Sergueï Chevtchik, un habitant de Sourgout (Sibérie), et son fils ont gravi le mont Elbrouz (5 600 mètres) dans le Caucase russe, pour y enregistrer un message vidéo demandant à la gouverneure de leur région d’installer le gaz dans leur village. Depuis trois ans, toutes leurs tentatives d’obtenir une réponse favorable des autorités avaient échoué. Cette histoire en dit long sur les réalités de la société russe.
Le village de Lokossovo, en Sibérie, compte un peu plus d’un millier d’habitants. Il se situe entre Nijnevartovsk, Nefteïougansk et Sourgout, les trois principales villes de la région autonome des Khantys-Mansis (Iougra), deuxième producteur de gaz de Russie. Mais pour les habitants, il n’y a pas de gaz.
SergueĂŻ Chevtchik, mĂ©canicien aĂ©ronautique de 49 ans, vit aujourd’hui Ă Sourgout, mais il est originaire de Lokossovo. C’est lĂ qu’il a grandi et que se trouve la maison de ses parents.
Cela fait trois ans que SergueĂŻ se bat pour l’arrivĂ©e du gaz dans son village natal. Il s’est adressĂ© Ă maintes reprises aux autoritĂ©s, Ă la gouverneure de la rĂ©gion, Natalia Komarova, mais en vain. Alors il a dĂ©cidĂ©, avec son fils Nikita âgĂ© de 17 ans, d’escalader l’Elbrouz pour envoyer de lĂ -haut un appel Ă la gouverneure.
« Je me suis cassĂ© les dents avec cette histoire. Je ne savais plus quoi faire. Si j’avais manifestĂ©, ils m’auraient immĂ©diatement arrĂŞtĂ© et jetĂ© en prison, c’en aurait Ă©tĂ© fini. Mais ils n’allaient quand mĂŞme pas venir me chercher sur l’Elbrouz », raconte SergueĂŻ.
C’est ainsi que le 31 juillet 2023, un message vidĂ©o adressĂ© Ă la gouverneure est apparu sur sa page VKontakte (l’équivalent russe de Facebook), retraçant l’histoire de sa longue lutte pour l’installation du gaz et la protection de l’environnement dans le village de Lokossovo.
« ProtĂ©geons l’environnement dans l’Ă®le des Lièvres !!! Installons le gaz Ă Lokossovo !!! La vie n’a pas de prix. Sourgout » : le père et son fils dĂ©ploient une banderole portant cette inscription sur le sommet enneigĂ© de l’Elbrouz balayĂ© par le vent. Leur visage disparaĂ®t sous leur bonnet et leurs lunettes de protection. De violentes bourrasques les empĂŞchent de parler et leur arrachent presque la banderole des mains.

« Nous sommes ici aujourd’hui, au sommet de l’Elbrouz, point culminant de Russie, pour adresser un message vidĂ©o Ă la gouverneure de la rĂ©gion autonome des Khantys-Mansis (Iougra), Natalia Vladimirovna Komarova, car nos appels ne lui parviennent pas. Ils sont transmis Ă ses adjoints, qui rĂ©pondent par des faux-fuyants. Nous soulevons la question de l’approvisionnement en gaz du village de Lokossovo et de la situation Ă©cologique sur l’Ă®le des Lièvres, ensevelie sous une dĂ©charge de neige, et d’une façon gĂ©nĂ©rale, nous voulons attirer l’attention sur le fait que la vie n’a pas de prix », dĂ©clare face Ă la camĂ©ra SergueĂŻ Chevtchik, debout sur le sommet.
La conduite de gaz passe Ă cinq kilomètres de Lokossovo mais les autoritĂ©s refusent de la prolonger jusqu’au village.
Parmi les rĂ©ponses reçues par SergueĂŻ, on trouve celle-ci : « Il n’y a pas de rĂ©seau de distribution de gaz dans les villages de Lokossovo et de Verkhne-MyssovaĂŻa (district de Sourgout). Il n’est donc pas possible de connecter les habitations de ces localitĂ©s au programme social d’approvisionnement en gaz .»
En 2020, Sergueï Chevtchik a été invité à assister à une réunion publique sur le développement socio-économique de la région. Elle était justement présidée par la gouverneure Komarova qui, après une intervention de Chevtchik, a donné son accord verbal à l’installation d’une conduite de gaz à Lokossovo.
« La gouverneure a appuyé ma demande, elle a dit à ses subordonnés : écoutez la requête d’un simple citoyen, je vous prie d’y prêter attention, les chaudières vétustes doivent être remplacées par un chauffage central au gaz », se souvient Sergueï.
