L’État russe face au terrorisme

C’est une histoire ancienne. On sait depuis longtemps que l’URSS a soutenu en catimini divers groupes et organisations terroristes — les Brigades rouges, les branches extrémistes de l’OLP, la Fraction armée rouge, etc. — directement ou via les services secrets des « pays-frères », comme l’Allemagne de l’Est ou la Tchécoslovaquie. L’objectif a toujours été clair : combattre le sionisme, l’impérialisme américain et, plus généralement, semer la pagaille et la peur dans les pays occidentaux. Notons que pendant l’intermède Gorbatchev-Eltsine, les liens avec divers mouvements terroristes ont affaibli ou cessé, car la Russie essayait de « normaliser » ses relations avec le monde occidental.

La situation change sous Poutine. Dès son arrivée au pouvoir, il déclenche la deuxième guerre en Tchétchénie, matrice de toutes ses guerres à venir. Elle s’appelle d’ailleurs non pas une guerre, mais une opération antiterroriste. La cruauté extrême de l’armée russe provoque le durcissement d’une partie des combattants tchétchènes. La lutte pour l’indépendance nationale se transforme en un combat pour un califat caucasien. Des attentats sanglants secouent la Russie dans les premières années du nouveau millénaire. Poutine est le premier à appeler George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001 : il est soucieux qu’on reconnaisse son massacre du peuple tchétchène en tant que partie prenante de la lutte contre le terrorisme international.

Si, dans la première décennie du siècle, le régime russe arrive à dompter la résistance tchétchène par des mesures radicales, en s’appuyant sur son sbire impitoyable, Ramzan Kadyrov, le nombre d’affaires pénales pour « terrorisme » et « extrémisme » commence, paradoxalement, à s’accroître dès 2012, lorsque Poutine revient au Kremlin. La vague de protestations populaires contre la fraude électorale aux élections législatives et contre son troisième mandat lui a fait peur. Grâce à l’expansion des articles « terroristes » dans le code pénal et au contrôle total sur le système judiciaire, la lutte contre le terrorisme s’est transformée en une industrie de répression.

Le régime combat désormais non seulement les militants musulmans, comme les membres de Hizb ut-Tahrir (qui pourtant ne prêchent pas la violence), les défenseurs des droits de l’Homme, les opposants à la guerre en Ukraine et autres groupes déloyaux. Dans la plupart des cas, il ne s’agit plus d’appartenance à une organisation terroriste, mais d’accusation d’ « apologie du terrorisme » devenue un véritable outil de persécution. Selon Re:Russia, entre 2012 et le premier semestre 2023 — en l’absence d’une vague de terreur — 3 373 personnes ont été condamnées en vertu de différents articles du Code pénal relevant du « terrorisme ». Et en 2022, le nombre de personnes condamnées en vertu de ces articles (669) était 40 fois supérieur à la moyenne de 2009-2011.

La démence de ses accusations assorties de lourdes peines de prison devient de plus en plus évidente. Le mathématicien Azat Miftakhov dont Desk Russie publie la dernière déclaration vient d’être condamné à quatre ans de colonie pénitentiaire car il aurait affirmé dans une conversation privée (à supposer qu’elle ait eu lieu !) vouloir se venger de la mort au front d’un ami qui avait combattu dans l’armée ukrainienne. L’ancien prisonnier politique, Alexandre Skobov, dont Desk Russie publie l’entretien, sera jugé pour avoir déclaré la nécessité de démanteler le régime criminel de Poutine (mais n’a entrepris aucune action). Un autre prisonnier politique soviétique, Boris Kagarlitski, sociologue de renom, a été récemment condamné à cinq ans de réclusion pour sa condamnation de la guerre en Ukraine ( « apologie du terrorisme »). La metteuse en scène Evguenia Berkovitch et l’autrice Svetlana Petriïtchouk croupissent depuis un an dans une prison moscovite en détention préliminaire, pour leur spectacle Finist, le clair faucon, qui raconte l’histoire terrible de femmes russes séduites sur Internet par des islamistes et prêtes à les suivre en Syrie. Lauréates du plus célèbre prix théâtral russe, Masque d’or en 2022 pour ce spectacle, elles sont accusées d’« apologie du terrorisme ». Plusieurs grandes personnalités, qui ne vivent plus en Russie, sont également sur les listes officielles d’« extrémistes et terroristes », comme le champion du monde d’échecs Garry Kasparov, l’écrivain mondialement connu Boris Akounine, le célèbre acteur Artur Smolianinov et autres. Leurs biens en Russie sont confisqués et ils seront immédiatement arrêtés et jugés s’ils décident de rentrer chez eux.

Les condamnations sont particulièrement lourdes pour certains groupes de population considérés « suspects », comme à l’époque stalinienne où c’était le cas de certains peuples du Caucase, des Allemands de la Volga, des Polonais, des Coréens, etc. Depuis plusieurs années, les jeunes Tchétchènes sont régulièrement condamnés pour « terrorisme » pour le moindre désaccord avec le régime de Kadyrov. Depuis l’annexion de la Crimée, c’est également le sort des Tatars de Crimée, avec le même chef d’accusation. Eux sont condamnés à la prison à vie ou à des peines allant de 10 à 25 ans de colonies pénitentiaires à régime sévère, comme celle où était détenu Alexeï Navalny ou celle où purge sa peine Vladimir Kara-Mourza.

Il s’agit de la terreur d’État russe qui s’abat non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur sa propre population. Quiconque s’oppose à cette terreur, même par des moyens pacifiques, est proclamé d’abord agent de l’étranger, puis terroriste, calomniateur de l’armée, traître à la patrie. L’éventail des lois répressives est grand et permet d’étouffer toute voix libre.

Pendant que les autorités russes traquent les opposants sous prétexte de lutte contre le terrorisme, elles soutiennent, comme à l’époque soviétique et pour les mêmes raisons, les mouvances islamistes telles que le Hamas, le Hezbollah, le Taliban, internationalement reconnues comme terroristes. Ainsi, la Russie soutient le Hezbollah politiquement, militairement et économiquement, et a pratiquement pris le côté du Hamas dans le conflit de Gaza.

C’est peut-être pour cette raison que Vladimir Poutine a été tellement surpris par l’attaque meurtrière de la branche afghane de Daech contre le Crocus City Hall. Si les services secrets russes ont possiblement pu être au courant de l’attentat en préparation et ont laissé faire pour des raisons obscures de luttes intestines, ce n’était clairement pas le cas de Vladimir Poutine. Le 4 avril, le président russe déclarait : « La Russie montre l’exemple unique de l’harmonie interconfessionnelle et de l’unité interethnique. Et elle se comporte sur l’arène internationale de telle façon qu’elle ne pourrait être objet d’une attaque des fondamentalistes islamiques. » C’est pour cette raison que le Kremlin tente d’accuser l’Ukraine et l’Occident d’être derrière les terroristes tadjiks.

De plus en plus détaché de la réalité et plongé dans des rêves messianiques, Poutine a du mal à assumer le rôle joué par la Russie dans la destruction de Daech en Syrie et, plus généralement, à comprendre qu’une mouvance terroriste ne peut, par définition, être manipulée de l’extérieur pour ne lutter que contre les objectifs désignés, comme les États-Unis, Israël ou l’Europe. Obsédé par l’Ukraine « nazie » et par ses propres opposants politiques, le dirigeant russe bombarde sauvagement Kharkiv, mais refuse de voir que son régime est confronté à de vrais islamistes qui n’ont peut-être pas dit leur dernier mot.

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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