Les langues ukrainienne et russe en UkraineĀ : une conversation

Un traducteur de lā€™allemand vers le russe, Mark Beloroussets, et un Ć©conomiste, Anatoli Holovko, tous deux Ukrainiens, discutent du sort des deux langues largement utilisĆ©es en UkraineĀ : lā€™ukrainien et le russe. Faut-il se dĆ©barrasser du russe, langue du pays agresseurĀ ? Ou Ć  lā€™inverse, le bilinguisme ukrainien est-il une richesse culturelle Ć  ne pas abandonnerĀ ? Et Ć  qui appartient finalement la langue russeĀ ?

Mark Beloroussets (M.B.) : Je suis un traducteur littĆ©raire ukrainien qui traduit de lā€™allemand vers le russe. Je fais partie des quelque dix millions d’Ukrainiens dont le russe est la langue maternelle. Comme la plupart des Ukrainiens russophones, je connais l’ukrainien. Et ceux dont l’ukrainien est la langue maternelle connaissent le russe. Mais le 24 fĆ©vrier 2022, jour de l’agression ouverte de la Russie, je ne pouvais plus lire les nouvelles en russe. Sur les portails d’information ukrainiens, je suis passĆ© immĆ©diatement Ć  lā€™ukrainien. Cependant, je continue Ć  traduire de la poĆ©sie et de la prose allemandes vers le russe. La langue est mon outil, cā€™est uniquement dans ma langue maternelle que je peux trouver les mots les plus prĆ©cis pour la traduction. Berlin m’a offert un refuge temporaire. 

Anatoli Holovko (A.H.) : Ma formation et mon activitĆ© scientifique ont fait de moi un spĆ©cialiste de l’histoire Ć©conomique. Je reste Ć  KyĆÆv, je ne suis pas parti. Je vis avec mon pays toutes les Ā« joyeusetĆ©s Ā» de la guerre et j’observe les changements dans la sociĆ©tĆ©, provoquĆ©s par la prise de conscience choquante que les Russes sont l’ennemi. Bien que des millions de mes concitoyens parlent russe, comme eux.

ƀ propos du bilinguisme en Ukraine : je suis nĆ© et j’ai vĆ©cu jusqu’Ć  l’Ć¢ge de 12 ans dans l’ouest de l’Ukraine.  Dans ma famille, nous parlions lā€™ukrainien, Ć  l’Ć©cole et dans la vie de tous les jours. Bien sĆ»r, je connaissais le russe. Je le lisais, mais je ne le parlais pas. Le russe Ć©tait obligatoire en URSS en tant que Ā« langue de communication interethnique Ā». Beaucoup de livres n’existaient qu’en russe, et j’Ć©tais un passionnĆ© de lecture. 

Puis nous avons dĆ©mĆ©nagĆ© et je me suis retrouvĆ© dans la banlieue de KyĆÆv. LĆ , j’ai subi un choc mental : les cours Ć  l’Ć©cole Ć©taient en ukrainien, mais tout le monde communiquait en russe ā€” Ć  la rĆ©crĆ©ation, dans la rue, dans la vie de tous les jours. Au dĆ©but, c’Ć©tait inhabituel, mais je me suis adaptĆ©. La capitale, la ville ! C’est ainsi que cette condition sine qua non ā€” la primautĆ© de la langue impĆ©riale ā€” m’est apparue pour la premiĆØre fois.

M.B. : L’Ɖtat soviĆ©tique s’est engagĆ© avec assiduitĆ© dans la russification de toutes les rĆ©publiques situĆ©es Ć  l’intĆ©rieur de ses frontiĆØres. En particulier en Ukraine, la plus grande rĆ©publique. Les deux langues coexistaient mal. La langue russe Ā« supprimait Ā» la langue ukrainienne. Les gens de la culture sā€™exprimant en ukrainien Ć©taient systĆ©matiquement rĆ©primĆ©s. Il Ć©tait difficile de publier des œuvres en ukrainien, sauf si elles dĆ©montraient une certaine servilitĆ©. ƀ KyĆÆv et dans des villes de l’est et du sud de l’Ukraine, le russe dominait. Cependant, la langue ukrainienne Ć©tait toujours prĆ©sente. Car il y avait des gens qui la chĆ©rissaient comme un trĆ©sor. Depuis les annĆ©es 1960, la culture ukrainienne, persĆ©cutĆ©e, bĆ©nĆ©ficiait du soutien du milieu dissident en Ukraine et au-delĆ .

