Poème du grand-père

Cela fait un an que deux jeunes femmes, Evguenia Berkovitch et Svetlana Petriïtchouk, sont en détention provisoire en Russie pour avoir écrit et mis en scène une pièce « subversive », Finist, le clair faucon, sur des femmes russes séduites par des islamistes. Elles sont accusées d’« apologie du terrorisme » et portées récemment sur la liste officielle des terroristes et extrémistes qui compte à ce jour plus de 14 000 personnes. Ce qui fait craindre pour leur sort. 

Mais Evguenia Berkovitch est également une remarquable poétesse. Nous publions un poème qu’elle a écrit en mai 2022, en réaction à la guerre d’agression contre l’Ukraine. Elle y imagine l’apparition d’un vétéran de la Seconde Guerre mondiale devant son fils, un jeune homme cultivé, un esprit libre. Le grand-père lui demande de ne plus invoquer cette guerre pour justifier celle qui est menée actuellement. De ne plus afficher son portrait, ni lors des marches du « régiment immortel », ni sur Facebook, comme le font souvent les jeunes. La guerre d’agression menée par Poutine ne doit pas souiller la mémoire des grands-pères tombés sur les champs de bataille en 1941-1945. 

Il avait dû forcer sur les nouvelles
Ou sur le vin au déjeuner,
Mais cette nuit-là, Sergueï eut la visite de son grand-père
Qui avait fait la guerre.
Il vint s’asseoir sur un tabouret Ikea, cachant la cour derrière
Avec son dos.
Seriojenka, il faut,
Dit-il, que je te dise un mot.
Mon petit-fils adoré, mon chéri, s’il te plaît,
Veux-tu bien ne jamais rien écrire sur Facebook à mon sujet ?
Dans aucun contexte, ni avec un Z, ni sans cette lettre,
Simplement n’écris rien, demanda l’ancêtre.
Je ne veux pas de victoires en mon nom,
Aucune victoire, vraiment, non.
Et puis, poursuivit-il, je serais comblé
Si tu ne m’emportais pas pour défiler.
Je te le demande de tout cœur — il y posa la main —,
Des régiments, Seriojenka,
Mortels ou immortels, je n’en ai nul besoin.
Laisse-moi en paix, Serioja,
J’ai mérité la paix.
Oui, je sais,
Tu es un bosseur, une tête, un libre d’esprit,
Tu n’as rien choisi de tout ceci,
Mais moi non plus, vois-tu, je n’ai rien choisi !
La vie, on l’a vécue,
Elle était dure,
Mais on n’en a qu’une.
Est-ce qu’on pourrait ne plus
Vous servir à illustrer la guerre ?
Les gars, nous c’est fini,
La terre nous a repris.
Débrouillez-vous sans nous,
Repartez à zéro, plutôt.
Nous n’en voulons pas, de votre fierté,
Ni de votre honte cachée.
Fais donc en sorte, je t’en prie,
Qu’enfin, maintenant, on m’oublie.
— Mais alors, j’oublierai nos escapades au musée russe
Pour attraper la neuvième vague1,
Ou mon réveil en nage,
Toi qui viens me changer,
Comme on lisait Prichvine2,
Comme on cherchait les pôles sur l’atlas,
Tes explications sur les avions
Qui laissent dans le ciel une trace,
Et quand tu m’as offert
Une loupe à mon anniversaire…
— Pas grave, répondit le grand-père,
Disparaissant.
Puisque cela ne t’a servi à rien.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

À lire et à voir

berkovitch bio

Evguenia (« Jénia ») Berkovitch est dramaturge, metteuse en scène, librettiste, traductrice, et poétesse russe.

Notes

  1. Allusion au célèbre tableau du peintre mariniste Ivan Aïvazovski, que l’on peut voir au Musée Russe à Saint-Pétersbourg.
  2. Écrivain russe et soviétique (1873-1954), connu surtout pour ses nouvelles pour la jeunesse sur la nature.

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