Pavel Kouchnir : « La vie, c’est ce qu’il n’y aura pas sous le fascisme »

L’historienne de l’art et essayiste Olga Medvedkova retrace la vie et analyse l’œuvre de Pavel Kouchnir, le pianiste russe de 39 ans mort en détention provisoire en juillet dernier à Birobidjan. Musicien talentueux, écrivain totalement original, il incarne l’esprit de résistance à ce qu’il appelle « le fascisme russe ». Cet esprit, il l’a payé de sa vie. Le 19 septembre, il aurait eu 40 ans.

Pour commencer, et s’il fallait à tout prix généraliser, nous pourrions dire que les gens comme Pavel Kouchnir représentent le plat préféré de la Mère Russie, que Kouchnir lui-même a décrit comme une truie géante cannibale. Et même plutôt que son plat, c’est son dessert favori : cette truie-là avale des gens comme Pavel Kouchnir avec un plaisir évident. Ces gens sont d’autant plus délicieux que rares : un véritable régal ! Ce qu’ils ont fait importe peu. Ce qui compte en revanche, c’est ce qu’ils sont : des êtres doués d’un sentiment de vie, de l’unicité et de la fragilité de chaque être vivant, des gens doués tout court, des artistes, pas comme les autres par définition. La truie-patrie les aime, les avale tous crus, miaam !

Nous assistons à ce spectacle, de loin, paralysés, malades d’impuissance et de tristesse. Nous nous posons cette question insensée : qu’a-t-il fait pour mériter cela ? Mais rien justement. Il faut se le répéter, comme Mikhaïl Boulgakov ne cessait d’expliquer à sa femme : « Tu ne peux quand même pas penser comme les autres, tu ne peux pas croire qu’on les arrête pour une raison, qu’on les tue parce qu’ils ont fait quelque chose, non, on les extermine pour qu’on ait tous peur, la violence et l’arbitraire sont les deux composantes de la terreur. » Oui, répétons-le encore et encore à nous-mêmes : plus la victime de la terreur est innocente et mieux c’est, car ainsi chacun peut s’imaginer à sa place, toi aujourd’hui, moi demain. Ainsi, tout le monde a peur : c’est l’économie de la terreur. Plus la victime est choisie de manière aléatoire, injuste, mais aussi plus elle est charmante, éduquée, douée, et mieux elle nourrit la terreur, car alors on vous a prévenus : rien, aucun diplôme, aucun don, aucune beauté intérieure ou extérieure ne vous sauvera des dents de la pa-truie.

L’assassinat a eu lieu au centre de détention provisoire à Birobidjan, capitale de la région autonome juive de la Russie, créée par Staline en 1934 à la frontière chinoise, à 6 000 km à l’est de Moscou, pas loin de Khabarovsk, afin de soi-disant y loger — en réalité d’y envoyer en exil — les Juifs, et fonder ainsi le plus grand ghetto de la Russie ; aujourd’hui, les Juifs n’y représentent plus que 0,6 % de la population. Pavel Kouchnir, pianiste soliste du conservatoire de Birobidjan, y a été arrêté en mai 2024 pour « incitation au terrorisme ».

Personne n’est au courant. Sa mère le sait mais ne dit rien à personne, même pas aux amis de Pavel : elle craint son fils. Il meurt le 27 juillet, officiellement à la suite d’une grève de la soif de 5 jours, mais plus probablement d’avoir été sauvagement battu par les autres détenus.

Qu’a-t-il donc fait au juste, ce Pavel Kouchnir, ce pianiste virtuose et écrivain d’une originalité surprenante, né en 1984, âgé donc de 39 ans au moment de sa mort ou, mieux vaut insister, de son assassinat. Cette « incitation au terrorisme » consistait en quatre vidéos sur sa chaîne Youtube « Agent étranger Mulder1 ». À l’époque de son arrestation, cette chaîne comptait cinq abonnés ; aujourd’hui il y en a 159 000. Dans ses appels « aux réseaux antifascistes du pays fasciste », Pavel s’exprimait ainsi : « Le régime de Poutine est un régime fasciste ; la guerre en Ukraine est une honte pour tous les Russes ; ne vous habituez pas au fascisme ; la vie, c’est ce qu’il n’y aura pas sous le fascisme ; la haine est l’idéologie officielle du fascisme. » Tout cela, il le disait d’une voix basse, en parlant vite, comme en bavardant : pas d’ « appels », plutôt un chuchotement.