A.H. : Je me souviens du bilinguisme qui rĆ©gnait en Ukraine. Il s’exprimait par la prĆ©sence de deux cultures ā€” urbaine et rurale. Les citadins parlaient russe, les villageois ukrainien. Si un garƧon ou une fille du village partait travailler ou Ć©tudier en ville, il ou elle apprenait le russe, car il ou elle Ć©tait dĆ©sormais citadin(e) et non plus villageois(e). Personnellement, j’ai vĆ©cu une situation inverse, paradoxale : si, dans mon enfance, je parlais Ć  peine mais lisais et Ć©crivais en russe, Ć  l’Ć¢ge mĆ»r, je communiquais en russe, mais Ć©crivais des articles pour des publications universitaires en ukrainien.

M.B. : Avec l’indĆ©pendance de l’Ukraine, la situation a rapidement Ć©voluĆ©.  

Aujourd’hui, il existe de nombreux exemples de Ā« communication Ā» entre les deux langues en Ukraine. Les deux langues se reflĆØtent l’une dans l’autre, mais ne se mĆ©langent pas.

La littĆ©rature russe a existĆ© et existe toujours en Ukraine. De nombreux Ć©crivains et poĆØtes russes y ont vĆ©cu dans le passĆ© ou vivent aujourd’hui Ć  KyĆÆv, Odessa, Kharkiv et Poltava. Les deux langues coexistent depuis des siĆØcles. Elles sont suffisamment Ć©loignĆ©es l’une de l’autre pour ne pas se confondre et suffisamment proches pour s’enrichir mutuellement.

Citons au moins NikolaĆÆ Gogol. L’enfance et la jeunesse de cet auteur classique de la littĆ©rature russe et mondiale se sont dĆ©roulĆ©es prĆØs de Poltava, dans le nord-est de l’Ukraine.

Les rĆ©alitĆ©s, les expressions et les figures de style ukrainiennes font partie intĆ©grante des œuvres de Gogol. Dans de nombreux rĆ©cits et romans de Gogol, la narration est liĆ©e Ć  des lĆ©gendes, des coutumes et des Ć©pisodes historiques ukrainiens. Et le poĆØte, Ć©crivain et artiste Taras Chevtchenko, classique de la littĆ©rature ukrainienne, tenait son journal en russe, Ć©crivait des histoires en russe et insĆ©rait des lignes Ć©crites en russe dans ses poĆØmes.  

A.H. : Il est difficile de dire sans Ć©quivoque si la littĆ©rature russe en Ukraine fait partie de la littĆ©rature ukrainienne ou si elle existe de maniĆØre autonome, voire alternative. Dans l’empire des tsars, l’existence d’une littĆ©rature ukrainienne Ć©tait gĆ©nĆ©ralement rĆ©futĆ©e, bien qu’elle ait existĆ© et se soit dĆ©veloppĆ©e en parallĆØle. Gogol et Chevtchenko ont tous deux vĆ©cu dans ce paradigme, qui s’est reflĆ©tĆ© dans leurs œuvres et dans les collisions de leurs biographies. Les communistes voulaient vraiment incorporer la littĆ©rature ukrainienne nĆ©e au XIXe siĆØcle au sein de la littĆ©rature soviĆ©tique, qui comprenait des œuvres idĆ©ologiquement conformes dans les langues des Ā« peuples frĆØres Ā». Cependant, il n’a pas Ć©tĆ© possible de mettre la littĆ©rature ukrainienne sur le lit de Procuste de l’idĆ©ologie et dā€™asservir complĆØtement le processus littĆ©raire : son originalitĆ© a Ć©tĆ© prĆ©servĆ©e.

