Svetlana Gannouchkina est l’une des plus célèbres militantes russes des droits de l’homme. Depuis plus de trente ans, elle se consacre à la défense des réfugiés et des migrants. En 1990, elle a cofondé le Comité d’assistance civique, une organisation d’aide aux migrants étiquetée « agent étranger » par le régime de Poutine. Elle a ensuite participé à la création du Human Rights Center de Mémorial.
Propos recueillis par Zara Mourtazalieva, auteure de Huit ans et demi ! (Books Editions, 2014).
Vous avez consacré une partie importante de votre vie à la défense des droits des migrants et des réfugiés. Comment tout cela a-t-il commencé ?
Le conflit autour du Haut-Karabakh a commencé en 1988. Il a suscité beaucoup d’émoi en Russie. À cette époque, il est devenu possible de créer et d’enregistrer officiellement une organisation non gouvernementale. J’ai d’abord adhéré à la section des relations nationales et politiques au sein de l’Association de sociologie, en me consacrant au combat contre l’antisémitisme. Lors des réunions de la section, on parlait beaucoup de ce qui se passait au Karabakh et en Arménie. Mais il n’y avait aucune information en provenance d’Azerbaïdjan. En janvier 1989, je suis donc allée à Bakou et j’y ai réalisé plusieurs interviews. Et j’ai vu les premiers réfugiés. C’étaient de simples paysans arméniens qui ne comprenaient pas pourquoi ils avaient été expulsés de chez eux et n’avaient aucune idée de ce qui se déroulait. C’est cela qui a décidé de mon sort. Dans n’importe quel conflit, je suis toujours du côté des victimes. Bientôt, 40 000 réfugiés de Bakou, victimes des pogroms anti-arméniens, ont afflué à Moscou. Les Moscovites essayaient de les aider. Pendant longtemps, l’État n’a pris aucune mesure pour leur fournir un logement. Gorbatchev était sûr que tout allait bientôt se calmer et que tout le monde rentrerait chez soi. C’est à cette époque que j’ai rencontré des gens remarquables, comme Lidia Grafova [journaliste, défenseuse des droits humains, NDLR], Viktoria Tchalikova [sociologue et publiciste, NDLR], Viatcheslav Igrounov [dissident, puis homme politique, NDLR].
Nous avons décidé que si les autorités ne voyaient pas que ce problème allait durer des décennies, c’est nous, qui nous sentions responsables du sort de ces personnes et, pour le dire d’une façon pathétique, du monde qui nous entourait en général, qui devions nous en préoccuper. C’est ainsi que le Comité d’assistance civique a vu le jour.
Un grand nombre de vies ont défilé sous vos yeux au cours de toutes ces années. Il est difficile de ne pas se laisser imprégner par les tragédies des autres. Comment faire face ?
Bien sûr, il est impossible de ne pas prendre à cœur le destin des personnes qui viennent nous voir. Mais il est encore pire de rester à l’écart de ce qui se passe autour de nous et de vivre sans remarquer les tragédies qui nous entourent. Lorsque la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) a commencé, j’ai eu le sentiment qu’il était impossible de vivre avec cela. Notre armée tuait nos citoyens comment pouvions-nous l’accepter et continuer à vivre ? Mais les réfugiés sont apparus et ils ont découvert notre Comité. Nous les avons aidés ; ils avaient besoin de nous et cela a donné un sens à nos vies. Nous ne nous sacrifiions pas, nous gagnions notre dignité de citoyens. Je remercie le destin de m’avoir permis de rencontrer des personnes qui ressentent la même chose.
Aujourd’hui il est très difficile pour les défenseurs des droits de l’homme de travailler en Russie. Ils sont en fait poussés dehors ; le régime s’en débarrasse. Mémorial et le Comité d’assistance civique sont étiquetés « agents étrangers ». Comment vos organisations fonctionnent-elles maintenant ?
Oui, je suis quatre fois classée « agent étranger » : au Human Rights Center de Mémorial, où je dirige le réseau Migration et justice ; au Centre Sakharov, où je suis membre de la Commission des droits de l’homme ; à l’Assistance civique et à Mémorial. Ces quatre organisations sont inscrites au registre des « agents étrangers ». Depuis le début de l’année, une sorte de fantasmagorie se déroule à la Douma, qui adopte des lois de plus en plus incongrues pour restreindre nos activités. Les autorités détruisent la société civile. Or, en fait, l’État moderne ne peut exister sans la société civile. C’est une politique déraisonnable et suicidaire.