La troisième vidéo est importante, j’invite tous nos lecteurs russophones à l’écouter attentivement. Pavel y endosse la culpabilité de ce qui se passe aujourd’hui en Russie, il témoigne du mouvement démocratique raté en 2011, au moment de Bolotnaïa [du nom de la place de Moscou où une manifestation contre l’élection frauduleuse de Poutine en mai 2012 fut violemment réprimée, NDLR] : comment et pourquoi ce soulèvement n’est-il pas devenu le Maïdan russe ? se demande-t-il. « On nous a dit de partir et nous sommes poliment partis, alors que nous étions si nombreux, et eux si peu. Je n’ai même pas essayé… et maintenant ils vont écraser toute personne qui a une étincelle au fond d’elle… Nous avons vécu comme des porcs, peut-être allons-nous mourir en chrétiens… Criez, parlez entre vous, résistez à ce régime et à la guerre, renoncez à la stratégie de la survie, car la survie sous le fascisme est égale à la collaboration avec le fascisme… Arrêtons de nous adapter, brûlons-nous et dans cette flamme faisons disparaître le fascisme… »

Onze personnes lui ont rendu hommage lors de la cérémonie d’adieu. Pas d’enquête, son corps est parti pour être enterré par la famille à Tambov. Puis, dès que sa mort a été rendue publique par les réseaux sociaux, les gens ont commencé à s’extasier, à s’accuser, comme les Russes aiment le faire. « Nous ne le connaissions pas », écrivaient les gens. Non, en effet, a-t-on envie de leur répondre, seulement, lui, il vous connaissait.

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Les funérailles de Pavel Kouchnir, le 8 août 2024. Photo : Valeria Fedorenko / Novaïa Gazeta

Si donc — selon les standards démocratiques — il n’a rien fait pour mériter la prison et une mort violente, qu’a-t-il été au fond pour se faire ainsi haïr par le régime ? Qui est donc ce Pavel Kouchnir ? Né à Tambov, fils de deux musiciens, il commence à jouer à l’âge de 2 ans, fréquente l’école musicale locale, puis entre au conservatoire de Moscou. Il habite la capitale pendant cinq ans (il est donc à Moscou en 2011-2012, pendant le soulèvement de Bolotnaïa), il doit logiquement, vu son profil musical, y rester pour faire son doctorat, devenir professeur. Mais il part à Ekaterinbourg, « sans même avoir épousé une moscovite aisée », plaisante-t-il plus tard. Il est ensuite soliste à Koursk (sept ans), à Kourgan (trois ans) et enfin à Birobidjan, où en riant lors d’une interview, il promet de rester douze ans, mais il n’y restera que deux…

Il donne durant sa courte vie des concerts et des conférences innombrables à travers le pays. J’écoute ses enregistrements (ici et ici) avec un musicien qui commente sa manière de jouer: « C’est de toute évidence un virtuose inouï, qui joue le répertoire classique, il joue beaucoup de musique russe du XIXe et du XXe siècle. Mais il joue cette musique comme s’il n’en pouvait plus. Cette musique est tellement usée. Pour la jouer, il faut la faire renaître. Sa manière d’accentuer, d’accélérer et de ralentir est tout à fait personnelle. Cela n’a rien d’une « nouvelle interprétation » et reste très musical, mais c’est comme si l’on entendait cette musique pour la première fois. Il nous prend par surprise, il n’accepte aucune façon conventionnelle, paresseuse et, une fois qu’on l’a entendu, on ne l’oublie plus. Parce que dans son interprétation, on entend chaque note et en même temps on ne perd jamais le tout musical ; les contrastes s’y croisent, s’unissent, se séparent. Il joue Rachmaninov comme si c’était Prokofiev ou même Chostakovitch. Il joue Chostakovitch comme si c’était Bach ou presque. Il a l’art de la fugue dans le sang. Il joue Mozart sur un piano électrique comme si c’était un clavecin, comme si c’était Mozart lui-même qui jouait. »

Il se passe en effet quelque chose de très spécial quand il joue. Il offre à son auditoire la sensation d’un temps particulier. On comprend que pour lui, il n’y a qu’une Musique, seule et unique, qui prend des formes différentes et il joue non pas ses formes, mais cette Musique, qui est pour lui, à chaque instant, très claire et emplie de sens. De temps en temps, Pavel, musicien, devient historien de la musique, et on mesure son érudition, sa culture, sa profonde intelligence. On l’imagine si facilement en professeur d’un grand conservatoire européen. Quand le musicien Pavel devient écrivain, sa prose offre à ses lecteurs un effet comparable : on est frappé par son écriture avant-gardiste, réellement iconoclaste, par sa modernité, mais aussi par sa culture, son enracinement dans la tradition littéraire ancienne et moderne.

