pays d’Europe centrale et orientale qui jouent un rôle prépondérant. La peur de la Russie y est profonde. Je vous rappelle également les candidatures de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, qui représentent un changement presque tectonique de leur stratégie.

La guerre a donc également entraîné des changements dans l’équilibre des forces au sein de l’Union. Un autre aspect est que le groupe des quatre pays d’Europe centrale, le groupe de Visegrád [organisation intergouvernementale créée en 1991 et réunissant la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie, NDLR]. Ces pays sont tous des États membres de l’Union européenne et de l’OTAN, s’est désintégré en raison des profondes divergences d’opinion entre le pays le plus important de la région — la Pologne — et la Hongrie. L’économie de la Pologne est quatre fois plus importante que celle de la Hongrie.

La première tâche aujourd’hui est de restaurer la souveraineté globale du pays. Mais, comme je l’ai dit, nous devons également nous occuper de la nouvelle Ukraine, celle de l’après-guerre. J’espère que votre pays deviendra bientôt un membre candidat de l’Union. Tout le monde sait qu’il n’y aura pas de miracles dans la suite des négociations, mais en attendant, nous pouvons aussi travailler à la reconstruction, à une coopération politique et économique renforcée dans une nouvelle édition de l’accord d’association (y compris en matière de sécurité). L’un n’exclut pas l’autre. Entre-temps, nous pourrions travailler à « une association toujours plus étroite entre nos peuples » par analogie avec ce que le traité de l’UE dit d’une « union toujours plus étroite entre les peuples ». Si les efforts se poursuivent dans votre pays pour renforcer la démocratie politique et une véritable économie sociale de marché, le soutien à cette coopération « d’un seul cœur et d’un seul esprit » avec l’UE ne fera que croître.

Dans l’Union elle-même et en Ukraine, les vieux préjugés et tabous doivent tomber pour construire un nouvel avenir. Nous savons que nous pouvons le dire avec enthousiasme aujourd’hui, mais que les réformes intérieures et extérieures seront difficiles à réaliser et que les pouvoirs établis s’accrocheront au pouvoir, mais le « changement » est inévitable et nécessaire. L’histoire ne se fait pas toute seule. L’histoire est l’œuvre de l’homme. La jeune génération, en particulier, doit jouer un rôle dans ce domaine et combler les anciennes divisions. Comme je l’ai dit, c’est ce qui a dû se produire dans mon pays et en Europe occidentale après 1945. Qui seront les architectes ? était à l’époque le titre d’un manifeste politique à succès. Nous avons alors réussi à créer une nouvelle société sur les ruines de l’ancien monde. L’espoir est donc permis. Il faut de la détermination, de l’orientation, du syndicalisme et du leadership.

Une fois la guerre terminée, il ne faut pas retomber dans le business as usual, dans les erreurs du passé, dans les vieilles divisions et les querelles. Il ne s’agit pas d’un vœu pieux. Nous le devons aux dizaines de milliers de personnes qui ont perdu et perdront la vie pour leur patrie. Le président Zelensky l’a dit à d’innombrables reprises. Permettez-moi de citer à nouveau le président Lincoln dans son bref discours du 19 novembre 1863 : « Le monde ne sera guère attentif à nos paroles, il ne s’en souviendra pas longtemps, mais il ne pourra jamais oublier ce que les hommes ont fait. C’est à nous les vivants de nous vouer à l’œuvre inachevée que d’autres ont si noblement entreprise. C’est à nous de nous consacrer plus encore à la cause pour laquelle ils ont offert le suprême sacrifice ; c’est à nous de faire en sorte que ces morts ne soient pas morts en vain ; à nous de vouloir qu’avec l’aide de Dieu notre pays renaisse dans la liberté ; à nous de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra jamais de la surface de la terre. »

Beaucoup à travers le monde rendent hommage et admirent le courage du peuple ukrainien et de son armée. Bien sûr, cela ne vous aide pas à surmonter les problèmes et les souffrances de chaque jour, mais j’espère que cela vous aidera d’une manière invisible. Vous n’êtes pas seuls à savoir que la bataille se déroule ici. La différence entre les dictatures et les démocraties est que nous ne recourons pas à des mots vides ni à des slogans destinés aux masses, mais que nous les disons calmement ou en retenant notre souffle, mais avec d’autant plus de sincérité et d’humanité. L’humanité doit prévaloir alors que des crimes contre l’humanité sont commis.

Nous nous voyons maintenant virtuellement, mais c’est aussi une forme de rencontre. J’espère pouvoir venir un jour à Kyïv début octobre. Cela me rappelle la célèbre chanson « We´ll meet again » de Vera Lynn pendant la Seconde Guerre mondiale :

« Nous nous rencontrerons à nouveau,
Je ne sais pas où,
Je ne sais pas quand
Mais je sais que nous nous retrouverons un jour ensoleillé.
Continue de sourire,
Comme tu le fais toujours
Jusqu’à ce que le ciel bleu chasse les nuages noirs au loin. »

Herman Van Rompuy est un homme d'État belge, ancien président du Conseil européen et ancien premier ministre belge.

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