Cela crée des problèmes, bien sûr. Jusqu’à présent, notre principal problème n’était pas l’arrêt de tout financement étatique, mais le refus des autorités de coopérer avec nous. Nous pouvons fournir une aide humanitaire aux réfugiés, mais sans coopération avec les autorités, nous ne pouvons pas les aider à obtenir un statut légal.
Toutefois, au printemps dernier, le ministère de l’Intérieur a envoyé ses représentants à deux de nos séminaires, ce qui n’était pas arrivé depuis quatre ans. Malgré notre statut d’« agent étranger », nous avons trouvé un moyen de communiquer : une invitation à nos séminaires est envoyée par la commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie, Tatiana Moskalkova, et non par nous. Certains fonctionnaires sont intéressés à travailler avec nous et nous envoient des migrants pour une assistance juridique et sociale.
Comment la situation des migrants et des réfugiés en Russie a-t-elle évolué au cours des 10-15 dernières années ?
Les réfugiés en Russie proviennent de différents pays. Au début, il s’agissait de nos anciens compatriotes soviétiques, puis ce furent des Afghans : ceux qui avaient collaboré avec les autorités soviétiques et leurs enfants. Maintenant, il y a des citoyens d’Ukraine et de Syrie, où la Russie a également joué un rôle sombre. Il y a aussi beaucoup d’Africains. Pratiquement aucun d’eux n’a obtenu le statut de réfugié.
Les statistiques sont monstrueuses. Seules 455 personnes possédaient le statut de réfugié au début de cette année. Et 20 000 autres bénéficient de l’asile temporaire — un statut flou accordé pour un an et qui doit être prolongé chaque année. Parmi eux, 18 300 sont des citoyens ukrainiens. En 2015, plus de 300 000 réfugiés ukrainiens ont bénéficié d’un asile temporaire, mais ils ont obtenu depuis la nationalité russe. Il est clair qu’il s’agit là d’une solution politique plutôt qu’humanitaire. Tout cela montre que l’institution de l’asile ne fonctionne pas chez nous ; c’est une imitation.
Quelles sont les chances d’une personne d’obtenir le statut de réfugié en Russie ?
Comme je l’ai dit, les chances sont proches de zéro. Mais il faut dire que les gens ne viennent pas chez nous pour une vie meilleure. Ils fuient les guerres, la torture, les persécutions et les exécutions. Les réfugiés atterrissent en Russie parce que les pays européens ne les acceptent pas. Et nos consulats accordent des visas à tout le monde, parfois contre des pots-de-vin. Les fonctionnaires du MAE russe savent pertinemment que les « touristes » syriens vont demander l’asile ! Ce serait une bonne chose s’il y avait une politique coordonnée et si le ministère de l’Intérieur leur accordait le statut de réfugié. Actuellement, il n’y a que deux Syriens qui ont eu ce statut. C’est très cruel à l’égard des citoyens d’un pays dont la Russie contribue à préserver le régime criminel.
Vous avez consacré toute votre vie à la défense des droits de l’homme et des libertés et vous avez même été en lice pour le prix Nobel. À votre avis, de quoi notre société a-t-elle le plus besoin ?
Eh bien, être nommée dix fois, ce n’est pas la même chose que d’être lauréate. Je suis fière du prix Nansen que Mémorial a reçu pour son travail avec les réfugiés en 2004.
Notre société manque de sens des responsabilités (le concept que je préfère) par rapport à ce que font nos autorités. Or, nous sommes responsables de tout ce qui est fait en notre nom. Il est temps d’arrêter d’attendre passivement ce que les autorités vont faire. Plus de tolérance pour les gens ordinaires et moins de patience pour les autorités. Nous sommes des citoyens, pas des sujets de M. Poutine.
Ce qui nous manque, c’est l’implication dans ce qui se passe dans le monde et surtout en Russie. C’est pourquoi les autorités empêchent le développement de la société civile et tentent de détruire toute manifestation de citoyenneté.
La Russie occupe la 159e place en termes de droits et libertés politiques. N’avez-vous jamais eu le sentiment de vous battre contre des moulins à vent ? Vous avez réussi à sauver quelqu’un, alors qu’un autre est envoyé en prison ou forcé à l’exil, etc.