L’un de ses romans2 a été publié en 2014 par une maison d’édition allemande (ZA-ZA Verlag Düsseldorf) sous le titre La Découpe russe (Rousskaïa narezka). On ne peut qu’espérer que ce roman soit un jour traduit en français (et aussi dans d’autres langues), mais il faudra pour cela un traducteur, une traductrice d’un talent comparable au sien.

Ce roman, La Découpe russe, se compose, selon l’avertissement de son auteur, de six parties : « La première est l’introduction. La deuxième — le journal du temps récent, privé de liberté. La troisième — le journal du temps encore libre, avec un pressentiment. La quatrième partie est racontée par la Marguerite de la première partie de Faust, même si ce n’est pas évident : l’auteur lui-même ne l’a compris qu’après avoir tout écrit. La cinquième partie, ce sont des fantasmes, tout va vers sa fin. La sixième partie, finale, est un collage de 14 romans consacrés à la Grande Guerre patriotique suivi d’une coda d’après un article sur Anne Frank. Dans la première et la dernière partie de ce texte, l’auteur a tenté de trouver une sonorité russe des techniques de cut-up, mash-up, blackout poetry, et de créer une interprétation des voix de la Grande Guerre patriotique. Le symbole de la tragédie de la personne est la réalité de la tragédie de la société, de la Patrie. La destruction des attentes, des espoirs, de la liberté. Les journaux intimes peu adaptés et l’histoire de la vie d’une femme-artiste. Tout ceci, l’auteur l’a écrit et découpé avec enthousiasme pendant sept ans. »

Selon Pavel Kouchnir lui-même, le roman est écrit dans le style du cut-up créé par les écrivains de l’underground américain, tels que William Seward Burroughs (1914-1997) ou Kathy Acker (1947-1997). Héritier du dadaïsme et du cadavre exquis surréaliste, le cut-up est une technique de collage littéraire spontané qui fait naître d’imprévisibles croisements de sens. Pavel éprouve aussi l’influence de l’écrivain français Pierre Guyotat (1940-2020), dont le Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) et Éden, éden, éden (1970) ont été traduits en russe en 2004 et en 2005.

Le cœur de La Découpe russe est plus traditionnel : nous lisons le journal du pianiste, ses années d’études à Moscou, ses pérégrinations dans la province russe, misérable, triste, alcoolisée, son unique voyage à l’étranger, en Allemagne. Nous saisissons le caractère du narrateur, ce brûlé vif : il est réfractaire à l’hypocrisie, il se plaît dans le renoncement, dans la persécution et dans l’outrage, car cela lui permet de porter dans son cœur une étincelle de vérité. Cette étincelle anime chez lui un esprit prophétique. Il voit l’enfer dans lequel son pays s’enfonce. Il pleure la mort de tout esprit de résistance. Il prédit — en 2014 — la guerre qui allait sévir en Ukraine.

« Après l’Anschluss honteux de la Crimée, les événements se sont précipités, déboulant de plus en plus vite de la montagne rouge. Des flots de ppropogoenda [sic] horrible coulèrent de chaque téléviseur. On embrigadait les gens dans des manifestations malcaousues [sic], on la leur mettait à l’envers ; quant au monde libre, il performait le facepalm, nous sommes tombés des Huit — sans plus ; la pauvre Ukraine, tout le monde l’a envoyée promener… Vous sortez devant les WC un journal d’une pile d’il y a un mois — il vous paraît doux, libre : telle est l’avancée de la bestialité. Poutine s’est enflé comme un ver, nos fascistes lui chantent alléluia. Cela s’appelle le Printemps Russe. »

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Pavel Kouchnir. Photo : Pavel Yavnik