M.B. : J’ai grandi dans une famille juive russophone. ƀ l’Ć©cole oĆ¹ j’ai Ć©tudiĆ©, la langue et la littĆ©rature ukrainiennes Ć©taient enseignĆ©es de maniĆØre superficielle. C’est pourquoi j’ai dĆ©couvert la langue ukrainienne beaucoup plus tard.

Au dĆ©but des annĆ©es 1970, dans un train KyĆÆv-Moscou, j’ai rencontrĆ© l’artiste ukrainien Mykola Tchernych. Il m’a invitĆ© Ć  son atelier Ć  KyĆÆv. J’y ai lu des poĆØmes de jeunes poĆØtes ukrainiens dans des recueils de samizdat et j’ai fait connaissance avec certains d’entre eux. C’Ć©tait un monde complĆØtement diffĆ©rent, nouveau pour moi. J’y ai dĆ©couvert Ć  quel point la langue et la culture ukrainiennes dans l’Ukraine soviĆ©tique avaient Ć©tĆ© russifiĆ©es et diminuĆ©es. Ceux pour qui la culture nationale ukrainienne Ć©tait importante sont devenus des dissidents. Je les ai rejoints et le KGB s’est intĆ©ressĆ© Ć  moi.

A.H. : Pourquoi la poĆ©sie et la prose en langue maternelle, libre des clichĆ©s idĆ©ologiques et des slogans soviĆ©tiques, Ć©taient-elles aussi importantes pour le mouvement dissident ukrainien ? Parce que c’Ć©tait le seul moyen de prĆ©server lā€™identitĆ© ukrainienne et la structure sĆ©mantique de la langue maternelle. 

M.B. : ƀ lā€™Ć©poque soviĆ©tique, l’Ɖtat a considĆ©rĆ© comme hostile tout ce qui Ć©tait ukrainien. Depuis lā€™indĆ©pendance, et jusqu’au 24 fĆ©vrier 2022, des poĆØtes ukrainiens Ć©crivant en russe et dā€™autres Ć©crivant en ukrainien se sont produits ensemble lors de lectures littĆ©raires et de festivals. De 2010 Ć  2021, en tant que traducteur de Paul Celan, jā€™ai participĆ© avec mon confrĆØre ukrainien Petro Rykhlo au festival international de poĆ©sie Meridian Czernowitz, qui invitait des poĆØtes d’Allemagne, d’Autriche, de Suisse et d’autres pays.

Des prĆ©sentations de poĆØtes en ukrainien et en russe ont eu lieu lors de divers festivals et lectures littĆ©raires Ć  KyĆÆv, Lviv et Odessa.

Les recueils poĆ©tiques de Jan Wagner, Esther Kinsky, Dragica Rajčić, des anthologies de poĆ©sie autrichienne et suisse, un recueil de nouvelles allemandes contemporaines ont Ć©tĆ© publiĆ©s en Ukraine, avec des textes en ukrainien et en russe en vis-Ć -vis.

Aujourd’hui, deux maisons d’Ć©dition ukrainiennes ont refusĆ© de publier un livre de la poĆ©tesse autrichienne Gerta Kreftner parce qu’il contient, outre des traductions en ukrainien, des traductions en russe. 

Depuis fĆ©vrier 2022, il est hors de question d’organiser des rencontres communes avec des auteurs russophones. Si des Ć©crivains ukrainiens se produisent Ć  l’Ć©tranger avec des Ć©migrĆ©s de Russie, cela provoque une vague de condamnations sur les rĆ©seaux sociaux et dans les mĆ©dias ukrainiens. Dans l’Ukraine d’aujourd’hui, on ne parle plus russe dans lā€™espace public.