Mais cela n’a rien changĂ© et il a continuĂ© de se voir opposer des refus ou des formules toutes faites. Quelques mois plus tard, lors d’une autre rĂ©union, Chevtchik s’est de nouveau adressĂ© Ă Mme Komarova, qui a rĂ©pĂ©tĂ© qu’elle soutenait son initiative et l’a priĂ© d’adresser des requĂŞtes Ă ses subordonnĂ©s. Trois ans ont ainsi passĂ© en vaines discussions.
Pourquoi SergueĂŻ s’est-il battu seul ? Voici son explication : « Les gens ne savent pas comment agir. Quand on s’adresse aux autoritĂ©s du village et de la rĂ©gion, on obtient des rĂ©ponses Ă©vasives, et après, on ne sait plus quoi faire : porter l’affaire devant le tribunal ? Quoi d’autre encore ? On dirait que le système est parfaitement conçu pour Ă©touffer toute initiative. Les gens ont acceptĂ© cet Ă©tat de choses, personne ne croit qu’il soit possible d’obtenir gain de cause face au pouvoir. »
Son fils Nikita confirme : « Ă€ Lokossovo, les autoritĂ©s ne proposent aucun changement et les gens s’en moquent. Quand on les interroge, ils disent “oui, on aimerait bien avoir le gaz, le chauffage nous coĂ»te cher”, mais Ă part nous, personne ne rĂ©clame l’installation de conduites de gaz. »
SergueĂŻ a pourtant essayĂ© de mobiliser la population locale : « Les gens sont trop occupĂ©s Ă survivre et les questions politiques passent au second plan […]. Je voulais faire signer une pĂ©tition dans le village. Je commence dans une rue : je frappe Ă une première maison, une deuxième, une troisième ; arrivĂ© Ă la quatrième, je remets la feuille Ă son occupant en lui disant de continuer jusqu’au bout de la rue pour collecter des signatures. J’ai ainsi donnĂ© une feuille Ă trois personnes diffĂ©rentes. Deux n’ont rien fait, la troisième a perdu la feuille ! »
Dans la rĂ©gion autonome des Khantys-Mansis, un programme municipal intitulĂ© « DĂ©veloppement et modernisation des logements et amĂ©lioration de l’efficacitĂ© Ă©nergĂ©tique, 2022-2025 » prĂ©voit la remise en Ă©tat des rĂ©seaux de chauffage, de gaz et d’approvisionnement en eau ainsi que la construction de conduites de gaz. Mais Lokossovo attend toujours son tour. Le village dispose de deux vieilles chaudières inefficaces et plus de la moitiĂ© des habitants continuent comme avant de se chauffer au charbon et au bois. […]
SergueĂŻ a pour sa part dĂ©connectĂ© son habitation du chauffage central il y a cinq ans, parce que « c’était devenu simplement beaucoup trop cher. […] Nos maisons sont vieilles et relèvent du secteur privĂ©. Les tuyaux de chauffage datent de l’ère soviĂ©tique. Quand l’Union soviĂ©tique s’est effondrĂ©e, l’Ă©conomie de marchĂ© s’est imposĂ©e et le prix du chauffage a Ă©tĂ© fixĂ© par le marchĂ©. Le chauffage est devenu inabordable et, en plus, on ne peut pas le rĂ©guler », explique SergueĂŻ.
Il n’y a pas de travail Ă Lokossovo, le salaire mĂ©dian dans cette rĂ©gion des Khantys-Mansis qui est l’une des plus riches de Russie, est d’environ 40 000 roubles par mois. Par consĂ©quent, dĂ©penser en moyenne 6 000 roubles uniquement pour se chauffer reprĂ©sente un poste de dĂ©pense non nĂ©gligeable.
« Après l’effondrement de l’URSS, toutes les entreprises ont fermĂ© et Lokossovo a Ă©tĂ© abandonnĂ© Ă son sort par les autoritĂ©s, raconte SergueĂŻ. Aujourd’hui, le village se meurt et la plupart de ses habitants travaillent soit pour la municipalitĂ© soit comme intĂ©rimaires pour des missions. C’est très triste de voir ça, le village a tout Ă proximitĂ© : fleuve, gaz… On pourrait y vivre mais nul ne s’en prĂ©occupe, ni l’administration ni la population. »
C’est Nikita qui a eu l’idĂ©e d’escalader l’Elbrouz : « Je rĂŞvais de l’espace depuis mon enfance, raconte-t-il, un jour j’ai appris que la pression atmosphĂ©rique sur l’Elbrouz Ă©tait deux fois plus faible qu’au niveau de la mer. Le sommet se trouve donc dĂ©jĂ Ă moitiĂ© dans l’espace. »
Cela fait longtemps que la famille Chevtchik s’implique dans les affaires publiques. Toute son enfance, Nikita a vu son père s’échiner à résoudre les problèmes de sa région.