Chaque être humain est égal à l’univers. En le tuant, on détruit l’univers. En le sauvant, on sauve le monde. Ce ne sont donc pas des moulins à vent, ce sont des personnes vivantes. D’ailleurs, le Coran dit quelque chose de très proche. Ainsi, une personne sauvée n’est pas une petite affaire. Et c’est un grand bonheur quand cela réussit.
Vous avez participé au rétablissement de la paix lors du conflit du Haut-Karabakh à la fin des années 1980 et aux négociations pour la libération des prisonniers azerbaïdjanais et arméniens. Lors des deux guerres en République tchétchène, vous avez aidé à sauver des milliers de personnes. Vous avez travaillé comme enseignante pendant plus de 30 ans, puis comme professeur associé au département de mathématiques. Vous avez des enfants et des petits-enfants. Où une femme petite et fragile comme vous a-t-elle puisé tant de force ? Comment arrivez-vous à tout faire ?
Fragile ? C’est un beau compliment : pour ma génération, je suis de taille et de corpulence moyennes. Oui, j’ai enseigné pendant exactement 30 ans, j’ai adoré ce travail, et pendant 10 ans j’ai continué à enseigner parallèlement à mon travail à l’Assistance civique et à Mémorial. Quant à ma famille, elle m’aide et me soutient. Hélas, le temps me manque en permanence !
Comment commencent vos matinées ? Je me souviens encore de la journée que j’ai passée dans votre bureau — c’était un flot incessant de personnes avec des demandes différentes. Est-ce que cela arrive que vous vous réveilliez le matin sans avoir à courir partout pour sauver quelqu’un, et que vous savouriez votre café tranquillement ?
Honnêtement, je ne suis pas matinale et je n’aime pas le café. J’aime m’asseoir devant mon ordinateur à minuit et travailler jusqu’à 5 heures du matin. Le matin, je me lève à l’heure où je dois partir, et si je ne dois pas aller quelque part, je préfère dormir jusqu’à 11 heures.
Un grand nombre de personnes quittent la Russie chaque année. L’idée de quitter le pays ne vous a jamais effleuré l’esprit ?
Non, jamais.
Comment aimeriez-vous voir la Russie ?
Comme un pays démocratique normal où les gens respirent librement, où les citoyens se sentent maîtres et accueillent des migrants et des réfugiés avec bienveillance. Je veux que les tribunaux soient indépendants du pouvoir exécutif ; je veux que les autorités fassent appliquer les lois et je veux que les législateurs réfléchissent avant de voter ce qu’on leur demande d’adopter. Alors le gouvernement n’aura pas peur de son peuple et ne votera pas des lois sauvages qui ne le sauveront pas s’il conduit le peuple à la révolte. Je ne voudrais pas que cela arrive. Nous savons que la rébellion est toujours insensée et impitoyable. Et la responsabilité incombera aux autorités, et non à de mythiques organisateurs extérieurs de « révolutions de couleur ». Je voudrais que la notion d’« agent étranger » revienne à son sens premier : celui d’espion, et qu’elle soit supprimée de la loi russe. Je voudrais que le pouvoir s’excuse devant nous. Nous sommes des citoyens responsables de notre patrie, pas les agents de qui que ce soit.
Vous êtes une légende vivante. Votre nom est toujours le premier à être cité lorsque l’on parle des défenseurs des droits de l’homme en Russie. Un grand nombre de jeunes sont devenus des activistes et des défenseurs des droits de l’homme après avoir fait votre connaissance. Qu’est-ce qui vous fait tenir depuis toutes ces années et vous pousse à aller de l’avant ?
Je pense que vous avez grandement exagéré mon influence. On pourrait dire cela plutôt de grandes figures de la dissidence, comme Sergueï Kovalev ou Lioudmila Alexeïeva. C’est très important pour une personne de se sentir indispensable. C’est ce sentiment qui me soutient. Et notre État n’oublie jamais de nous donner une bonne dose d’adrénaline.
Journaliste tchétchène, elle fut arrêtée arbitrairement en 2004, à Moscou, et condamnée à huit ans et demi de pénitencier en Mordovie, malgré la mobilisation des médias et d’organismes de défense des droits de l’homme russes et internationaux. Libérée en 2012, après avoir purgé intégralement cette peine, elle a obtenu l’asile politique en France et a raconté son expérience carcérale dans un ouvrage, publié en 2014, Huit ans et demi ! (aux éditions Books).