Tout le texte de Kouchnir est un texte « après la catastrophe », il est empli de néologismes, de créations verbales imprévisibles, à partir du slavon ou d’autres langues anciennes et modernes. Sa syntaxe est explosée. Mais la première et la dernière parties sont encore plus difficiles à lire, plus violemment iconoclastes. C’est en lisant ces parties que nous comprenons la véritable nature de la prose de Kouchnir. Il s’agit, d’une part, de la littérature d’un musicien, qui est maître ès fugue avec son principe des voix multiples, de la contradiction acceptée. Les morceaux les plus ardus de sa prose doivent se lire lentement (comme la poésie), de préférence à haute voix et en respirant à l’intérieur de la phrase, comme en allant à chaque fois à la ligne. Il s’agit, d’autre part, de la grande question de la littérature, et plus largement de la création, après Auschwitz. « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et cela affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes » écrivait Theodor W. Adorno en 1955 dans Critique de la culture et société. Cet axiome, Pavel l’a fait sien comme sans doute aucun autre écrivain russe contemporain. Sa littérature est « mise en suspens » (expression d’Imre Kertész) non seulement par l’expérience traumatique passée, mais par celle, présente et future, de ce qu’il appelle le fascisme russe.

Le roman se termine par l’évocation de l’Holocauste, d’Auschwitz et du destin d’Anne et de Margot Frank, du destin du Journal d’Anne Frank, traduit en russe et publié en 1960, préfacé par Ilya Ehrenburg, et que tout garçon et toute fille soviétique (surtout d’origine juive) nés autour de cette date a lu et relu de nombreuses fois. Le roman de Pavel Kouchnir se clôt par ce passage qui donne la mesure de son texte, difficile et intense, de cette langue russe presque morte, expirante, assassinée par la réalité :

« Seigneur être léger six mille personnes y compris indifférent insolent mille garçons mais même ceux qui sont remplis jusqu’à l’âge de dix-huit ans comme irréprochable compatit décembre dans un goulag pour femmes comme de raison et brûle de faim et de travail insoutenable veulent accepter 2093 sont morts de fait Auschwitz et Bergen-Belsen marqués au début du mois de janvier. Malgré toutes les agitations d’Edith Frank, les nommant sacrées, s’approchaient à la hâte d’Auschwitz et jamais on n’aura de lumière un objet sur lequel l’armée soviétique, et en novembre cette surdité presque totale est arrivé l’ordre de cacher. Tous les témoignages ont été produits avec la plus grande force on a commencé à les gens avec le gaz et faire exploser le Journal d’Anne Frank au crématorium. Des dizaines de milliers glorifier des années vécues par un détenu des épuisés un autre Frank dans un abri — cela signifie taire au fond la nature et le sens de son assassinat l’optique claire pour le Journal est en réalité le 28 décembre 1982. »

Nous ne saurons sans doute jamais le sens exact de cette date — le 28 décembre 1982 — qui clôt le roman. Mais nous comprenons que l’assassinat des innocents continue, que l’ordre de cacher et de brûler le Journal d’Anne Frank provient de l’armée soviétique qui avance, qu’un « autre Frank » se cache dans son abri, et que l’Holocauste continue et continue et ne s’arrête jamais. « La vie est ce qu’il n’y aura pas sous le fascisme », dit-il à sa manière inversée, surprenante, et il le prouve. Il meurt parce qu’il n’y a pas de vie possible dans « ce pays fasciste » et il refuse de faire semblant de vivre comme font les autres. Sa mort est un témoignage : celui de la terreur russe, mais aussi de la puissance d’une personne libre. Finalement, il ne s’agit pas dans son cas d’une « chasse au papillon », l’ennemi du régime sanglant est de taille, et même de très grande taille. « Car quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. » Je l’écoute jouer et parler, je le lis et le relis… et l’infinie tristesse s’estompe quelque peu, une autre émotion naît doucement, celle d’une admiration pour cette personne remarquable et celle d’un immense respect pour son geste de résistant, accompli en toute conscience3.

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Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.

Notes

  1. Fox Mulder est un personnage de la série X-Files, un agent du FBI travaillant sur les affaires particulièrement mystérieuses.
  2. Il en a écrit d’autres, ainsi que de la poésie ; il dessinait aussi et connaissait parfaitement l’anglais… Dans l’une de ses interviews, il parle d’un roman Noël qu’il a terminé en 2022 et qui ne doit jamais, dit-il, être publié.
  3. Un concert caritatif sera dédié à la mémoire de Pavel Kouchnir le 26 septembre à la Mairie de Paris Centre. Deux autres musiciens se trouvent aujourd’hui dans les prisons russes : Richard Rouz et Andreï Chabanov, accusés de « crimes » comparables à celui « commis » par Kouchnir.

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