« Nous avons beaucoup de problèmes ici, l’écologie, les impĂ´ts… Je voyais mon père se battre pour la justice et j’ai dĂ©cidĂ© de le soutenir », dit Nikita.
La prĂ©paration de l’expĂ©dition sur l’Elbrouz n’a pas Ă©tĂ© facile. Ni le père ni le fils n’avait la moindre expĂ©rience en matière d’alpinisme.
« J’ai abordĂ© la question Ă bras le corps. Comment ferai-je pour grimper si j’ai mal aux articulations, si j’ai mal au dos, si j’ai des difficultĂ©s Ă respirer ? », raconte SergueĂŻ.
L’entraĂ®nement a durĂ© près d’un an. La dernière Ă©tape a consistĂ© Ă parcourir dix kilomètres en une heure sans s’arrĂŞter. Après six mois d’entraĂ®nement, SergueĂŻ a cessĂ© de ressentir la douleur au genou. Pour s’entraĂ®ner, ils ont reprogrammĂ© le tapis roulant et l’ont placĂ© selon un angle d’inclinaison qui simulait l’ascension d’une montagne.
Mais impossible de tout prĂ©voir dans une telle expĂ©dition. D’autant que, parmi le groupe de grimpeurs, SergueĂŻ Ă©tait le plus âgĂ© et Nikita le plus jeune.
« Nous fermions la marche. Nous nous sentions atrocement mal ! Nikita a vomi plusieurs fois, nous avions du mal Ă respirer. On fait deux pas et les yeux se couvrent d’un voile noir. Le prĂ©cipice est lĂ tout près, s’ouvrant sur un abĂ®me de plusieurs kilomètres : on l’appelle le “collectionneur de cadavres”, raconte SergueĂŻ. Ă€ chaque pas, je voulais faire demi-tour. Mais je me reprĂ©sentais la tĂŞte des fonctionnaires m’expliquant, goguenards, que tout cela Ă©tait impossible, qu’il n’y avait pas moyen d’installer le gaz Ă Lokossovo, qu’on ne pouvait rien faire contre la dĂ©charge de neige, et je me disais : “Non, qu’ils aillent au diable ! Je vais serrer les dents, bon sang, encore un pas, puis un autre”. En avançant, c’est comme si je me battais contre ces enfoirĂ©s. »
L’Ă®le aux Lièvres dont il est question dans l’appel adressĂ© aux autoritĂ©s par le père et son fils se situe dans une partie inondable du bassin du fleuve Ob, au milieu d’un lac oĂą toute la population de Sourgout aimait venir se dĂ©tendre. Mais il y a quelques annĂ©es, les autoritĂ©s ont dĂ©cidĂ© d’en faire une dĂ©charge “de neige”. RĂ©sultat, dès la première inondation, tous les dĂ©chets de la dĂ©charge se sont retrouvĂ©s dans le lac. Aujourd’hui, dit SergueĂŻ, le lac est mort : il n’y a plus de poissons, on ne peut plus s’y baigner.
Après l’ascension de l’Elbrouz, les Chevtchik ont promis que si leur appel Ă©tait encore une fois ignorĂ©, ils lanceraient le prochain depuis l’Everest. Ces dernières annĂ©es, il est devenu particulièrement difficile de communiquer avec les autoritĂ©s, explique SergueĂŻ.
Des habitants de Lokossovo lui ont tĂ©lĂ©phonĂ© après son message lancĂ© depuis l’Elbrouz pour lui demander si la gouverneure avait rĂ©agi. Mais Ă ce jour personne n’a rĂ©agi. […] La gouverneure Natalia Komarova a dĂ©clarĂ© lors d’une rĂ©union avec des habitants de la rĂ©gion qu’elle n’avait pas l’intention de demander de l’argent Ă Moscou pour rĂ©soudre des problèmes locaux.
Une habitante de Nijnevartovsk l’a alors interpellée : « Puisque vous dirigez la région dont les ressources profitent à tout le pays, et que vous venez de dire que nous ne récupérons que 10 % de la contribution que celle-ci verse, vous avez un énorme pouvoir, une autorité considérable auprès du gouvernement de la Fédération de Russie : réclamez donc un peu plus de ressources afin qu’il y en ait assez pour nos petites villes. Après tout, tout le monde dit que l’on vit du pétrole ici, mais on marche dans la boue, sur les tôles que vous voyez là . Pour une capitale du pétrole, les routes ne sont pas à la hauteur ! »
« Vous me suggérez d’agir de façon extrémiste et de ne pas me conformer à la législation de la Fédération de Russie, au prétexte que cela procurerait des avantages ici et maintenant », a répondu Mme Komarova.
Traduit du russe par Fabienne Lecallier
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