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Festival international de poƩsie Meridian Czernowitz, septembre 2022 // meridiancz.com

A.H. : ƀ l’indĆ©pendance de l’Ukraine, lā€™ukrainien est devenu la langue d’Ɖtat. La langue russe s’est vu refuser ce statut. Jusqu’Ć  ce que la Russie s’empare de la CrimĆ©e et d’une partie du Donbass en 2014, cette norme n’avait pas de signification particuliĆØre. Le pays Ć©tait de facto bilingue. Au parlement, la moitiĆ© des dĆ©putĆ©s ne parlaient pas lā€™ukrainien et s’exprimaient publiquement en russe. La plupart des citoyens continuaient Ć  communiquer en russe. C’est l’inertie inĆ©vitable, qui dure depuis des dĆ©cennies, de la transformation d’une Ukraine semi-coloniale en une Ukraine souveraine. 

Les dirigeants de la FĆ©dĆ©ration de Russie n’ont pas pris en compte la formation d’une nouvelle sociĆ©tĆ© ukrainienne, la naissance d’une sociĆ©tĆ© civile. Ils n’ont pas rĆ©alisĆ© que la sociĆ©tĆ© s’unirait dans la lutte contre l’agression, au lieu d’accueillir les Ā« libĆ©rateurs Ā» avec des fleursā€¦

M.B. : Aujourd’hui, certains intellectuels russophones d’Ukraine passent Ć  l’ukrainien, en particulier dans la sphĆØre publique. Tout comme leurs collĆØgues ukrainophones, ils dĆ©signent le russe comme leur ennemi. Leurs batailles se dĆ©roulent sur les rĆ©seaux sociaux et dans les forums publics, et ils participent ainsi Ć  la guerre.  

Le cĆ©lĆØbre poĆØte ukrainien Serhiy Jadan a rĆ©cemment dĆ©clarĆ© dans une interview : Ā« Une guerre culturelle est en cours. Une guerre de Pouchkine contre Chevtchenko. Ā» Je pense que ce n’est pas la culture russe qui mĆØne une guerre contre l’Ukraine, mais l’inculture totale, qui n’a pas de nationalitĆ©. 

J’espĆØre que dans l’Ukraine d’aprĆØs-guerre, indĆ©pendante et dĆ©mocratique, la langue russe sera prĆ©servĆ©e. Il est peu probable que la majoritĆ© des Ukrainiens russophones abandonnent leur langue maternelle. Et pourquoi le pays agresseur devrait-il prendre Ć  lā€™Ukraine sa langue russe ā€” tel un trophĆ©e ā€”, comme si cette langue lui appartenait en propre ?

Deux langues, deux littĆ©ratures, qui se regardent, empruntent lā€™une Ć  lā€™autre et se concurrencent tout en Ć©tant accessibles Ć  tous les Ukrainiens, voilĆ  une immense richesse intellectuelle, un avantage et un gage de la voie dĆ©mocratique de l’Ukraine.

Traduit du russe par Desk Russie

La traduction allemande de ce dialogue a Ć©tĆ© publiĆ©e par Neue ZĆ¼rcher Zeitung, le 03/09/2023.

Mark Beloroussets est un grand traducteur de lā€™allemand vers le russe. Il est surtout connu pour ses traductions de Paul Celan, ainsi que pour celles de Herta MĆ¼ller, prix Nobel de littĆ©rature. Il a aussi traduit des poĆØtes germanophones de Bucovine et de Roumanie.

Anatoli Holovko a Ć©tudiĆ© l'histoire et s'est spĆ©cialisĆ© dans l'histoire Ć©conomique. Sa thĆØse n'a pas Ć©tĆ© acceptĆ©e, car il a Ć©tĆ© accusĆ© de nationalisme bourgeois ukrainien. AprĆØs 1991, Holovko a Ć©tĆ© membre de la commission des valeurs mobiliĆØres du cabinet des ministres ukrainiens, vice-prĆ©sident de la commission des services financiers et vice-prĆ©sident de la banque nationale de dĆ©pĆ“t de l'Ukraine. Pendant de nombreuses annĆ©es, il a dirigĆ© le City Jazz Club de KyĆÆv.

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