Quand le démon sème l’effroi

Depuis le printemps 2023, la metteuse en scène et poétesse Jénia Berkovitch est emprisonnée en Russie, officiellement pour « apologie du terrorisme », mais plus concrètement, pour ce qu’elle représente avec sa collègue dramaturge Svetlana Petriïtchouk : la scène artistique russe indépendante et progressiste, aux idées courageuses, aux multiples talents et aux positions radicalement opposées à celles du Kremlin. Cet été, dans un procès qui n’a rien à envier au théâtre de l’absurde, les deux femmes ont été condamnées à six ans de colonie pénitentiaire. Jénia Berkovitch avait écrit entre 2022 et 2023 plusieurs poèmes pour dénoncer la guerre et la politique russes, qu’elle lisait en fin de représentation. En voici trois.

Desk Russie a déjà publié en français deux poèmes de Jénia Berkovitch, « Le poème du grand-père » et « Les poissons ». Les poèmes qui sont proposés ici montrent sa grande maîtrise de l’art poétique : l’un s’apparente au genre déclamé, les deux autres ont une forme classique. Par leur propos, ils sont tous trois des poèmes majeurs de notre époque.

Le premier poème, « Février », a dès sa publication rencontré beaucoup de succès et a été mis en voix et en chanson par plusieurs artistes russes. Avec en filigrane deux références à Boris Pasternak, il expose magistralement ce qui se joue dans la Russie d’aujourd’hui et dans sa guerre menée contre l’Ukraine, ainsi que les menaces que l’humanité, par ses travers, fait peser de manière presque cyclique sur la paix et la liberté : la lâcheté, la délation, la bêtise, l’instrumentalisation de la peur, le fantasme de l’ordre, la fascination des masses, menant en fin de compte à sa propre déshumanisation.

Février

Dehors l’hiver en train d’œuvrer,
Neige en tournis.
Tu t’es muré — mouche enfermée
Dans l’ambre — à vie.

Et tu te tais ; et elle, et moi ;
Et avec lui ;
Que l’ennemi n’entende pas,
Pire — l’ami.

En ordre ils vont mettre tout ça,
Le beau troupeau.
Bien sûr, « je ne l’ai pas lu, moi,
Mais j’ai mon mot1 ».

Et le démon sème l’effroi,
Ressort ses brutes.
Le temps est long, or revoilà
Février rude.

Les loups balaient le monde entier,
Leur peste court.
Reste donc mouche en février :
Aveugle et sourd.

Et qu’aucun mot qui te viendrait
Ne sonne humain,
Février. Sortons l’encre. Mais
Pour pleurer — rien2.

Février 2023

Le deuxième poème est une rétrospective d’images d’horreur. Des villes détruites, des vies brisées. À la lecture, ces cadres s’impriment immédiatement dans l’esprit de ceux qui sont loin du front, loin des prisons. Il contient un certain nombre de références, comme « блокада ада » (siège de l’enfer), l’un des titres phares dans les années 1980 du groupe de hard rock Alissa, ou « овца без стада » (brebis sans troupeau), titre d’un livre de Gleb Ouspenski. Il y est aussi question d’Alexeï Navalny, assassiné en prison en février 2024, qui n’a cessé de défier Vladimir Poutine. La fin du poème rend hommage à deux personnages importants de l’histoire de la deuxième guerre mondiale : Karl Jaspers, le philosophe de la « culpabilité allemande », prônant la nécessité d’une prise de conscience de l’horreur des crimes perpétrés ; et Janusz Korczak, célèbre pour son engagement auprès des enfants orphelins déportés par les nazis.

Dans la cuisine jaune oui tout y était
J’essaie de revoir fouillant mon esprit
Sur chaque gâteau combien de bougies
Combien tombant juste combien à peu près
Combien de disons pommes dans l’assiette
Où l’obscur aveugle où l’enfer encercle
Karabakh blackout brebis égarée
Jaunisse des cuisines chambres écroulées
Horizon qui penche garnison qui flanche
Du scotch aux carreaux le chat dans sa cache
Ennemis jugés amis assommés
Un œil sur les siens les autres cernés
Navalny défiant et la foi déviant
Chacun ses tickets journées rationnées
Une par une cadets ayez foi aînés
Plane le rapace
Des tristes hauteurs.
Brille, brille, Jaspers.
Korczak, pleure, pleure.

20 janvier 2023

Rédigé neuf mois après le début de l’invasion à grande échelle, ce dernier poème est la conclusion crue et terrible de ce que produit la guerre d’agression de la Russie en Ukraine : sous les drones russes « insouciants », la mort et la désolation.

Tout est wagons et convois.
Nos voies se sont séparées.
Il s’est écoulé neuf mois,
Et cependant rien n’est né.

Sauf des coins sales et gris,
Sauf de la boue sous les pieds.
Des maisons origamis,
Pliées, pliées, repliées.

Une nuit gouffre sans fond,
Un ciel rouge ardent brasier.
Neuf mois de gens sans maison,
Neuf éternels févriers.

Des oisillons à rotors,
Filant avec insouciance
Regarder naître la mort
Et mourir toute naissance.

26 novembre 2022

Poèmes traduits du russe par Eva Graphova et Nastasia Dahuron, parus pour la première fois en français dans La Revue Nouvelle, N° 7, Bruxelles, 2024.

Version originale des poèmes

Evguenia (« Jénia ») Berkovitch est dramaturge, metteuse en scène, librettiste, traductrice, et poétesse russe.

Nastasia Dahuron est traductrice, diplômée de la Faculté de traduction et d’interprétation de l’UMONS en Belgique, et interprète de liaison auprès des déplacés de guerre ukrainiens en France. Elle a traduit l’écrivain contemporain ukrainien Andreï Kourkov et le classique russe Ivan Tourgueniev. Elle a une prédilection pour la traduction poétique.

Notes

  1. Expression courante apparue après l’attribution en 1958 du prix Nobel de littérature à Boris Pasternak pour Le Docteur Jivago. Le roman étant interdit par la censure en URSS, ses détracteurs exprimèrent allègrement leur opinion, tout en disant ne pas l’avoir lu.
  2. Référence à un vers de Boris Pasternak (1912), traduit du russe par Henri Abril :
    « Февраль. Достать чернил и плакать! »
    « Février. De l’encre et des larmes ! »

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